21
Je ne les ai que très rarement côtoyés, aussi n'ai-je pas été étonnée de ne pas vraiment les reconnaitre. Ma tante était la sœur ainée de ma mère mais elles avaient plus de douze ans d'écart et n'ont pratiquement rien partagé durant leur enfance. Elle a rencontré son mari lors de l'un de ses innombrables voyages à travers le globe et après avoir arpenté différents pays, ils se sont installés dans cette ville banale il y a un petit plus de dix ans. Nous ne les voyions que pour les mariages et les enterrements, rien de plus. Je n'ai donc pas été surprise de la tête qu'elle a faite en me voyant sur le pas de sa porte.
J'ai passé une heure dans cette petite maison de banlieue, à essayer vainement de découvrir ce qui a pu mettre en danger mes parents. Aussi sympathiques et compatissants soient-ils, mon oncle et ma tante n'ont pas pu m'aider. Ils n'avaient pas vu mes parents depuis plusieurs années et ils ont été très choqués d'apprendre le décès brutal de mes parents. C'est encore plus découragée que j'ai repris la route pour rentrer à la maison. L'abattement se faufilait dans mes veines au même rythme que la migraine qui se réveillait à l'arrière de mon crâne. J'ai tenté tant bien que mal de l'ignorer, de rouler coûte que coûte mais la douleur redevenait si ignominieuse que je ne parvenais plus à garder les yeux ouverts. La nuit tombante, j'ai été obligée de m'arrêter sur une aire d'autoroute désaffectée pour essayer de me calmer mais les coups ont redoublé d'intensité. C'est ainsi que je me suis retrouvée ici, coincée dans une bagnole à essayer de faire taire cette saloperie de douleur sans jamais y parvenir.
Je coupe le moteur en laissant tomber ma tête contre le volant. C'est trop. Trop de douleur, trop de questions, trop d'angoisse, trop d'oubli, trop trop trop. Quelques larmes menacent de rouler sur mes joues ; je ne sais pas si je parviens à les refouler ou si elles se mêlent au long souffle qui s'échappe de mes lèvres. J'ai besoin de rentrer et de savoir que tout ne part pas en vrille, qu'il me reste encore quelques lueurs d'espoirs auxquelles je peux me raccrocher. Mais ce soir, elles ne brillent pas et c'est totalement accablée que la migraine m'emporte avec elle dans un état de semi-conscience.
Lorsque je rouvre les yeux, la panique s'empare de moi. Bordel de merde, qu'est-ce que je fous ici en plein milieu de la nuit ? Mais un léger tambourinement à l'arrière de ma tête me remémore rapidement mes exploits de la veille. Je m'accorde cinq minutes pour retrouver mes esprits et quitter ce foutu parking qui me fiche la chair de poule. Une heure plus tard, je me gare devant chez totalement épuisée. J'essaie de faire le moins de bruit possible quand je monte à l'étage pour m'écrouler sur mon lit mais mon ami ouvre brusquement la porte de sa chambre et manque de me faire voltiger dans les escaliers.
-Putain tu m'as fait peur !
Mon cœur bat à tout rompre, je le sens cogner contre la paume de ma main que j'ai appliquée en guise de rempart. ne décroche pas un mot mais son regard noir me scanne de la tête aux pieds. Je ne dois pas ressembler à grand chose avec mes cheveux emmêlés et mes poches sous les yeux mais cela m'importe peu. Je veux juste aller me coucher et oublier ces trois derniers jours catastrophiques. Cependant, la réaction du garçon me laisse perplexe. Dans son regard, un mélange de déception et d'amertume jaillit brusquement sans que je ne comprenne pourquoi. Il se contente alors de secouer la tête de gauche à droite avant de refermer la porte derrière lui, me laissant seule au milieu des escaliers avec de nouvelles interrogations. Trop fatiguée pour polémiquer, je regagne ma chambre pour m'enrouler dans mes draps frais mais le sommeil déserte. Seul le regard plein de reproches de mon ami tapisse inlassablement mon esprit, réveillant toutes les pensées dégradantes qui me tourmentent régulièrement.
