#Chapitre 3
Mila n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Le visage de Jordan s’était incrusté sous ses paupières comme une brûlure ancienne ravivée. Elle se détestait de ressentir encore quelque chose pour lui. Elle se haïssait de frissonner à la simple évocation de sa voix. Pourtant, au fond d’elle, quelque chose criait vengeance. Pas de sang, non. Mais elle voulait qu’il regrette. Qu’il paie pour les silences. Pour la trahison. Pour l’avoir laissée partir sans explication.
Ce matin-là, dans l’appartement prêté par sa tante, Mila se planta devant le miroir du salon. Elle ajusta le col de sa chemise ivoire, passa une main dans ses boucles et se fixa longuement. La Mila revenue d’Abidjan n’était plus celle qui avait quitté cette ville quatre ans plus tôt. L’innocente était morte. Elle était désormais une femme qui connaissait le froid des adieux, la morsure des promesses trahies et la chaleur d’une ambition brûlante.
À huit heures tapantes, elle entra dans les locaux d’Élite Média Group, la boîte de production où elle venait de décrocher un poste de chargée de projet événementiel. Les couloirs fleuraient bon le mobilier neuf et le café fraîchement moulu. À son arrivée, plusieurs regards s’étaient déjà tournés vers elle. Abidjan était un grand village. Et les rumeurs allaient plus vite que la lumière.
— Eh, toi là, tu n’es pas celle qui sortait avec Jordan Owolabi, le DG ?
Elle l’ignora avec classe. Il n’était pas question de prêter attention aux bouches trop ouvertes. Jordan… le destin avait encore décidé de jouer. C’était ici, dans cette même entreprise, qu’il évoluait désormais. Directeur général. L’inaccessible. L’ombre qu’elle allait devoir côtoyer tous les jours. Le jeu allait être dangereux, et Mila n’était pas sûre d’en sortir indemne.
Dans la salle de réunion principale, on lui présenta l’équipe. Des visages divers, certains chaleureux, d’autres plus fermés. Et puis il y avait Sarah Kouamé, la responsable communication. Élégante, sûre d’elle, une beauté tranchante dans une robe bordeaux ajustée.
— Mila, bienvenue chez Élite Média. J’espère que tu as l’esprit d’équipe. Ici, on fonctionne en famille.
Le sourire de Sarah était aussi doux que la lame d’un rasoir. Mila sentit immédiatement cette tension invisible, cette guerre silencieuse que seules les femmes savent mener. Un échange de regards suffit à comprendre : Sarah savait. Elle connaissait le passé de Mila. Elle savait que Jordan avait aimé cette fille, et que cette fille était de retour.
Mila ne répondit que par un sourire calme, professionnel.
— L’esprit d’équipe m’habite depuis toujours.
La réunion débuta. Chacun exposa ses projets, ses idées, ses échéances. Mila observa Jordan à travers la grande vitre de son bureau vitré, légèrement en retrait. Il ne participait pas à la réunion, mais son regard posé sur elle à travers la cloison était aussi précis qu’un scalpel.
Elle détourna les yeux. Il n’aurait pas ce plaisir-là.
À la pause déjeuner, Mila se réfugia sur la terrasse pour respirer un peu. Abidjan grouillait au loin, le trafic rugissait en contrebas, les klaxons formaient une mélodie chaotique.
— Tu t’es bien débrouillée ce matin.
C’était Sarah. Elle avait glissé une paire de lunettes de soleil sur son nez et croisé les bras, l’air faussement décontracté.
— Merci. J’espère contribuer au succès de l’entreprise.
— Tu as beaucoup de talent. Jordan m’a parlé de toi. Il t’admirait beaucoup. Avant.
Mila ne se laissa pas déstabiliser. Ce « avant » était une tentative de placer une barrière invisible. Une mise en garde.
— Les choses changent. Ce qui importe, c’est le présent.
Sarah afficha un petit rire bref, presque moqueur.
— Tu sais… dans cette maison, il vaut mieux éviter de trop rêver. L’ambition est une arme à double tranchant. Surtout quand on joue sur un terrain déjà occupé.
