#Chapitre 1
— Tu es vraiment sûre de toi ? demanda la voix de l’hôtesse, alors que Mila fixait l’écran d’arrivée de l’aéroport Félix Houphouët-Boigny.
Elle acquiesça en silence, les yeux rivés sur la foule compacte. Elle n’avait pas foulé le sol d’Abidjan depuis cinq ans. Cinq longues années à fuir des souvenirs brûlants, à tenter de reconstruire ailleurs, au Canada, une identité loin de lui. Loin de Jordan.
Son cœur cognait fort. Pas à cause du voyage, mais à cause de ce qu’elle s’apprêtait à affronter. Dans son sac à main, un dossier professionnel — le prétexte officiel de son retour — pesait moins que le poids invisible qu’elle portait sur les épaules : les promesses non tenues, les regards trahis, les silences qu’elle n’a jamais compris.
— Mila ? appela une voix.
Elle se retourna. Aminata, son ancienne colocataire de l’université, agitait la main comme une folle. Toujours aussi explosive. Elle la serra fort contre elle.
— Ma chérie, regarde-toi ! Le Canada t’a bien traité, hein ? T’es devenue une vraie femme de business maintenant !
— Faut croire, sourit Mila sans grande conviction.
— Viens, j’ai laissé la voiture juste devant. Tu vas m’expliquer ce qui t’a ramenée ici. J’ai entendu parler de ce projet d’incubateur pour les femmes entrepreneures ?
Mila hocha la tête. Oui, il y avait bien ce projet. Une initiative canadienne qu’elle avait acceptée de diriger pour l’Afrique de l’Ouest. Mais ce n’était qu’un pan du vrai tableau. La vraie raison était ailleurs, bien enfouie.
— Oui, c’est un gros projet, murmura-t-elle. Et il faut que je rencontre des partenaires locaux, des investisseurs… des gens influents.
Le mot était lâché.
Influents.
Comme Jordan.
Le nom n’avait pas encore été prononcé, mais il brûlait ses lèvres. Elle se souvenait encore de leur dernière nuit, celle où tout avait basculé. Il n’était alors qu’un jeune diplômé fou d’ambition, déterminé à conquérir Abidjan. Et elle, une étudiante brillante, prête à le suivre partout. Ils s’étaient promis l’impossible. Puis, tout s’était écroulé.
La voiture fendit les embouteillages du Plateau. Mila observait les immeubles qu’elle ne reconnaissait plus, les cafés où ils traînaient, les rues où elle riait. L’Abidjan de ses souvenirs s’était transformé.
— Alors, où tu loges ? demanda Aminata.
— À l’hôtel Sofitel pour l’instant. La structure canadienne m’a réservé une suite. Je préfère rester discrète les premiers jours.
Aminata la jaugea, un sourire en coin.
— Tu n’as toujours pas dit si tu allais le voir.
Mila détourna le regard.
— Je ne suis pas revenue pour lui.
Mais elles savaient toutes les deux que c’était un mensonge.
Le lendemain, Mila enfila un tailleur beige et attacha ses cheveux avec soin. Elle devait rencontrer des représentants de la Banque Africaine de Développement pour exposer le programme. Elle maîtrisait son dossier. Mais son esprit vagabondait.
Après la réunion, elle se rendit à la galerie où une expo sur l’innovation locale avait lieu. Plusieurs start-ups exposaient leurs créations. Des investisseurs, des journalistes, des chefs d’entreprise circulaient. Et au fond de la salle, entouré comme un ministre, il était là.
Jordan.
Il n’avait pas changé. Ou plutôt, il avait évolué. Plus sûr de lui, costume trois pièces sur-mesure, sourire contenu, regard perçant. Il discutait avec des partenaires français, puis éclata de rire à une remarque. Elle sentit un frisson.
— Mila ?
Elle se retourna brusquement. Une voix féminine.
— Sarah. Sarah Diawara. Je dirige une start-up en cybersécurité. Tu es bien Mila Koné, n’est-ce pas ? On s’est croisées à Montréal lors d’une conférence.
— Oui, bien sûr. Tu es ici aussi ?
— Depuis deux ans. J’ai intégré le cercle des incubateurs privés. Jordan m’a beaucoup aidée à faire mes débuts ici. C’est un homme exceptionnel.
