Les Chaînes Invisibles - 3
Non.
Un mot court, mais immense.
Ce chapitre de sa vie n'était pas encore clos. Elle le savait. Moussa reviendrait peut-être. Douterait-elle encore ? Céderait-elle à nouveau ? Elle n'avait pas toutes les réponses.
Mais elle avait commencé.
Et parfois, commencer suffit à bouleverser le cours entier d'une existence.
L'université vibrait d'une vie qu'elle avait presque oubliée. À peine avait-elle franchi le portail principal que les sons, les voix, les éclats de rire et les conversations murmurées vinrent s'écraser sur elle comme une vague douce.
Des groupes d'étudiants se pressaient entre les couloirs, dossiers sous le bras, certains souriants, d'autres épuisés, chacun avec sa propre trajectoire. Le soleil tapait fort, et pourtant, un léger vent marin rendait l'atmosphère supportable.
Katy ajusta son sac sur son épaule. Ses pas étaient lents, prudents, comme si elle marchait sur un sol encore fragile. Elle avait beau revenir dans un lieu familier, elle n'était plus tout à fait la même. Et ce lieu non plus ne la reconnaissait plus.
Elle gravit les escaliers en pierre menant au département des sciences humaines. Chaque marche lui rappelait une époque où elle riait facilement, où elle se souciait de rendre ses travaux à temps, où les débats sur les inégalités sociales la passionnaient plus que sa propre vie privée.
Une voix l'interpella.
— Katy ! Hé, ça fait longtemps !
Elle se retourna. Aïssatou. L'amie qu'elle avait évitée pendant presque un an. Elles s'étaient connues dès la première semaine de licence. Liées par une admiration mutuelle : Aïssatou pour l'élégance naturelle de Katy, Katy pour l'intelligence percutante d'Aïssatou.
Mais avec Moussa, tout avait changé.
— Aïssatou... murmura-t-elle.
— Toi ici ? On dirait une apparition ! Je pensais que tu avais disparu dans un couvent secret ou que tu étais partie épouser un diplomate à Dubaï !
Katy esquissa un sourire. Sincère. Le premier de la matinée.
— Rien d'aussi exotique... J'ai juste eu besoin de temps.
Aïssatou la détailla, sans jugement. Ses yeux étaient vifs, mais son ton restait mesuré.
— Tu veux qu'on prenne un café ? J'ai l'impression que t'as besoin d'une pause. Ou de parler. Ou des deux.
Katy hésita un instant. Puis hocha la tête.
— Oui. Ça me ferait du bien.
Elles s'installèrent sous la tonnelle du petit café du campus. Les bancs étaient vieux, les tables bancales, mais c'était l'endroit où tous les étudiants finissaient par se retrouver. Là, entre deux gorgées de café Touba brûlant, Katy laissa tomber les premières couches de son armure.
— Tu te souviens de Moussa ? demanda-t-elle soudain.
— Comment l'oublier, répondit Aïssatou. Le gars qui avait toujours une citation de Sartre ou de Malcolm X à sortir, même pour justifier un retard de deux heures.
Katy éclata de rire. Vraiment cette fois. Ça faisait si longtemps.
— Tu ne m'en as jamais voulu ? Pour avoir disparu comme ça ?
Aïssatou haussa les épaules.
— Je savais que ce n'était pas toi. Enfin... pas vraiment. Je me suis juste dit que tu reviendrais quand tu serais prête.
Un silence. Apaisant.
Katy respira profondément. Elle n'avait pas encore raconté. Mais elle savait qu'elle pourrait. Un jour. Pas aujourd'hui. Et ce n'était pas grave.
— Merci, dit-elle simplement.
Aïssatou leva son gobelet en carton.
— À la résurrection de Katy Sow. Que celle-ci soit plus badass que la version précédente.
Elles trinquèrent en riant.
Après le café, Katy prit le chemin de l'amphithéâtre. Le bâtiment n'avait pas changé : les murs portaient encore les traces d'anciennes affiches, les carreaux du sol étaient inégaux, et l'odeur mêlait poussière, vieux papiers et humidité. Elle prit place au fond de la salle, près de la fenêtre, là où elle s'asseyait toujours avec Moussa.
Le simple fait de s'asseoir à cet endroit fit remonter en elle une mémoire sourde, tenace. Comme si le bois du banc avait conservé des fragments de leur histoire.
Elle se souvenait très bien de ce jour précis. Un jour où tout avait changé, sans qu'elle n'en prenne conscience tout de suite.
C'était en deuxième année, au milieu du premier semestre. Le professeur Fall animait un cours passionnant sur la perception du pouvoir dans les sociétés postcoloniales. Katy était captivée, comme souvent. Elle prenait des notes, hochait la tête, levait parfois la main pour poser une question. Elle aimait ces moments où l'intellect prenait le pas sur les émotions.
Moussa, ce jour-là, était venu s'asseoir à côté d'elle à la pause. Il n'était pas inscrit au cours, mais il avait l'habitude de passer "par curiosité", disait-il.
— Tu lèves un peu trop la main, tu trouves pas ? avait-il glissé, sourire en coin.
Elle avait ri, croyant à une blague.
— Sérieusement, ajouta-t-il. T'as pas besoin de montrer à tout le monde que t'es la plus brillante.
La phrase, prononcée à mi-voix, s'était plantée dans son esprit comme une flèche fine et froide.
Sur le moment, elle n'avait rien dit. Elle avait même baissé la main pour le reste du cours. C'était la première fois qu'elle faisait taire son enthousiasme pour le confort d'un autre.
Ce soir-là, chez elle, elle avait ruminé cette remarque. Pourquoi l'avait-il dite ? Était-ce de la jalousie ? Une inquiétude ? Une protection maladroite ? Ou était-ce le début de quelque chose de plus insidieux ?
Les jours suivants, d'autres phrases étaient venues s'ajouter. De petits commentaires, jamais violents, toujours enveloppés de charme.
— Tu devrais éviter de trop traîner avec Aïssatou. Elle est un peu... influençable.
— Tu sais, ce short, ça te rend moins sérieuse. Tu veux qu'on te regarde comme une fille facile ?
— Pourquoi t'as ri si fort à la blague de ce type ? Il est pas si drôle, tu sais.
À chaque fois, elle s'était remise en question. Et c'est ce doute-là qui avait pris racine.
Dans l'amphi, aujourd'hui, le professeur parlait d'identités construites. Des rôles qu'on endosse pour plaire, pour exister, pour survivre.
Katy ferma les yeux un instant.
Elle avait été brillante. Curieuse. Vivante.
Et elle s'était peu à peu transformée en une silhouette discrète, modelée par le regard de Moussa.
Elle rouvrit les yeux.
Non. Il n'avait pas volé sa lumière. Il l'avait seulement convaincue de l'éteindre. Et elle, par amour, avait accepté de devenir petite.
Mais aujourd'hui, dans ce même amphithéâtre, elle se rappelait que la lumière lui appartenait. Et qu'elle pouvait la rallumer.