Le lendin, j'émerge en bien meilleure forme. Je prends quelques minutes pour savourer cette délicieuse sensation de légèreté puis je file dans la salle de bain pour me rafraichir mais quelque chose attire mon attention. Les rares affaires de Laura ont disparu. Aucune trace de sa brosse à dents ni de sa trousse de toilette. Seraient-ils partis en weekend ? Alors que je scanne la pièce à la recherche du moindre indice, j'entends un bruit de casserole puis mon frère grommeler bruyamment. Je souris en dévalant les marches. Dans la cuisine, Enzo se débat entre un saladier et une poêle à crêpe et vu son regard affolé, ces deux objets semblent sur le point de l'attaquer. Je m'approche pour le débarrasser de ses assaillants en riant.
-Allez, laisse moi faire.
-Ah bah enfin ! J'ai cru que t'allais agoniser dans ton lit ! Putain, t'étais franchement mal.
-M'en parle pas. Cette foutue migraine m'a mise à terre pendant trois jours, je n'en pouvais plus, répondé-je en m'attelant à la préparation de la pâte à crêpes.
Mon frère s'installe sur un tabouret de bar et tout en m'activant, je lui raconte mon passage éclair à l'hôpital ainsi que les douleurs qui ont suivi. J'hésite un instant mais je finis tout de même par évoquer ma visite chez notre tante. Il ne bronche pas lorsque je lui dis que j'ai besoin de connaître la vérité sur la mort de nos parents mais une ombre entache maintenant ses beaux yeux verts. Je m'en veux de lui infliger cette peine mais j'ai également besoin de la partager avec lui. Il est le seul à pouvoir me comprendre. Après un long silence, Enzo fait enfin résonner sa jolie voix.
-Moi aussi j'ai envie de savoir ce qui leur est arrivé mais je crois que... ça... ça me fait peur. T'imagines si on découvre un truc hyper glauque ? Si on apprend qu'ils nous ont menti toute notre vie ? Qu'ils ne sont pas ceux que nous croyons ?
Un frisson me déchire l'échine.
-Quoi qu'il se soit passé, ils restent nos parents. S'il y a bien une chose que nous porterons toujours en nous, c'est notre vérité. Celle qu'ils nous ont offert toute leur vie et celle qu'ils nous ont légué en nous éduquant. T'es peut-être un peu chiant parfois mais tu restes mon frère, la partie de moi dont je suis la plus fière. Et nos parents seront toujours nos parents ; doux, bienveillants et protecteurs. Personne ne pourra jamais nous enlever cela.
Enzo lève théâtralement les yeux au ciel mais je vois bien l'émotion qui l'habite. Celle-là même qui a fait trembler ma voix et nos deux cœurs. Je verse une louche de pâte à crêpe dans la poêle pour démarrer la cuisson. Dans mon dos, j'entends mon frère fouiller les placards et disposer sur un grand plateau un arsenal de sucreries. Quand les crêpes sont prêtes, je le rejoins sur la terrasse. Une belle journée à débuté mais ce moment partagé avec mon frère me réchauffe bien plus que les rayons éclatants du soleil.
Nous papotons en dégustant nos crêpes mais rapidement, je rrque que les magazines idiots de Laura ainsi que sa crème solaire qui trainent toujours à côté des transats ont disparu.
-Enzo, est-ce que tu sais si et Laura sont partis en weekend ?
Mon frère pouffe grossièrement en laissant échapper quelques postillons de crêpes. La grande classe...
-Sûrement pas ! Je crois qu'ils ne sont même plus ensemble.
-Quoi ? Comment ça ?
-Quand je suis rentré l'autre soir, Laura était en train de rassembler ses affaires dans un grand sac de sport. Elle tirait une vilaine tronche et elle ne m'a même pas adressé la parole. Elle est partie en baissant les yeux mais j'ai bien rrqué qu'elle était triste. Je ne l'ai pas revue depuis. C'est dommage, je l'aimais bien moi. Elle est vachement mignonne et on rigolait bien tous les deux.
Je suis sous le choc. Je ne pensais pas que prendrait si vite une décision aussi radicale mais cela lui ressemble tellement pourtant ! Il a toujours été le garçon le plus honnête que je connaisse. Il ne pouvait pas faire semblant s'il ne sentait plus aussi bien avec elle.
-Et ? Tu l'as vu ?
-A peine. Quand je lui ai dndé ce qu'il se passait, il m'a répondu que ce n'était pas mes affaires. Depuis, je crois qu'il passe son temps au salon de tatouage. Tu savais qu'il était tatoueur ? Putain, j'ai bien réfléchi et je crois que je vais lui dnder de me tatouer une énorme guitare en flammes dans tout le dos. Ca fait rockeur et ça plaira aux filles c'est sûr.
