Le Masque de la Fille Parfaite - 2
— C’était une tentative artistique, se défendit Aïssatou. J’exprimais une émotion brute.
— "Tu es le thé chaud dans ma matinée tiède", lut Ibrahima de mémoire, les yeux fermés. Franchement, même moi j’ai eu des frissons… d’embarras.
— Et toi, Ibrahima ? lança Katy avec un sourire malicieux. Ton anecdote la plus honteuse ?
Il leva lentement un doigt.
— 2022. Cours d’histoire des idées politiques. Une fille m’a tellement troublé que j’ai appelé le prof "papa" en plein exposé.
Un silence. Puis un éclat de rire général.
— Non, t’as pas osé, haleta Fatim.
— Malheureusement, si. Et le pire, c’est que le prof m’a répondu : "Je suis flatté, mais je n’ai pas les moyens de t’élever."
Même Katy en avait mal aux joues de rire. C’était un rire pur, sincère, presque enfantin. Loin des rires forcés d’autrefois, destinés à apaiser, à séduire ou à éviter la colère.
Soudain, elle se figea légèrement. Un étudiant venait de passer à quelques mètres de leur table, un sac en cuir en bandoulière, les écouteurs dans les oreilles. Il n’avait rien de particulier, mais il avait la même carrure que Moussa. Pendant un quart de seconde, son cœur se contracta.
Mais l’ombre passa. Ce n’était pas lui.
Elle ferma les yeux, inspira.
— Tout va bien ? demanda Fatim doucement.
— Oui, mentit-elle. Juste une pensée parasite. Rien de grave.
Le regard de Fatim se fit attentif, sans insistance.
— T’inquiète. Même les pensées parasites n’osent pas rester trop longtemps avec nous. On les noie dans le bissap et l’ironie.
Katy sourit. Elle appréciait cette pudeur-là. Cette façon d’offrir du soutien sans étouffer.
— Bon, on y va ? proposa Aïssatou. Si on arrive en retard, le prof Fall va nous faire réciter la Constitution sénégalaise à l’envers.
— Et Ibrahima va encore l’appeler papa, ajouta Fatim.
— Jamais deux fois, dit Ibrahima, main sur le cœur. J’ai grandi depuis.
Ils se levèrent en riant, rassemblant leurs affaires à la hâte. Katy, son carnet sous le bras, jeta un dernier regard à la table, à ce moment suspendu.
C’était banal. C’était simple. Mais c’était réel.
Et dans ce monde-là, elle voulait rester.
Le bâtiment B, d’architecture rigide et usée par le temps, abritait les plus anciennes salles de l’université. Les murs ternes et lézardés semblaient observer, en silence, les allées et venues d’une jeunesse trop pressée d’apprendre et trop lasse pour remarquer leur fatigue.
Katy gravit les marches avec le groupe, son carnet serré contre sa poitrine. Elle jetait des coups d’œil discrets à droite et à gauche, comme pour s’assurer que rien ne surgissait de son passé. Que son image n’était pas encore collée à celle qu’elle avait laissé derrière elle.
La salle 204, large et rectangulaire, baignait dans une lumière blafarde. Une rangée de néons grésillait faiblement, oscillant entre vie et extinction. À mesure que les étudiants s’installaient, un bourdonnement d’excitation flotta dans l’air : aujourd’hui, le professeur Fall avait annoncé un séminaire participatif, sans cours magistral. Une invitation au débat. Et un terrain propice aux prises de parole affirmées.
Katy prit place au second rang, entre Fatim et Ibrahima. Aïssatou s’était glissée un peu plus loin, près de la fenêtre, profitant de la lumière naturelle.
— Tu sens ça ? murmura Fatim, l’œil pétillant.
— Quoi donc ? répondit Katy.
— L’odeur du sang. Les egos vont s’écharper aujourd’hui. Et j’adore ça.
Elle pouffa, tandis qu’Ibrahima notait sur son carnet : “Ne pas contrarier Fatim un jour de débat.”
Le professeur Fall entra, vêtu d’un grand boubou sobre, les lunettes glissant sur le bout de son nez. Il posa son sac avec lenteur, puis balaya la salle du regard.
— Bonjour à tous. Comme annoncé, aujourd’hui, c’est à vous de parler. Sujet du jour : Le rôle des femmes dans les dynamiques de pouvoir en Afrique postcoloniale. Vous avez quarante-cinq minutes. La parole est à vous.
Un silence s’installa. Puis, une main se leva. Celle d’un étudiant connu pour ses interventions passionnées et... souvent provocatrices.
— Je pense que cette idée de pouvoir féminin est exagérée. Si les femmes ont été invisibles dans les sphères politiques, c’est aussi parce qu’elles ont préféré rester dans des sphères privées. C’est un choix, non une oppression.
Quelques murmures. Un haussement de sourcils collectif.
— Et voilà, dit Fatim à voix basse. Le patriarcat incarné vient de parler.
Elle leva la main, prit la parole. Sa voix était calme, tranchante.
— Ce que vous appelez « choix » est souvent le résultat d’un conditionnement social très ancien. On apprend aux filles, dès l’enfance, à servir, à écouter, à s’effacer. Ce n’est pas un choix libre. C’est une injonction déguisée en destin.
L’étudiant voulut répliquer, mais Ibrahima l’interrompit d’un ton ironique :
— Et si on faisait une minute de silence pour toutes les voix féminines qui n’ont jamais été entendues parce qu’un homme dans une salle a décidé qu’elles avaient choisi le silence ?
Les rires fusèrent, sans brutalité. Le professeur Fall laissa faire. Il observait. Il écoutait.
Katy sentit son cœur cogner doucement dans sa poitrine. Ce sujet, elle le maîtrisait. Elle l’aimait. Elle l’incarnait, même, dans une certaine mesure. Ses doigts tremblaient légèrement. Puis, presque sans réfléchir, elle leva la main.
Le professeur l’invita d’un geste.
Elle prit la parole.
— Je crois qu’il est fondamental de distinguer pouvoir et visibilité. Les femmes ont toujours exercé un pouvoir : sur les dynamiques familiales, sociales, culturelles. Mais ce pouvoir est resté confiné, étouffé, jamais reconnu comme légitime au-delà de la sphère privée. C’est une forme de camouflage systémique.
Les regards se tournèrent vers elle. Certains hochèrent la tête. D’autres notèrent. Le silence était dense, mais respectueux.
Elle continua :
— Et c’est précisément cette invisibilité qui rend leur action puissante mais effacée de l’Histoire. Nous devons réécrire notre mémoire collective, en donnant aux femmes la voix qu’on leur a retirée pendant des siècles.
Elle se tut. Un léger frisson lui parcourut la nuque.
Un moment de silence. Puis, des applaudissements spontanés.
Le professeur Fall sourit, presque imperceptiblement.
— Merci, mademoiselle Sow Katy. Une intervention très pertinente.
