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-Ils sont partis du jour au lendin, c'est ça ? le questionné-je doucement.
-Oui, après la mort de tes parents. Ils étaient très proches tu sais, et je pense que leur disparition les a fait réaliser beaucoup de choses. Mon père n'arrête pas de me dire qu'ils veulent profiter de la vie maintenant mais je sais qu'il y a autre chose. Je le sens.
-Et de quoi s'agit-il à ton avis ?
-Je n'en sais rien. Ça me tue de ne pas savoir. Et j'ai beau leur dnder, ils répondent toujours que je me fais des idées.
-On pourrait aller les voir... peut-être que le fait de te confronter les poussera à te dire la vérité ?
-« On » ? rétorque surpris.
-Oui je... je... enfin, si tu veux le faire tout seul aucun problème mais je pensais que...
Je m'embourbe dans ma gêne, complètement incapable d'assumer tout ce que je ressens déjà pour ce garçon. Mais n'est pas n'importe quel garçon. Il est de ceux qui veulent faire exploser toutes les barrières. De ceux qui veulent me ravager pour mieux me faire émerger. Alors je vais au bout de ma phrase, à bout de cette vulnérabilité qui me retient toujours.
-Je pensais que je pourrais t'accompagner si tu as besoin de moi.
Mon cœur bat la chamade mais je suis fière d'être parvenue à exprimer le fond de ma pensée. C'est peut-être bête mais je n'ai jamais su dévoiler mes sentiments. Moi je sais être forte, foncer dans le tas et ouvrir ma grande gueule. Le reste, c'est... Je n'ai pas le mode d'emploi. Mais j'apprends. Auprès du garçon le plus merveilleux qui existe, j'apprends.
-J'ai toujours besoin de toi. Je vais y réfléchir, Em'.
Sa main m'offre deux pressions et il ne m'en faut pas plus pour être soulagée. Notre voiture commence son ascension à travers les falaises et les collines. Le paysage bétonné laisse désormais place à une végétation opulente qui s'enracine au milieu des rochers dorés. Le soleil se cache derrière quelques nuages clairs mais l'air tiède nous chatouille déjà la peau. Du coin de l'œil, j'observe le regard de se perdre à travers la fenêtre, ingérant cette beauté à l'état brut pour la première fois. Je pense de nouveau à mon papa et je chéris les souvenirs précieux de notre complicité partagée sur cette même route. Les minutes s'échappent dans un silence apaisant. Notre terrain de jeu se dessine devant nous ; d'immense arbres verdoyants encerclent fièrement le cours d'eau que nous allons dévaler.
Après quelques kilomètres supplémentaires, je repère un petit panneau en bois brinquebalant. Je suis la direction qu'il indique pour atterrir au cœur d'un parking sauvage, bordé d'arbustes fleuris. Je sors de la voiture ; mon regard s'accroche immédiatement au cabanon en bois ouvert sur les côtés qui abrite la base de lancement des rafts. Un petit groupe de cinq garçons parfaitement apprêtés tire un radeau pour l'immerger. Leurs cris d'excitation résonnent dans l'air et je ne peux retenir un grand sourire. se place à côté de moi, scrutant chacun de leur geste de ses beaux yeux fascinés. Je prends sa main dans la mienne et je nous guide vers le moniteur qui nous fait déjà de grands signes.
-Bonjour ! Je m'appelle Abel, comment allez-vous ? Prêts à défier la nature ?
se tend alors que je bous d'impatience.
-Carrément !
-Parfait ! Suivez-moi.
Le jeune homme châtain à la peau mate nous conduit vers un local où est entreposé tout le matériel nécessaire. Il se lance dans son habituel discours de prévention mais je ne l'écoute que d'une oreille, contrairement à qui boit ses paroles. Son innocence et sa candeur le rendent tellement mignon ! Nous remplissons ensuite un formulaire lambda, le temps pour Abel de rassembler tous les éléments dont nous avons besoin pour nous élancer. Je gribouille rapidement les réponses attendues avant de sortir du local pour profiter un instant de la beauté de la nature. Les rochers aux teintes beiges protègent la rivière agitée qui coule à mes pieds, rugissant dans son lit comme un animal impatient de nous montrer ses trésors. Je me hâte d'enfiler ma combinaison, mon gilet, mon coupe-vent, mes chaussures et mon casque. Cette seconde peau me plonge d'ores et déjà dans un déluge d'adrénaline qui me galvanise.
Quand me rejoint, il est lui aussi prêt à se jeter à l'eau. Un dernier baiser et mettons le radeau à l'eau en sautant dedans.
L'eau est déchainée. Confiante et assurée, je montre les gestes à pour l'aider à diriger ses mouvements et nous permettre d'éviter les cailloux. Notre raft prend de la vitesse et nous nous concentrons pour dévaler cette rivière mugissante entortillée autour de falaises spectaculaires. Notre barque heurte des vagues endiablées, nous ensevelissant sous des trombes d'eau et nous rions, ragaillardis par ces sensations qui pulsent de toutes parts.
Cette impression de se mettre en danger tout en maitrisant notre destin.
Cette envie de vivre furieusement, de donner un sens à chaque minuscule seconde que la vie nous accorde gracieusement.
Notre raft s'enlise de plus belle dans le torrent et nous forçons sur nos pagaies pour maintenir notre cap. Si des rochers nous frôlent, nous nous en sortons indemnes. Notre parcours est semé d'embûches mais nous nous sentons invincibles, plongés dans l'épicentre des eaux vives. Nous traversons une forêt luxuriante avant de nous faire emporter de plus bel par le débit de l'eau. Je croise un instant le regard de et je comprends ce qu'il est en train d'expérimenter : la fougue, la folie, le risque. Il parait si libéré en cet instant que j'ai beau combattre tout ce que je ressens au plus profond de mon cœur, je ne peux pas empêcher mes sentiments de me submerger.
Et je n'ai jamais autant aimé me laisser aller.
