Parfaite, elle est
Je pensais que j’allais me sentir coupable.
Vraiment. Je pensais que le poids de mes mots allait me tomber dessus, comme un orage brutal.
Mais non.
Pas une seule seconde. Pas un frisson de honte. Pas un soupçon de regret.
Rien.
Juste cette étrange sensation au creux de la poitrine, comme quand on saute dans le vide après avoir longtemps hésité au bord du toit.
J’avais dit les mots. Je t’aime.
Trois petits mots simples.
Et Seth… n’avait rien dit.
Pas un mot.
Pas même un regard appuyé. Juste un silence gêné, brisé par le tintement familier de ses notifications sur son téléphone.
C’était pathétique.
Et maintenant ?
Le monde continue de tourner, comme si rien ne s’était passé.
Comme si je n’avais rien dit.
Comme si je n’existais pas.
Seth, lui, agit comme si mon aveu n’avait été qu’un murmure insignifiant dans le brouhaha de sa vie.
Lundi matin.
Retour à la réalité crue.
Les couloirs du lycée sont remplis des mêmes conversations vides, des rires forcés, des « ça va ? » mécaniques et des regards fuyants.
Seth est là, évidemment.
Il est appuyé contre un mur, le regard rivé sur son portable, les doigts qui glissent sur l’écran comme s’il cherchait à échapper à quelque chose.
À ses côtés, Camille.
Camille avec ses cheveux soigneusement coiffés, ses jeans parfaitement coupés, ses pulls qui semblent choisis pour attirer l’attention sans trop en faire.
Elle n’est pas méchante, Camille. C’est presque pire.
Elle est ce genre de fille qu’on aime sans vraiment comprendre pourquoi.
Parce qu’elle est polie.
Parce qu’elle aide les profs à ranger les chaises.
Parce qu’elle a ce rire cristallin, léger, qui fait fondre les cœurs, garçons comme filles.
Mais moi, je vois plus loin.
Je vois l’actrice.
Je vois comment elle manœuvre, subtile, précise.
La façon dont elle attrape délicatement le bras de Seth quand une autre fille passe à proximité.
La manière dont elle pose sa tête contre son épaule pile au bon moment, comme si c’était naturel, comme si c’était un signal clair pour tout le monde.
Tout est millimétré.
Et le pire, c’est que ça marche.
Il est à elle.
Il l’a choisie.
Pas moi.
La pause de midi arrive comme une délivrance.
Je m’assois à ma table habituelle, seule.
La cantine bourdonne autour de moi, mais je n’ai pas faim.
Je n’ai envie de rien.
Puis Eliott arrive.
Sans prévenir. Sans cérémonie.
Je croyais qu’il m’évitait, lui aussi. Qu’il faisait bloc avec son frère, unis contre moi.
Mais non.
Il s’installe à côté de moi, un gobelet de café chaud à la main, sourire en coin, toujours un peu insolent, comme s’il avait une carte secrète cachée dans la manche.
– Tu boudes ou tu médites ?
Je lève les yeux vers lui, fatiguée, sans envie de sourire.
– Tu veux quoi ?
Il ne se démonte pas.
– Juste discuter. C’est interdit ?
Je le regarde encore, pas vraiment hostile. Juste lasse.
– Tu veux qu’on parle de quoi ? Du fait que ton frère m’a ignorée comme si j’étais un bout de papier froissé ?
Il cligne des yeux, surpris.
– C’est Seth. Pas moi.
– Je sais très bien.
Un silence s’installe.
Il boit une gorgée, puis me lance un regard un peu plus sérieux.
– Tu vas bien ?
– Non.
Je ne mens pas.
Je suis en colère, blessée, vexée.
Et honteuse de l’être.
Mais ça, je le garde pour moi.
Soudain, je me fige.
Camille.
Elle arrive, comme un rayon de lumière parfaitement calibré.
Seth est toujours à ses côtés, fidèle et immobile.
Elle marche droit vers nous, parlant doucement au téléphone, mais son regard glisse rapidement sur Eliott, puis sur moi.
Elle salue poliment, mais je connais ce ton.
Ce sourire parfaitement maîtrisé.
Et puis, d’un geste simple mais calculé, elle attrape la main de Seth.
Comme une signature.
Comme pour dire :
“Je suis là. C’est à moi.”
Et lui ?
Il évite mon regard.
Je serre les dents.
Elle a vu Eliott me parler. Elle a vu nos rires discrets.
Alors elle est venue, armée de son rôle de copine parfaite, prête à écraser ce qui dépasse.
Comme une menace muette.
Ce soir-là, je n’ai pas mangé.
Je me suis allongée sur mon lit, fixant le plafond.
Mon ventre me brûlait. Pas de faim.
De rage.
Je pensais à Seth.
À Eliott.
À Camille.
À tout ce cirque absurde.
Et je me suis dit que rien n’avait de sens.
Pourquoi est-ce que je devrais être celle qui souffre ?
Pourquoi est-ce que je suis toujours là, à attendre qu’on me remarque ?
Je ne suis pas une figurante dans leur pièce.
À partir de maintenant, je vais leur rappeler que j’existe.
Que je peux être aimée.
Même par Eliott.
Le lendemain, changement de stratégie.
Sourire discret. Regard plus doux. Quelques mots échangés avec Eliott en cours.
Il a vite compris le message.
Et moi, j’ai vu la lueur dans ses yeux.
Ce petit éclat qui ne ment pas.
L’attention qui change tout.
Seth me regarde aussi, parfois.
Pas longtemps.
Mais je le sens.
Camille, elle, a senti ce courant changer.
Elle est devenue plus collante. Plus tactile.
Plus nerveuse.
Et moi, j’adorais ça.
Le soir, mon téléphone s’allume.
Un message d’Eliott.
> Eliott : « Tu fais quoi demain soir ? »
Moi : « Rien de prévu. »
Eliott : « On sort ? Juste toi et moi. »
Je regarde l’écran longtemps.
Le cœur qui bat fort.
Pas parce que j’étais amoureuse.
Non.
Parce que c’était le début.
Le début de quelque chose de plus grand que moi.
Quelque chose de dangereux.
Et je souris.