Le prénom la frappa comme une gifle.
— Ah. Tu parles de Jordan…
— Oui, tu ne savais pas ? On est ensemble. Enfin… depuis un moment maintenant.
Mila força un sourire. Le cœur en miettes.
— Félicitations.
— Merci. Et toi, tu es ici pour quoi ?
— Un programme d’investissement canadien. Mais j’en parlerai en conférence demain.
Sarah eut un regard curieux.
— J’espère qu’on aura l’occasion de collaborer. Mila, vraiment, ça me fait plaisir de te revoir. On déjeune bientôt ?
— Bien sûr, répondit-elle machinalement.
Sarah s’éloigna.
Et Jordan se retourna.
Leurs regards se croisèrent. Fulgurance. Silence. Le monde se figea une demi-seconde.
Il s’avança lentement. Mila sentit son souffle se bloquer.
— Mila.
Sa voix était plus grave. Plus lente. Il la fixait avec une intensité déconcertante.
— Jordan.
Il la contempla de haut en bas.
— C’est toi… Je pensais que tu ne remettrais jamais les pieds ici.
— Je pensais aussi. Mais me voilà.
— Pour longtemps ?
— Je ne sais pas encore.
Silence tendu.
— J’ai entendu parler de ton programme. Impressionnant. Félicitations.
— Merci. Tu n’as pas chômé non plus, apparemment.
Il eut un sourire mince.
— Le pays m’a appris à être stratégique. À saisir les bonnes opportunités.
Elle le fixait. Ce n’était plus le garçon qu’elle avait aimé. C’était un homme façonné par le pouvoir, les alliances, les trahisons. Et pourtant, son regard lui rappelait encore les promesses murmurées à la lueur d’un lampadaire.
— Sarah m’a dit que vous étiez ensemble, dit-elle.
— Elle t’a dit ça ?
Il sembla surpris.
— C’est… compliqué.
Elle se raidit. Une ombre passa dans ses yeux.
— Je vois. Je ne veux pas m’imposer.
— Tu ne t’imposes pas. C’est toi, Mila. Tu fais partie de tout ce que j’ai construit. Même si tu ne le sais pas.
Elle recula d’un pas.
— Je crois que j’ai assez vu pour aujourd’hui.
Elle tourna les talons. Il ne la retint pas. Mais son regard resta accroché à son dos, jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans la foule.
Le soir même, seule dans sa suite d’hôtel, Mila ouvrit son ordinateur, censée finaliser sa présentation. Mais les mots refusaient de venir. Son téléphone vibra.
Message de Jordan :
> “On doit parler. Tu ne peux pas revenir comme ça, et repartir sans explication. Demain. 19h. Toa Restaurant. Je t’attendrai.”
Elle resta figée, le téléphone en main.
Au fond d’elle, quelque chose tremblait. Une colère ancienne. Une blessure pas refermée. Mais aussi… un espoir insensé.
Le lendemain à 19h, Mila arriva au Toa Restaurant. Jordan était déjà là. Costume noir, chemise ouverte, regard fixé sur la porte comme s’il avait su qu’elle viendrait.
— Tu es venue.
— Je suis venue.
Ils s’assirent. Le serveur apporta deux verres de vin blanc. Mila refusa. Jordan trinqua seul.
— Pourquoi tu es partie sans un mot ? demanda-t-il.
— Tu le sais très bien.
— Non. J’ai des idées, mais je ne sais pas. Tu m’as brisé, Mila.
— Tu m’as trompée avec ma propre sœur.
Il se figea.
— Ce n’est pas vrai.
— Je vous ai vus. Je n’ai pas rêvé.
Il respira fort.
— Ce soir-là… ce n’est pas ce que tu crois. Elle m’a tendu un piège.
— Tu te rends compte de ce que tu dis ? Elle était ta meilleure amie. Ma sœur de cœur !
— Elle savait que j’étais faible ce soir-là. Elle savait qu’on s’était disputés. Elle a tout orchestré. Je ne l’ai jamais aimée.
Mila se leva.
— Trop tard, Jordan. J’ai mis des années à recoller les morceaux. Je ne suis plus la fille d’avant.
Il se leva aussi. Et murmura, tout près de son oreille :
— Alors pourquoi ton cœur bat si vite, Mila ?
