#Chapitre 2
— Mila ? C’est bien toi ?
La voix derrière elle la figea, tranchante, familière. Elle n’eut pas besoin de se retourner pour deviner à qui elle appartenait. Jordan. Sa voix portait encore cette assurance calme, ce magnétisme troublant qu’elle avait tant aimé. Mila inspira doucement avant de se tourner.
— Jordan...
Il se tenait là, dans l’entrée du cabinet, habillé d’un costume gris perle parfaitement ajusté, une montre luxueuse au poignet, les cheveux taillés court, la barbe parfaitement dessinée. Rien n’avait changé dans son allure : toujours aussi élégant, sûr de lui, dominateur sans en faire trop. Mais dans son regard, un éclair. Une hésitation. Une surprise sincère.
— Je ne savais pas que tu étais rentrée... Tu travailles ici maintenant ?
— Depuis deux semaines, oui.
Elle força un sourire, crispé. L’odeur du désinfectant de la clinique lui tournait à la tête, mais c’était bien la présence de Jordan qui lui donnait réellement le vertige.
Il avança de quelques pas.
— Tu vas bien ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Son cœur battait plus fort que de raison. Elle aurait pu s’effondrer, pleurer, hurler… mais elle resta droite.
— Oui. Je vais bien. Et toi ?
— Très bien. Je suis venu accompagner Sarah, elle a un rendez-vous avec le docteur Koné.
Le prénom tomba comme une gifle silencieuse. Sarah. Il l’avait donc vraiment choisie. Il ne s’agissait plus d’une passade. C’était du sérieux. Mila le savait, mais l’entendre de sa bouche avait une saveur amère. Elle sentit sa gorge se nouer.
Comme si le destin s’acharnait, Sarah surgit quelques secondes plus tard, tout sourire, arborant une robe moulante couleur ivoire qui mettait en valeur ses courbes et sa peau caramel.
— Mon amour, je crois qu’ils m’ont oubliée.
Puis elle vit Mila. Son sourire vacilla, mais elle le réajusta rapidement.
— Mila ?
— Bonjour Sarah.
Elles s’embrassèrent poliment sur les joues. Un contact froid. Hypocrite.
— C’est une sacrée surprise. Tu travailles ici ?
— Oui, je viens de commencer.
— Quelle coïncidence, hein ?
Sarah s’accrocha au bras de Jordan comme pour marquer son territoire. Il baissa brièvement les yeux, mal à l’aise. Mila vit tout. Le malaise, l’effort, les non-dits.
Elle aurait voulu fuir cette scène, s’enfermer dans la salle des archives et hurler, mais elle resta là, droite, digne.
Le docteur Koné apparut au fond du couloir et appela Sarah.
— Chérie, c’est ton tour.
Sarah l’embrassa sur la joue.
— Tu m’attends ici ?
Jordan acquiesça. Mila détourna les yeux.
Quand Sarah disparut dans le cabinet, un silence pesant s’installa. Jordan regarda Mila.
— Tu es toujours aussi forte, hein ?
— Forte ? Je fais juste ce que j’ai à faire.
Il sourit doucement, un peu triste.
— J’ai pensé à toi. Souvent.
— Tu n’as pas eu besoin de me le dire. J’ai vu les photos de vos fiançailles.
Son ton était sec. Il soupira.
— Ce n’est pas aussi simple que tu le crois.
— Je ne crois plus à rien, Jordan. Pas quand ça vient de toi.
Elle tourna les talons — non, elle fit volte-face — et s’éloigna sans attendre sa réponse.
Le soir même, Mila dîna avec son amie Brenda dans un petit restaurant calme de la Riviera. Brenda, avocate chez Bouaké & Associés, était l’une des rares personnes à qui Mila faisait encore confiance.
— Attends, attends. Tu veux dire que vous vous êtes croisés aujourd’hui au boulot ? Toi, Jordan, et cette fille ?
— Oui. Tous les trois, au même moment.
Brenda lâcha un rire nerveux.
— Abidjan est petit, mais quand même…
Mila touilla machinalement sa salade.
