Les Chaînes Invisibles - 2
— Tu penses que papa comprendrait ? demanda-t-elle dans un souffle.
Mariama resta un instant silencieuse.
— Il ne montre pas les choses comme moi. Mais il t'aime. Et il préférerait mille fois une fille debout et libre qu'une fille docile mais prisonnière.
Ce fut comme une décharge dans le cœur de Katy. Elle se leva et serra sa mère dans ses bras. Longtemps. Fort.
️
Katy remonta dans sa chambre, le cœur un peu moins lourd. La conversation avec sa mère avait laissé une empreinte douce, comme une main chaude posée sur son épaule. Mais les mots de Moussa résonnaient encore en elle, tels des échos lointains qui refusaient de mourir.
Elle s'allongea sur son lit, sans éteindre la lampe de chevet. La lumière jaune pâle projetait des ombres sur le plafond, comme des formes mouvantes issues de ses pensées. Ses yeux, fatigués mais vifs, restaient fixés sur le plafond, cherchant dans les taches de lumière une forme de réponse.
Elle repensait à leur première rencontre.
C'était lors d'un vernissage au musée Théodore Monod. Elle avait accompagné une amie d'université qui étudiait les arts plastiques. Il s'était approché d'elle près d'un tableau représentant un masque peul, et lui avait fait un commentaire à la fois drôle et érudit. Elle avait ri. Sincèrement. Ce soir-là, il avait réussi à capter son attention en cinq minutes. En une heure, il l'avait séduite. En une semaine, il s'était rendu indispensable.
Il lui écrivait des poèmes. Il l'appelait « mon feu sous la pluie ». Il lui parlait de projets, de voyages, d'évasion. Elle se sentait vivante, vue, choisie.
Mais très vite, les fleurs avaient fané.
Il commença à critiquer ses amies. Trop superficielles. Trop curieuses. Il lui demanda de s'habiller autrement. Plus sobrement. De ne pas sortir sans lui. Puis il la culpabilisa pour un dîner familial qu'elle avait oublié. Pour un message d'un camarade de classe. Pour une photo qu'elle avait postée.
À chaque fois, il s'excusait après. Il avait des excuses parfaites. Il souffrait, disait-il. Il avait peur de la perdre. Il l'aimait trop. Et elle, bercée par cette illusion d'un amour intense, croyait que c'était la rançon de la passion.
Un soir, elle s'était surprise à s'excuser d'avoir pleuré.
Un autre soir, elle s'était regardée dans la glace, et n'avait pas reconnu la jeune femme éteinte devant elle.
Ce fut le début de la prise de conscience. Mais pas encore le départ.
Elle avait tenté plusieurs fois de s'éloigner. À chaque tentative, il revenait. Plus doux. Plus brisé. Il savait toujours dire ce qu'il fallait. Il utilisait ses propres douleurs contre elle, comme des armes invisibles.
Elle finit par ne plus parler de lui à ses parents. Elle leur mentait. Elle disait que tout allait bien. Qu'il travaillait beaucoup. Qu'ils étaient simplement discrets.
Ce mensonge-là l'avait rongée plus que tous les autres.
Ce soir, pour la première fois depuis longtemps, elle avait envie de crier. Pas pour appeler à l'aide. Mais pour se libérer. Elle en avait assez de vivre dans la peur de déplaire. Dans la culpabilité d'être aimée mal.
Elle ouvrit son tiroir, en sortit un petit carnet noir. Elle y écrivait parfois ses pensées, mais surtout ses silences.
Elle y nota :
« J'ai porté ton amour comme une cage. Tu disais que j'étais libre, mais tu avais caché la clé. Ce soir, j'arrête de chercher la sortie. Je vais briser la porte. »
Elle reposa le carnet. Cette phrase, cette simple phrase, avait un goût de renaissance.
Un bruit discret, dehors. Le vent soulevait les feuilles, emportait les souvenirs.
Elle se leva, ouvrit la fenêtre. L'air frais de la nuit lui caressa le visage. Elle ferma les yeux. Dakar avait une odeur particulière à cette heure : mélange de sel, de sable chaud, de poisson grillé au loin, et de jasmin.
Elle songea à ce que demain pourrait être. Peut-être encore douloureux. Peut-être encore flou. Mais au moins, elle aurait commencé à reprendre le contrôle.
Elle reprit son téléphone. Elle relut le message de Moussa une dernière fois. Puis, sans trembler, elle le supprima.
Elle ne répondit pas.
Et pour la première fois depuis longtemps, ce silence-là lui appartenait.
️
Le lendemain matin, la maison s'éveilla lentement au rythme des domestiques, des volets qu'on ouvrait, du thé qu'on faisait chauffer dans la cuisine, du murmure des radios diffusant les nouvelles locales. Katy ouvrit les yeux avant même que son réveil ne sonne. Son corps était engourdi, mais son esprit curieusement clair. Elle s'était endormie sans pleurer, sans rêver. Et c'était déjà une victoire.
Elle se leva et prit une douche plus longue que d'habitude. Sous l'eau tiède, elle laissa couler le poids de la veille. Chaque goutte sur sa peau semblait laver une douleur, une peur, un doute. Elle se regarda dans la glace ensuite. Le visage était le même, mais quelque chose avait changé dans les yeux.
Elle enfila une robe en wax bleu nuit qu'elle n'avait plus portée depuis longtemps. Elle aimait cette couleur. Elle lui donnait l'impression d'exister.
Dans la cuisine, elle trouva son père déjà installé. Il lisait le journal, comme chaque matin, les sourcils froncés. Un silence respectueux planait entre eux.
— Bonjour, dit-elle en s'asseyant.
Il leva les yeux vers elle. Un instant de surprise traversa son regard. Était-ce le ton de sa voix ? Sa tenue ? Il sembla hésiter, puis hocha lentement la tête.
— Bien dormi ? demanda-t-il simplement.
— Oui. J'ai réfléchi à certaines choses.
Il replia le journal. Son regard devint plus intense, mais sans dureté.
— Tu veux en parler ?
Elle prit une gorgée de bissap frais, laissant le silence s'installer.
— Pas encore. Mais je le ferai. Bientôt.
Cheikh Sow acquiesça, sans insister. C'était beaucoup, venant de lui.
Ce matin-là, Katy décida de retourner à l'université, malgré l'envie de rester enfermée. Elle voulait se confronter au monde, même si c'était difficile. Dans le taxi qui la menait vers le campus, elle regarda la ville avec une acuité nouvelle. Les enfants en uniforme qui couraient vers l'école. Les femmes en boubous colorés discutant près du marché. Les chauffeurs agitant la main au passage des bus. La vie. Cette vie qu'elle avait tant refoulée.
Elle se promit qu'un jour, elle raconterait son histoire. Pas pour se plaindre. Mais pour dire aux autres femmes — celles qui sourient sans joie, celles qui se taisent trop fort — qu'elles ne sont pas seules. Qu'on peut s'éteindre sans bruit, mais aussi renaître avec un simple refus.
