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Dégoulinant de sueur, me rejoint, les mains posées sur ses cuisses, la respiration haletante. Je lui jette une serviette en coton qu'il attrape pour s'essuyer le visage. Il la laisse pendre au creux de son cou et s'approche de moi en souriant. Mon cœur bat un coup trop fort. Sa joue se creuse en une adorable fossette qui me donne envie de la redessiner du bout du doigt sur un millier de pages blanches. Il grimpe alors sur la maisonnette en bois sur laquelle je me suis installée. A peine est-il arrivé qu'il subtilise le polaroid et passe son bras collant autour de mes épaules. Je fais mine d'être dégoutée mais je ne me fais pas prier pour me lover contre lui. Il retourne l'appareil pour nous prendre en photo, nos deux tempes collées l'une contre l'autre. Nous attendons une dizaine de secondes que les couleurs se figent et lorsque nous découvrons le résultat, nos éclats de rire transpercent la quiétude environnante.
Le cliché est flou, mal cadré et plein de grain. Nous sommes à contre-jour, nous ne regardons pas l'objectif et un énorme sourire déforme nos visages. Cette photo ne ressemble à rien mais je l'attrape rapidement pour la glisser au dessus de celles que j'ai prises aujourd'hui. Aucune autre photo ne pourra jamais rivaliser avec celle-ci. Je ferme les yeux un instant et penche la tête en arrière pour profiter de cette belle fin de journée.
-T'as encore passé la nuit avec un mec l'autre soir ?
-Q-quoi ? m'étranglé-je en entendant la voix passablement courroucée de .
-L'autre fois, quand je t'ai entendue rentrer en pleine nuit. Tu avais la tête de celle qui a trop bu. Et je sais très bien comment tu finis tes soirées quand tu bois trop. Bien sûr, je n'ai pas mon mot à dire la dessus mais je ne supporte déjà plus d'entendre à nouveau toutes ces rumeurs à ton sujet.
-Je suis allée rendre visite à ma tante et mon oncle pour les interroger au sujet de mes parents et lorsque j'ai repris la route, j'ai eu une migraine si terrible que j'ai été obligée de m'arrêter pour attendre qu'elle passe. J'ai repris le volant dès que j'ai pu.
Je plante mon regard dans celui de pour le convaincre de mon honnêteté. Je comprends maintenant pourquoi il m'a accueillie si froidement ce soir là. Alors que je m'apprête à lancer une petite blague pour détendre l'atmosphère devenue soudain si pesante, mon ami ôte son t-shirt trempé et exhibe négligemment sa peau bronzée et les muscles saillants de son torse. Quelques gouttes de sueur perlent le long de ses bras parfaitement sculptés, empruntant un chemin qui fait fleurir mille rêves interdits dans mon esprit. Son corps dévoilé est une œuvre d'art indisciplinée, de celles dont on ne découvre la beauté qu'en se délectant de chaque infime détail. Et je m'en délecte sans retenue.
m'arrache à ma contemplation indiscrète lorsqu'il regagne le sol pour attraper sa bouteille d'eau. Il la vide d'un trait puis essuie négligemment ses lèvres du dos de la main. Je ne sais absolument pas pourquoi je dévisage chacun de ses gestes avec une telle envie. L'homme qu'il est devenu ne me laisse clairement pas de marbre mais ce n'est pas une raison pour prendre le risque de foutre en l'air notre amitié franchement retrouvée ! Sur le chemin du retour, je fais de mon mieux pour effacer ces pensées déplacées. Contrairement aux éclats de rire qui coloraient jadis notre quotidien, nos mots se font rares désormais. Comme si nous savions qu'ils étaient tous cruciaux, nous nous contentons alors de la présence de l'autre et de tout ce que nous nous contons en silence. A travers nos gestes, nos regards, nos envies à peine dévoilées.
Je ne sais pas si je me suis rapprochée de ou si s'est rapproché de moi mais nous gravitons maintenant ensemble, incapables de garder une distance convenable entre nous. Quand nos épaules se frôlent, je nous revois adolescents, parcourant bon nombre de sentiers fermement accrochés l'un à l'autre.
-Ton frère est passé au salon cet après-midi.
La voix grave et légèrement rocailleuse de me fait doucement vibrer et je souris.
-Qu'est-ce qu'il est venu faire, cet idiot ?
-Il voulait que je lui tatoue un « truc cool pour choper le plus de filles possible ». J'étais en train de bosser sur une grosse pièce pour Sam et il a insisté pour que je lui trouve un créneau dans les jours à venir.
-Je t'interdis de t'approcher de mon frère avec une aiguille ! Ce crétin irresponsable est capable de te dnder un truc immonde juste parce qu'il est persuadé que ça le rendra cool. Je ne veux pas que tu abimes son corps juste pour se rendre intéressant. Je veux dire, s'il veut un tatouage, d'accord mais il faut que ça signifie quelque chose de fort pour lui, pas uniquement une dizaine de filles en plus sur son tableau de chasse. Il a peut-être dix-huit ans mais c'est un gamin qui agit souvent sur un coup de tête. Alors même s'il insiste, même s'il te supplie, même s'il dort devant ton studio, même s'il te harcèle jour et nuit, ne cède pas à ses conneries.