— J’ai envie de vomir quand je repense à leur complicité. Elle l’appelle "mon amour" comme si elle voulait m’enfoncer ses ongles dans le cœur.
— Elle sait très bien ce qu’elle fait. Sarah est rusée. Elle t’a vue comme une menace dès le début.
— Mais c’est moi qui suis partie, Brenda. J’ai tout quitté pour me reconstruire. Pourquoi est-ce que ça me hante encore ?
— Parce que tu n’as pas tiré un trait, Mila. Avoue-le. Tu ressens encore quelque chose.
Elle baissa la tête.
— J’ai envie de comprendre pourquoi il a changé. Pourquoi il m’a laissée comme ça.
Brenda posa sa main sur la sienne.
— Tu veux mon avis ? Mets-le en face de ses contradictions. S’il est perdu, il finira par craquer.
— Craquer ?
— Il suffit de mettre un peu de feu sous la glace.
Mila sourit malgré elle.
— Tu veux que je joue un rôle ?
— Je veux que tu reprennes le pouvoir. Sois celle qu’on ne peut ignorer.
Le lendemain, Mila arriva au cabinet avec une robe longue noire fendue sur le côté, un maquillage léger, mais impeccable. Elle avait attaché ses cheveux en un chignon flou, laissant tomber quelques mèches autour de son visage. À peine franchit-elle la porte que plusieurs regards se tournèrent. Y compris celui de Jordan, qui cette fois, l’attendait dans la salle d’attente, seul.
— Tu as changé de style ?
Elle haussa les épaules.
— Je m’adapte.
Il se leva.
— Tu es encore plus belle qu’avant.
Elle le fixa.
— Tu n’as pas changé, toi. Toujours les mêmes phrases.
— Parce que c’est la vérité.
Il s’approcha d’elle, lentement.
— J’ai besoin de te parler.
— Ce n’est ni le lieu ni le moment.
— Mila... s’il te plaît.
Elle le regarda longuement.
— D’accord. Ce soir. Dix-neuf heures. Au bistrot du Palm Club.
Elle partit sans attendre sa réponse.
Brenda l’aida à se préparer. Mila hésitait encore à y aller.
— Tu es sûre que ce n’est pas une erreur ?
— Une femme avertie vaut mieux que deux surprises mal digérées. Va. Prends ta place. Regarde-le dans les yeux. Et surtout, ne te laisse pas embobiner.
— Je veux juste comprendre.
— Tu veux te venger. Ne culpabilise pas.
À dix-neuf heures, Jordan était déjà assis à une table discrète au fond du bistrot. Il se leva dès qu’il la vit entrer.
— Merci d’être venue.
— Je n’ai pas prévu de rester longtemps.
Elle s’assit, croisa les jambes, posa son sac sur la chaise voisine.
— Dis ce que tu as à dire.
Jordan soupira.
— J’ai fait des erreurs. Quand tu es partie pour le Canada, j’ai perdu mes repères. Sarah m’a soutenu au moment où j’en avais besoin.
— Et tu l’as choisie.
— J’ai cru qu’elle m’aimait pour ce que j’étais devenu. Mais depuis que tu es revenue… je ne suis plus sûr de rien.
Mila resta de marbre.
— Sarah sait que tu me revois ?
— Non. Et elle ne doit pas savoir.
— Donc tu veux me cacher ? Encore une fois ?
— Ce n’est pas ce que je veux. Je suis perdu, Mila.
Elle se leva.
— Alors trouve-toi. Mais ne viens pas me perdre avec toi.
Elle se dirigea vers la sortie. Jordan se leva brusquement et la rattrapa.
— Mila… attends !
Il lui attrapa le bras.
Elle se figea, le regard planté dans le sien.
— Ne recommence pas ça. Soit tu es clair. Soit tu restes loin de moi.
Il approcha son visage du sien, trop près.
— Je n’ai jamais cessé de t’aimer.
Elle s’écarta.
— C’est peut-être ça le problème.
Et elle sortit, le laissant seul, figé, secoué.
Mais à quelques mètres de là, une silhouette observait tout, cachée dans l’ombre de la voiture stationnée. Sarah.