-Oublie vite cette idée à la con. Tu ne vas rien te faire tatouer et surtout pas un truc aussi nul juste pour plaire à des idiotes.
-Hé t'es pas ma mère, je fais ce que je veux !
-T'as raison je ne suis pas ta mère, je suis ta sœur et c'est bien pire. Alors fin de la discussion, lui lancé-je avec un grand sourire narquois.
Enzo quitte la table en grognant mais il se ravise et vient me planter un bisou sur la joue. Je profite de cette belle journée pour prendre l'air et dévaliser quelques boutiques. En passant devant une papeterie, je ne peux m'empêcher de craquer sur un stylo absolument magnifique et un carnet aux dorures envoutantes. J'en possède déjà des dizaines mais que voulez-vous, je suis faible devant tant de beauté ! C'est le cœur et le porte-monnaie plus légers que je rentre à la maison. Quand j'ouvre la porte d'entrée, je tombe nez à nez sur qui s'apprêtait à sortir, son sac de sport négligemment accroché à son épaule. Un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale lorsque je repère l'immense tristesse qui noie ses beaux yeux.
-Tu sors ?
Super question ...
-Ouaip, je voulais aller au parc me défouler un peu.
-Je... je peux t'accompagner ?
-Ouaip. Va poser tes sacs, je t'attends dans le jardin poupée.
Je lui envoie une petite tape sur le bras mais je me dépêche tout de même de balancer tous mes sacs dans ma chambre et d'enfiler mes baskets en toile. Même si je ne peux pas encore faire de sport, j'ai envie d'être à l'aise. Je le rejoins une minute plus tard après avoir noué mes cheveux en un truc qui est censé ressembler à un chignon. Lorsque j'arrive à sa hauteur, je vois bien que les yeux de s'attardent un peu trop longtemps sur la fine peau de mon cou. Je sens bien la chaleur qui embrase tous mes sens et les picotements qui naissent au creux de mon ventre. Mais je ne veux pas m'attarder sur ces réactions complètement insensées. J'attrape le bras de mon ami et après cinq minutes de marche, nous arrivons au parc. Avant de frapper le sol de ses premières foulées, il fouille son sac et en sort un appareil photo polaroid. Je l'admire de mes grands yeux verts.
-Tiens, j'ai retrouvé ça dans ma chambre. Je sais que tu l'adorais et j'ai pensé que peut-être tu aurais envie de t'amuser un peu avec.
-Putain mais oui ! Carrément que oui !
Je lui saute au cou. Instinctivement, ses bras se referment dans le bas de mon dos. Nous n'avons jamais été aussi proches. La chaleur de nos corps se mélange à la douceur de nos peaux en fusion. Je ne peux pas bouger. Je ne veux pas bouger. Je veux seulement rester ici. Cependant, mon ami se dégage doucement, laissant retomber mes bras le long de mon corps soudain si vide. semble gêné par notre étreinte mais cette idée m'est tellement insupportable que je préfère lui tourner le dos. Je m'empare du polaroid puis je grimpe tout en haut des jeux pour enfants, au milieu de la piste de course. Cet isolement me fait du bien. Je surplombe le parc et bon nombre d'arbres verdoyants alentour m'offrent un peu d'ombre. L'horizon étendu devant moi, j'inspire profondément pour me nourrir de tous ces petits détails qu'on ne voit qu'avec le cœur. L'atmosphère chaude et brillante de cette fin de journée, ces minuscules brises qui frémissent de temps à autre et le ciel parfaitement bleu face à mon avenir.
enchaine les tours de piste sous une chaleur étouffante. Au moment où je porte l'objectif à mes yeux, je me sens enfin en paix avec moi-même. Comme si le fait de pouvoir m'éclipser derrière ce petit appareil noir ne pouvait que révéler celle qui se cache au fond de moi. Plus les minutes passent, plus les clichés tombent entre mes mains. Je capture cet oiseau qui vole majestueusement tout là-haut en pensant que aurait su retranscrire avec de merveilleuses paroles cette sensation de liberté qui grouillait dans mon ventre. Je photographie cet horizon, ce soleil, ce garçon... tout ce qui fait que ma place est ici.