Je termine ma tirade en agitant mes mains dans tous les sens, le souffle coupé. Je n'avais pas réalisé que j'avais arrêté de marcher pendant ma petite crise. me fait face, le visage totalement impassible. Seuls ses deux iris bleu clair semblent regorger de dizaines de secrets enfouis.
-Je ne le toucherai pas. Pas pour faire ce genre de connerie, t'en fais pas.
Et sur ces simples mots, il enrobe ma main de la sienne pour m'offrir deux pressions rassurantes. Lorsque nous regagnons la maison, s'éclipse dans la salle de bain et j'en profite pour m'adosser à l'ombre du cerisier au fond du jardin, avec pour seule compagnie mon petit carnet et mon stylo. Dans mon esprit, les pensées fusent de toutes parts, prenant leur envol sur mes feuilles blanches. Les lettres deviennent des mots, les mots deviennent des vers, les vers deviennent des strophes, les strophes deviennent des petits bouts de moi, de lui, de nous qui trouvent leur refuge dans une réalité qui n'est pas la notre. Les souvenirs se mêlent aux espoirs et la nuit tombe sur des désirs inavouables que je ne pourrais jamais mériter.
Avant d'aller me coucher, je m'arrête dans la cuisine pour grignoter un peu. La maison est plongée dans le noir lorsque j'atteins l'étage. Il règne un silence enivrant qui résonne brutalement dans mes tympans.
Je ne sais pas pourquoi je m'arrête devant la porte de la chambre de je ne sais pas pourquoi ma main reste en suspend au dessus de la poignée je ne sais pas pourquoi je pénètre dans sa chambre je ne sais pas pourquoi mon cœur bat si vite je ne sais pas pourquoi j'avance en entendant se redresser dans son lit je ne sais pas pourquoi nous restons tous deux immobiles à nous contempler dans la pénombre de cette pièce de plus en plus exigüe je ne sais pas pourquoi me tend la main je ne sais pas pourquoi je m'allonge à côté de lui je ne sais pas pourquoi nos visages s'attirent déjà l'un l'autre
Mais lorsque nos respirations se calent sur un seul et même rythme, je sais
Je nous retrouve
-Je sais que tu ne vas pas bien. Raconte-moi ce qui te ronge, chuchoté-je doucement.
-Je galère au salon. J'ai eu des grosses dépenses ces derniers temps et j'ai du mal à faire rentrer l'argent. Ca me prend la tête.
-Je peux peut-être t'aider ? Mes parents m'ont...
-Dans tes rêves, poupée. C'est pas parce que je t'ai autorisée à me payer un resto quand on avait quinze ans que je vais accepter tes idées farfelues.
-Arrête de jouer au macho de base. Si t'as des problèmes de thunes, je peux t'en prêter. A toi de voir.
-D'accord. Je vais y réfléchir.
-Menteur.
Il fait totalement noir dans la chambre, c'est pourquoi je ne comprends pas comment le sourire de peut réchauffer mon corps sans même que je le voie.
-Il n'y a rien d'autre qui te tracasse ?
-J'ai quitté Laura. Même si je ne me reconnaissais plus quand j'étais avec elle, je tiens beaucoup à elle. Elle m'a soutenu dans des périodes compliquées de ma vie et je lui en serai toujours reconnaissant. Ça n'a pas été un moment facile. Je sais que je lui ai fait du mal, je m'en suis fait aussi mais je crois que c'est mieux ainsi. Enfin j'espère. J'ai juste besoin de me vider la tête.
-D'accord. T'as envie de gratter quelques notes ?
-Tu veux que je joue pour toi comme au bon vieux temps ?
Sa voix tremble d'une émotion qui me dépasse. Il ne me laisse pas le temps de réfléchir, il se hâte d'ajouter dans un murmure :
-Dis oui s'il te plait.
-Oui, soufflé-je, fébrile.
se redresse pour attraper sa guitare. Immédiatement, quelques notes se dispersent ci et là, nous enveloppant dans une bulle suave et réconfortante. Je me rapproche pour mieux sentir le parfum de son instrument, la vibration de ses doigts sur les cordes, le frémissement de sa voix cassée sur ses mots salvateurs. Les yeux fermés, je laisse un peu de place à la fille que je suis quand est près de moi. A l'illusion que cette fille a peut-être une quelconque valeur, que la lueur qui brille dans son regard dissimule une source éclatante et qu'un jour, quelqu'un saura éloigner ses ombres. Et l'espace d'une chanson, je m'autorise à le croire. Puis doucement, lentement, paisiblement, je m'endors avec le son de sa voix qui berce mes songes.