Le message était clair. Mila avait beau ne pas avoir l’intention de reconquérir Jordan – pas maintenant, en tout cas – Sarah marquait son territoire. Un territoire fragile.
Le soir, Mila s’enfonça dans les rues d’Angré pour rejoindre son amie Soraya, son roc, sa confidente. Soraya vivait seule, dans un appartement décoré de tableaux colorés et d’encens au jasmin. Elle accueillit Mila à bras ouverts.
— Alors, comment s’est passé ton premier jour ?
Mila s’affala sur le canapé en cuir.
— Explosif. Devine qui est mon DG ?
— Ne me dis pas que c’est Jordan…
— Pile dans le mille. Et cerise sur le gâteau : sa chérie actuelle est ma supérieure hiérarchique.
Soraya se laissa tomber à côté d’elle, les yeux écarquillés.
— Oulala… Ma chérie, ton histoire est une série Netflix.
Mila rit malgré elle. Un rire nerveux, tendu.
— Je ne suis pas revenue pour Jordan. Je suis revenue pour moi. Mais tout me ramène à lui.
— Tu sais que ce n’est pas un hasard. Tu vas devoir affronter ce que tu n’as jamais osé affronter. Ce gars-là, il t’a laissée sans un mot. T’as jamais compris pourquoi.
— Et je ne veux plus savoir.
— Faux. Tu veux savoir. Tu veux des réponses. Et tu veux qu’il ressente un jour ce que toi t’as ressenti.
Le silence tomba. Mila se leva, fit quelques pas vers la baie vitrée.
— Je ne vais pas jouer à la petite revanche. Mais si le destin me met dans cette position, je vais avancer. Et si ça le bouscule, tant mieux.
Le lendemain matin, Mila pénétra dans le bâtiment avec une détermination froide. Aujourd’hui, elle aurait un entretien en tête-à-tête avec Jordan. Une réunion de suivi de projet, organisée sans la présence de Sarah. L’occasion idéale pour briser le mur.
À onze heures, elle entra dans son bureau. Il se leva de son fauteuil, la salua brièvement, avant de lui désigner la chaise en face de lui. Mila ne dit rien. Elle s’assit, droite, le regard plongé dans le sien.
— Tu as bien commencé, Mila. Ton profil est solide. Et ton premier pitch a plu au client. Bravo.
— Merci.
Silence.
— Je ne pensais pas te revoir un jour.
Elle le fixa, sans détour.
— Et moi, je ne pensais pas que tu serais l’homme qui fuirait sans un mot. Quatre ans de silence. Tu me dois au moins la vérité.
Il passa une main sur sa nuque. Pour la première fois, il sembla vaciller.
— Ce n’était pas aussi simple.
— Ça ne l’est jamais. Mais t’aurais pu me dire que tu n’étais plus prêt. Que t’avais peur. Ou que j’étais trop.
— Tu étais trop, oui. Trop vraie. Trop intense. Et moi, j’étais paumé. Mon père était malade. J’étais en train de reprendre les rênes de la boîte, je ne savais même plus qui j’étais.
— Tu savais assez pour ne plus répondre à mes appels.
Il baissa les yeux. Mila se leva.
— Ce n’est pas une scène. Je ne veux ni tes regrets ni tes excuses. Je voulais juste que tu saches que je ne suis plus cette fille qui pleurait sur les quais d’un aéroport.
— Et moi, je ne suis plus celui qui fuit.
Elle haussa un sourcil.
— Parfait. Alors gardons-le professionnel.
Elle quitta le bureau sans un regard en arrière. Mais son cœur, lui, battait à en éclater.
Ce soir-là, Sarah fouilla le tiroir de Jordan, à la maison. Elle avait vu son trouble. Sentait son regard changer chaque fois que Mila apparaissait dans la pièce. Et cette fois, elle n’allait pas laisser faire. Mila venait peut-être avec des blessures, mais elle, Sarah, avait des griffes.
