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Le Masque de la Fille Parfaite - 1

Le soleil, au zénith, écrasait les toits plats de l’université dans une lumière crue. Pourtant, sous la tonnelle en tôle ondulée du petit café du campus, l’atmosphère semblait presque douce. La brise légère soulevait les feuilles d’un vieux neem dont les racines déformaient le carrelage fendu.

Katy, installée sur une chaise en plastique bleu, sirotait une boisson fraîche que le serveur avait posée avec nonchalance, comme s’il redoutait d’être trop efficace.

— Je t’avais dit que ça te ferait du bien, lança Aïssatou, triomphante, en croisant les bras sur la table.

— Je ne t’ai pas encore donné raison, répondit Katy avec un sourire prudent.

— Tu souris. C’est déjà une forme de victoire, intervint une voix masculine derrière elle.

Elle se retourna. Un jeune homme, large d’épaules, le teint sombre et les yeux brillants d’espièglerie, s’approchait avec un plateau bancal. Il portait un t-shirt noir floqué de la phrase « La vérité dérange mais libère », et un sac en bandoulière trop plein.

— Je te présente Ibrahima, dit Aïssatou. Philosophe amateur, humoriste raté, et accessoirement major de promo en sociologie.

— C’est faux. Je suis un humoriste incompris, rectifia-t-il avec un clin d’œil, posant son plateau comme s’il venait de sauver le monde.

— Et voici Fatim, ajouta-t-elle en désignant une jeune femme au teint clair et aux yeux rieurs, qui arrivait avec une élégance nonchalante. Ne te fie pas à sa douceur. Elle peut te démolir avec une citation de Simone de Beauvoir et un sourire.

Fatim s’inclina théâtralement.

— Je suis ravie de rencontrer la mystérieuse Katy dont Aïssatou nous parle comme d’une légende perdue dans les brumes du passé.

Katy éclata de rire. Un vrai rire, clair et libérateur. Elle se sentit soudain légère, presque aérienne.

— Une légende ? Voilà qui met la barre trop haut, murmura-t-elle.

— Disons que tu étais l’amie qu’on mentionnait toujours au conditionnel. « Katy aurait adoré ce débat », « Katy aurait pu nous sortir une référence brillante »… Mais tu brillais surtout… par ton absence, conclut Fatim en sirotant son jus de bissap.

— Et là, on découvre que la légende rit, mange, et boit du jus comme tout le monde, ajouta Ibrahima en jouant les surpris.

— Arrête de jouer au griot du XXIe siècle, le coupa Aïssatou. Toi aussi t’as disparu pendant deux semaines pour une rupture.

— Ce n’est pas pareil. Moi, j’ai vécu une tragédie. Mon ex a bloqué mon numéro et m’a retiré de la playlist Spotify qu’on avait créée ensemble. C’est une forme de deuil numérique.

— Pauvre martyr, fit Fatim avec un air compatissant mais moqueur. Tu veux qu’on organise une cérémonie funéraire pour ta playlist ?

Les rires fusèrent autour de la table. Katy se sentit emportée dans cette chaleur humaine, simple, sans obligation. Personne ne l’interrogeait sur ses absences passées, sur son silence, sur ses douleurs. Ils l’acceptaient, entière, comme si elle n’était jamais partie.

Un instant, elle oublia Moussa. Elle oublia la peur, la honte, l’angoisse qui l’étreignait chaque matin.

— C’est quoi vos projets pour le week-end ? demanda-t-elle, curieuse.

— Réviser ? proposa Fatim, sans conviction.

— Dormir, corrigea Aïssatou.

— Résister à l’oppression sociale par l’inaction stratégique, déclara Ibrahima, la main sur le cœur.

— Traduction : il va passer son samedi à mater des séries et à manger du thiéb, lança Fatim.

Katy sourit, puis baissa les yeux. Quelque chose en elle frissonnait. Un mélange d’espoir et de crainte.

— Et toi, Katy ? demanda doucement Fatim. Tu fais quoi, ce week-end ?

Elle hésita.

— Il y a un dîner de famille chez nous. Mon père a invité tout le monde. Tantes, oncles, cousins… Même ceux qu’on pensait disparus.

— Ouh là… Prépare-toi mentalement, fit Ibrahima. Les grandes familles, c’est comme les séries sénégalaises : ça commence doucement, et ça finit toujours par un clash.

— Vous rigolez, mais j’ai déjà une tante qui m’a demandé pourquoi je n’étais pas encore mariée, la dernière fois. J’ai dit que j’attendais que son fils trouve un emploi.

Les éclats de rire reprirent.

— Bien envoyé ! s’écria Fatim. Tu dois me donner des cours de répartie.

Katy leva les yeux vers le ciel. Pour la première fois depuis des mois, elle se sentait à sa place.

Et même si le masque de la fille parfaite restait solidement en place, une petite fissure s’y dessinait. Pas celle de la fragilité, non.

Celle de la vie qui revient.

— Moi je dis, déclara Ibrahima en croquant un biscuit sablé avec sérieux, qu’on devrait légaliser les absences prolongées dues aux ruptures. C’est un traumatisme national.

— Toi, tu veux légaliser ton absence de responsabilité, corrigea Fatim. Faut pas confondre le cœur brisé et la paresse chronique.

— Il a peut-être raison, lança Katy, amusée. Après tout, on donne bien des jours de congé après un décès. Pourquoi pas pour une trahison amoureuse ?

— Merci, s’écria Ibrahima en levant son verre. Enfin quelqu’un de sensé dans ce groupe.

Aïssatou leva les yeux au ciel.

— On ne parle pas d’un enterrement, Ibrahima. Ton ex t’a juste bloqué sur WhatsApp après avoir découvert que tu likais les photos d’une influenceuse.

— Faux ! Elle m’a bloqué parce que j’ai dit que Gims était un philosophe incompris. C’est une divergence artistique. Rien à voir avec des likes.

— Tu sais que t’es ridicule ? dit Fatim en pouffant de rire.

— Oui, mais je suis libre.

Katy éclata de rire une nouvelle fois. Ce genre de joutes verbales lui avait tant manqué. Le plaisir de parler sans crainte d’être jugée, de dire une bêtise, de rire fort, de se taire aussi sans que le silence soit interprété comme une faute.

— Bon, reprit Aïssatou. Si on devait faire un classement des plus grandes catastrophes sentimentales du campus, je pense qu’on aurait un podium assez chargé.

— Numéro un : toi, quand tu as envoyé un poème à ton crush par erreur dans le groupe WhatsApp de promo, rappela Fatim.

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