Les Chaînes Invisibles - 1
La lumière déclinante du crépuscule baignait Dakar d'une lueur douce et dorée. Depuis la baie vitrée de sa chambre, Katy observait la ville s'éveiller à la nuit, entre ombres et éclats scintillants. En contrebas, les rues s'animaient lentement : des voitures glissaient sur l'asphalte, les passants se pressaient sur les trottoirs, et le vent marin faisait danser les feuilles des flamboyants bordant l'avenue. Un chant lointain, mélange de bruits urbains et de souffle régulier de l'Atlantique, caressait ses oreilles, apportant un contraste saisissant avec le tumulte de ses pensées.
Derrière elle, la chambre était d'un calme presque irréel. Les rideaux en lin blanc flottaient doucement dans la brise nocturne. Le sol, un parquet ancien verni à la main, grinçait parfois sous ses pas hésitants. Sur le mur, une photo d'elle, petite fille, rayonnante dans une robe de baptême, trônait encadrée au-dessus de son lit. Elle ne se souvenait plus de ce jour, mais le regard qu'elle y portait était si lumineux que cela lui semblait appartenir à une autre vie.
Aujourd'hui, elle se sentait vidée.
Katy, vingt-deux ans, unique héritière de la famille Sow, l'une des plus respectées de Dakar, n'avait manqué de rien – du moins en apparence. Tout avait toujours été à portée de main : l'éducation privée, les vêtements de créateurs, les vacances à l'étranger, la sécurité. Et pourtant, rien de tout cela ne l'avait protégée de ce qu'elle vivait depuis deux ans. Une relation. Une illusion. Une chute lente et silencieuse.
Elle soupira et s'éloigna de la fenêtre. Elle n'avait pas faim, ni sommeil, ni envie de parler. Une fatigue plus profonde qu'un simple épuisement physique l'habitait. Elle n'avait pas pleuré depuis des semaines, mais les larmes, ce soir-là, lui chatouillaient la gorge.
Un bourdonnement discret la tira de sa torpeur : son téléphone venait de vibrer sur la commode. Elle s'en approcha à contrecœur. L'écran s'alluma, et comme elle le redoutait, le nom apparut : Moussa.
Son souffle se coupa.
Elle hésita quelques secondes avant de lire le message :
« Tu me manques. On doit parler. »
Quatre mots et demi. Quatre coups de poignard. Une promesse trouble.
Elle s'assit sur le bord du lit. Ce message ressemblait aux précédents. Des textes courts, rédigés sans émotion apparente, mais qui la déstabilisaient à chaque fois. Depuis leur séparation — ou plutôt leur éloignement non officiel — elle recevait ces petits rappels, ces appels du pied. Moussa savait doser la distance et la proximité, comme un marionnettiste.
Pendant les premiers mois, elle avait répondu. Toujours avec retenue. Toujours avec cette part d'elle qui espérait encore. Puis, peu à peu, elle avait essayé de se détacher. De se convaincre. De couper le lien.
Mais ce lien ne se coupait pas.
️
Katy relut le message encore et encore. À chaque lecture, les mots semblaient peser plus lourd. Tu me manques. Une affirmation, presque une accusation. On doit parler. Une injonction, déguisée en proposition.
Elle savait ce que cela voulait dire. Elle l'avait vécu, encore et encore. Moussa apparaissait toujours sous une forme douce d'abord — un appel à la nostalgie, un rappel de ce qu'ils avaient été — avant de glisser dans une menace douce, une exigence voilée. Il ne haussait jamais le ton. Il ne frappait jamais. Mais il savait appuyer là où ça faisait mal.
Leur relation avait été intense. Et toxique. D'un amour qui vous élève en apparence, mais vous ronge lentement de l'intérieur. Au début, elle l'avait idéalisé. Son intelligence, son aisance dans les débats, sa capacité à lire les gens et à les séduire en quelques minutes... tout l'avait fascinée. Il n'était pas comme les autres garçons de son milieu. Il n'avait pas grandi dans l'opulence, mais il compensait tout cela par un charisme brut.
Mais très vite, il avait commencé à exiger plus. Plus de temps. Plus d'efforts. Plus de sacrifices.
Et Katy, aveuglée par ce qu'elle croyait être de l'amour, avait tout donné. Elle s'était éloignée de ses amies, elle avait commencé à mentir à ses parents, à s'excuser pour des choses qu'elle ne comprenait même pas. Elle avait abandonné ses cours de danse. Elle avait cessé de sourire librement.
Son téléphone vibra à nouveau. Un second message.
« Je ne suis pas ton ennemi. Réponds juste. »
Elle reposa le téléphone, incapable d'écrire quoi que ce soit.
Son cœur battait à toute vitesse. La pression sur sa poitrine devenait insupportable. Elle se leva brusquement et sortit de sa chambre.
Les couloirs de la maison familiale étaient silencieux. Les lampes murales diffusaient une lumière chaude et feutrée. Elle descendit les marches de l'escalier en bois massif, pieds nus, comme si elle voulait échapper à quelque chose sans savoir à quoi.
Dans le salon, sa mère était assise sur le canapé, un thé à la menthe à la main, un châle posé sur les épaules. Elle leva les yeux et sourit doucement à la vue de sa fille.
— Tu ne dors pas ? demanda Mariama.
— Pas encore, répondit Katy dans un souffle.
Elle hésita. Sa mère avait toujours été une présence apaisante. Fine, discrète, attentive. Contrairement à Cheikh, son père, pour qui exprimer ses émotions équivalait à dévoiler une faiblesse, Mariama savait écouter sans juger.
— Viens, assieds-toi, murmura-t-elle.
Katy s'assit, recroquevillée sur elle-même, les genoux ramenés contre sa poitrine. Elle fixait la table basse, incapable de soutenir le regard maternel.
— Il t'a encore écrit, n'est-ce pas ? demanda Mariama.
Katy hocha la tête, lentement. Elle ne fut pas surprise. Sa mère devinait toujours. Même quand elle ne disait rien.
— Tu n'es pas obligée de répondre, ma fille. Tu n'es pas obligée de retourner là où tu as déjà souffert.
— Je sais... mais c'est comme s'il savait exactement quand j'allais faiblir, répondit Katy d'une voix brisée.
Mariama posa sa main sur la sienne. Ce simple contact la fit frissonner. Elle ferma les yeux.
— Il ne peut te retenir que si tu lui donnes la corde, murmura sa mère.
Un silence s'installa. Rassurant. Dense. Pas celui de Moussa, étouffant et calculateur. Celui-là était plein de présence et de chaleur.
— Tu sais, continua Mariama, j'ai vu ce que tu devenais. Je t'ai vu te replier, t'éteindre. Ce n'était pas toi. Et je suis restée silencieuse, parce que tu devais le découvrir par toi-même. Mais aujourd'hui, je ne veux plus me taire.
Katy sentit une larme couler, lente, silencieuse, jusqu'à sa mâchoire. Elle ne chercha pas à l'essuyer.
