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-N'hésitez pas à m'appeler en cas de besoin. Au nom de vos parents, je me ferai une joie de vous venir en aide.
Je regagne sans plus tarder la maison de . Je prends à peine le temps de garer correctement sa voiture que je saute déjà sur son ordinateur. Le mien ainsi que toutes mes affaires personnelles doivent être livrés la sine prochaine. Etonnamment, mon frère qui ne s'occupe jamais de rien s'est chargé de rapatrier mes affaires en France. Je crois qu'il en a eu marre que je me plaigne de rien n'avoir ici. Je m'affale sur le canapé en lançant le navigateur internet.
Mes doigts tremblotent quand je tape « Naturalliance » dans la barre de recherche. J'ai compris que c'était le nom de la structure dont me parlait Mr Blain quand j'ai épluché le relevé de compte de mes parents. Cet établissement fait partie de la liste de leurs bénéficiaires les plus récurrents et pour cause ! Tous les mois, mes parents leur versaient presque mille euros. A ma grande surprise, peu de résultats s'affichent à l'écran. A peine cinq ou six articles faisant référence à une structure médicalisée mais rien de plus. Je ne me laisse pas abattre, je passe plus de deux heures à décortiquer chaque ligne. J'apprends ainsi que cet établissement offre une médecine alternative, basée sur des méthodes douces et en harmonie avec la nature. Mes premières minutes de lecture me laissent complètement perplexe. Je ne comprends absolument pas le lien entre cette structure et mes parents. Mais quand je tombe sur un article détaillant avec précision les soins proposés par Naturalliance, une idée commence à germer dans mon esprit.
Naturalliance aide bon nombre de patients à renouer avec la sérénité en mettant à leur disposition diverses thérapies adaptées à leurs pathologies et leur mode vie. Les remèdes proposés ont tous été développés en corrélation avec les énergies dont la nature regorge. Chez Naturalliance, vous baserez votre prise en charge sur des plantes médicinales, des massages ancestraux et des techniques de persuasion mentale qui vous permettront de vous libérer des médicaments chimiques avec lesquels les laboratoires pharmaceutiques font des profits au détriment de votre bien-être.
Ma mère a toujours été un peu baba cool, refusant constamment de jouer le jeu de la société de consommation et préférant toujours axer sa philosophie sur le rythme de la nature. Elle disait qu'en tant qu'êtres humains, tous les remèdes à nos maux se trouvaient dans la nature, pas dans les rayonnages des grandes surfaces. En lisant ces quelques lignes, je reconnais l'engagement de ma mère. Je reprends ma lecture jusqu'à atteindre un paragraphe qui donne tout son sens à ma recherche. Ce dernier explique en détails le type de pathologies soignées dans cette structure. Le point commun à tous ces maux est un mal-être psychologique et non physique. Mon esprit vagabonde alors vers certains souvenirs douloureux de mon enfance, dans lesquels je revois ma mère se battre contre ses crises chroniques d'angoisse. Elle souffrait de troubles de l'anxiété qui ternissaient régulièrement sa nature paisible et rayonnante. Ces jours-là, même si elle faisait tout son possible pour me cacher son mal-être, je souffrais silencieusement avec elle.
En grandissant, j'ai appris que ma maman –mon pilier, mon modèle, mon roc- n'était pas infaillible. Qu'elle avait des faiblesses plus importantes que les autres mamans et que si elle ne pouvait pas être forte à chaque instant, je devais l'être pour elle. J'ai alors fait en sorte de devenir son pilier, son modèle, son roc et d'être celle qui ne flanchait jamais. Je crois que lorsqu'elle était vraiment mal, mon attitude l'a aidée certaines fois. Et cette seule pensée suffit à me dire que je referais cent fois les mêmes choix si je pouvais à nouveau voir son sourire briller sur son beau visage.
Ce n'est qu'en fin de journée que je viens à bout de ma lecture. Les articles n'étaient certes pas nombreux mais je les ai analysés en détails pendant des heures. L'espace d'un après-midi, je me sentie proche de ma mère, comme si je pénétrais à nouveau dans ses pensées et que je retrouvais ses idéaux. Même si la découverte de cette structure a soulevé en moi beaucoup d'interrogations, je ne suis finalement pas surprise par l'engagement de mes parents. Connaissant ma mère et son côté passionné, ce n'est pas étonnant qu'elle ait dépensé des fortunes pour soutenir ce genre de méthodes. Je note tout de même l'adresse pour m'y rendre dans les jours à venir mais mes suspicions s'éloignent, à mon plus grand dam.
Je suis toujours installée sur le canapé du salon, entourée d'un arsenal de papiers noircis, quand j'entends des éclats de voix résonner dans l'entrée. Je reconnais tout de suite celles de et de Laura qui doivent sûrement être en train de se crêper le chignon, comme pratiquement tous les jours depuis une sine. N'ayant aucune envie de me retrouver dans l'œil du cyclone, j'attrape rapidement mes feuilles et l'ordinateur pour monter dans ma chambre. Je ne parviens pas à entendre clairement le sujet de leur dispute mais je me sens mal pour . Il n'a jamais été du genre à aimer les conflits, bien au contraire. Il préfère parler calmement de ce qui le dérange avant de passer à autre chose. J'ai toujours été subjuguée par sa capacité à exprimer ses sentiments et à être en paix avec lui-même. Mais ces derniers jours, je ne le reconnais plus.
