Le Masque de la Fille Parfaite - 3
Elle s’assit, surprise par l’émotion qui l’envahissait. Ce n’était pas de la fierté. C’était... une forme de retour. De réappropriation. Pendant de longs mois, elle s’était tue, muselée par la peur d’en dire trop, de déranger, d’être « trop ».
Et voilà qu’elle redevenait elle-même. Pas totalement. Mais suffisamment pour allumer une étincelle.
— Tu viens de me redonner foi en l’humanité, murmura Fatim en lui tapotant l’épaule.
— T’as même ému Fall. C’est un miracle, ajouta Ibrahima.
Katy sourit, sincèrement.
Mais dans un coin de son esprit, une voix plus sombre lui soufflait :
Et si tu n’étais forte qu’en apparence ?
Elle repoussa le doute. Ce n’était ni le lieu, ni le moment.
Katy chimère
— Sérieusement ? Tu nous invites chez toi ? demanda Fatim, les yeux ronds.
— Oui, pourquoi pas ? répondit Katy en haussant les épaules. Vous avez bien dit que vous n’aviez rien de prévu ce week-end. Autant rendre ça utile.
— T’es sûre que ta famille est prête à recevoir une bande d’énergumènes sociologiquement instables ? plaisanta Ibrahima.
— Ils ont survécu à mes cousins et cousines . Je pense qu’ils sont préparés à tout.
**
Le samedi suivant, le trio arriva devant la demeure des Sow, à bord d’un taxi poussiéreux qui toussotait à chaque ralentisseur. Le portail noir, encadré de hauts murs en pierre claire, était orné de dorures discrètes, sans ostentation excessive.
Mais dès qu’ils franchirent le seuil, leurs visages se figèrent.
— C’est… c’est pas une maison, murmura Fatim. C’est un petit palais.
La cour, immense, était pavée de dalles blanches impeccablement alignées. À gauche, un jardin parfaitement entretenu, bordé de bougainvilliers éclatants, de palmiers fins et de haies taillées avec une rigueur presque militaire. À droite, une piscine rectangulaire, calme comme un miroir, entourée de transats en rotin tressé.
Au centre, trônait la bâtisse principale : une grande villa aux murs couleur sable, aux colonnes ivoire et aux balcons sculptés dans un style mêlant modernité et inspiration sahélienne. De larges baies vitrées donnaient sur un salon visiblement spacieux, dont on devinait l’ampleur à travers les rideaux légers.
— Elle nous a tendu un piège, murmura Ibrahima. On pensait venir chez une amie modeste, et on se retrouve dans une série Netflix version Dakar.
— Arrête, souffla Fatim. Tu sais que j’ai mis mes tongs. Mes tongs, Ibrahima. C’est criminel dans un lieu comme ça.
Le portail se referma derrière eux dans un chuintement discret.
Katy apparut, vêtue simplement d’un boubou moderne, blanc et or. Ses cheveux tressés étaient relevés en chignon, et ses sandales, bien que de marque, ne faisaient que souligner sa démarche naturelle et gracieuse .
— Vous êtes là ! s’écria-t-elle, un sourire sincère aux lèvres.
— T’es sérieuse, Katy ? Tu vis ici ? demanda Aïssatou, sidérée.
— Oui… C’est la maison familiale. Mes parents ont travaillé dur pour ça.
— Ils n’ont pas travaillé, ils ont bâti le royaume de Wakanda version Lébou ! lança Ibrahima, les bras en croix.
Katy rit doucement, puis fit signe à un domestique de les conduire à la terrasse arrière.
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Le salon était vaste. Sol en marbre clair, tapis touareg tissés à la main, canapés en cuir ivoire, luminaires en cuivre martelé, tableaux d’art contemporain sénégalais signés d’artistes locaux. Le tout respirait l’élégance sans ostentation. L’ambiance n’était pas celle d’un étalage de richesse, mais d’un goût raffiné, cultivé dans le silence des générations.
La terrasse donnait sur une petite pergola où les effluves de yassa poulet flottaient dans l’air tiède. Une grande table ronde avait été dressée, couverte d’une nappe brodée, et garnie de jus naturels, de bissap frais, de pastèques tranchées, de petits beignets salés encore tièdes.
— Je me sens comme une figurante dans un mariage royal, déclara Fatim en s’asseyant.
— Moi je veux épouser cette maison, dit Ibrahima. Peu importe qui l’habite.
Une tante de Katy passa par là, vêtue d’un grand boubou coloré. Elle les observa d’un œil scrutateur, puis s’exclama avec un large sourire :
— Ah, vous êtes les amis de notre Katy ! Elle nous cache tout, hein ! Même son père a dit : « Enfin, elle fait entrer des gens ici qui ne sont pas des conseillers fiscaux ou des livreurs. »
— Tata, s’il te plaît, intervint Katy, embarrassée.
— Je dis juste ce que tout le monde pense ! Et vous, vous êtes tous beaux, machallah. Mais pas plus qu’elle ! Hein, Katy ? Tu veux pas nous en dire un peu plus sur le beau garçon là ?
Elle désignait Ibrahima, qui, très soudainement, tenta de se fondre dans son verre de jus.
— Je suis… en phase de reconstruction émotionnelle, tata. Je suis fragile.
— Fragile ? Avec ton épaule large là ? Va te soigner, hein.
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Le repas fut un festival. Entre les plats savoureux, les anecdotes de famille, les fous rires et les piques des oncles, Katy redécouvrit une joie pure : partager, sans rien devoir prouver. Ses amis la regardaient différemment — non pas à cause de l’environnement, mais parce qu’ils comprenaient enfin l’espace intérieur qu’elle avait fui pendant si longtemps.
Et au milieu des rires, des voix qui montaient, des verres qui s’entrechoquaient, Katy sentit qu’un lien nouveau se tissait. Elle ne portait plus seulement son masque de fille parfaite. Elle devenait réelle.
La nuit était tombée sur la maison des Sow comme un voile d’encre tissée d’étoiles. Les lampes solaires du jardin jetaient une lumière douce sur les allées, et la brise du soir faisait frissonner les feuilles des bougainvilliers. Dans le grand salon ouvert, la fête battait encore son plein.
Le dîner avait laissé place à une soirée improvisée, comme seules les grandes familles savent les faire : entre éclats de voix, souvenirs partagés, chamailleries et improvisations théâtrales.
Katy, pour la première fois depuis longtemps, s’était installée au centre du cercle, et non à sa périphérie.
— On joue à quoi maintenant ? demanda Ibrahima, étalé sur un coussin géant comme un sultan.
— On peut faire “Je n’ai jamais”, proposa un cousin en souriant.