Au moment où j'atteins ma chambre, j'entends une porte claquer avec fracas suivi d'un « Fais chier ! » fracassant. J'ôte rapidement mon horrible tailleur pour enfiler un de mes bon vieux combos short-débardeur. A pas de loup, je descends les escaliers pour trouver lamaison vide. Rapidement, mon regard se perd à travers la baie vitrée où je distingue en train de faire les cent pas dans le jardin. Je ne sais pas pourquoi je reste là, à l'observer paisiblement ruminer ses soucis. Son regard n'a toujours pas retrouvé sa teinte claire -presque transparente - et ses cheveux ne sont qu'un fouillis totalement désordonné mais il émane toujours de lui une aura fascinante. Mon ami peine à se calmer et je doute qu'il ait vraiment envie de partager son humeur avec moi vu que depuis une sine il me rembarre dès j'ose aborder le sujet. Mais je sais exactement ce qui pourra lui apporter un peu de réconfort.
Je fonce dans la cuisine pour attraper un saladier géant. Dans le frigo, je dégotte deux barquettes de fraises bien mûres ainsi que des pêches gorgées de soleil. Je sors ensuite par la petite porte à l'arrière de la maison pour aller cueillir des myrtilles sauvages dans les buissons au fond du jardin. Je les lave, les dépose dans le grand saladier avec les autres fruits et j'ajoute une tonne de glace à la vanille. Pour finir, je parsème le tout de bonbons colorés et de chantilly puis je m'arme de deux grandes cuillères avant d'aller rejoindre . Mon ami a fini par s'asseoir dans l'herbe et il est maintenant immobile, le regard perdu vers l'horizon. Son visage est si fermé que mon cœur se serre.
J'ôte mes sandales et je m'approche de lui en savourant la chaleur des brins d'herbe sous mes pieds. Je m'assois à côté de lui sans dire un mot. Il souffle silencieusement avant de relever le visage. Je manque de m'étaler dans le bleu de ses yeux. Leur teinte est si intense qu'elle cristallise tous ses tourments. Je ne peux détourner mon regard. Fébrile, je lui tends une cuillère de mes doigts tremblants.
Lorsqu'il rrque ce que je lui ai préparé, un irrésistible sourire prend vie sur ses lèvres pleines. Il attrape le saladier et commence à s'empiffrer sans retenue. Nous restons un moment sans échanger le moindre mot mais à chaque bouchée qu'il avale, la tension qui l'habitait disparait peu à peu. La première fois que je lui ai préparé ce dessert explosif, nous avions dix ans et nos parents étaient partis pour la journée en nous laissant seuls chez moi. C'était la première fois qu'ils nous responsabilisaient autant et nous étions plus excités que jamais. Pour le goûter, j'avais pris tout ce que aimait et je l'avais mélangé pour créer cet imbroglio de goûts sucrés. Les années ont passé mais à chaque fois que je trouvais un peu trop mélancolique, je lui redonnais le sourire avec un bol rempli de fruits coupés, de glace, de bonbons et de chantilly.
Une fois le saladier vidé et nos estomacs prêts à exploser, s'allonge dans l'herbe. Il reste ainsi dans le silence le plus total jusqu'à ce que sa main attrape furtivement la mienne pour la serrer deux fois. Une décharge remonte le long de ma colonne vertébrale et je dois me mordre la lèvre pour me retenir de fermer les yeux. Tu débloques ma pauvre .
La pénombre enrobe maintenant l'intégralité du jardin. Les heures ont filé, laissant place à un ciel étoilé et j'ai fini par regagner l'intérieur de la maison. est resté allongé un long moment dans l'herbe à caresser du bout des doigts quelques petites brindilles. La connexion que nous avons retrouvée m'a totalement chamboulée si bien que j'avais la gorge bien trop nouée pour lui parler. Je suis donc montée dans ma chambre pour m'isoler un peu mais je ne parviens pas à empêcher d'envoutant yeux turquoise de hanter mes pensées.
Il est presque minuit lorsque j'entends l'escalier craquer sous les pas de . Il s'arrête devant ma porte; le temps se fige aussitôt. La pièce plongée dans le noir s'illumine légèrement quand il abaisse la poignée. Mon cœur s'affole et je hoquète de surprise. s'approche de mon lit en me fixant intensément. Même à travers l'obscurité, je peux voir ses yeux me supplier mais je ne sais pas s'il me dnde de l'arrêter ou de l'accueillir. Sans réfléchir, je lui prends la main pour l'inciter à me rejoindre. Je m'installe sur le côté, le bras replié sous ma tête et il en fait de même. Je sens déjà la douceur de son souffle chatouiller ma joue et la chaleur de son corps réchauffer la pièce mais je ne bouge pas. Je ne veux surtout pas briser ce moment hors du temps.
Quelques mèches brunes cascadent sur son front. Mes yeux esquissent maintenant les contours abrupts de son visage si délicat. Ils caressent le grain de sa peau et les fines veines qui tressaillent sur ses tempes. Ils tombent ensuite sur la bordure de ses lèvres enfouies dans sa barbe épaisse. Ils voyagent enfin à travers ses traits ombrageux qui s'apaisent progressivement. Je chéris toutes ses minuscules tâches de rousseur en souriant. Je ne peux pas les voir dans le noir et pourtant, je sais exactement où je dois poser mes doigts pour les effleurer. Après une seconde, une minute, une heure, une éternité, je réalise que nos poitrines s'élèvent et descendent au même rythme.
Le regard de se fait plus intense et je m'empourpre mais la nuit, tout est plus simple. Les mots chuchotés paraissent moins lourds quand ils passent la barrière de mes lèvres.
-Tu vas bien ?
-Oui.
-Tu es sûr ?
-Non.
Un silence. Un instant aussi blanc qu'une toile vierge. Un nouveau silence. Puis l'écho de ses murmures s'accentue au rythme de ma respiration.
-Pourquoi est-ce que tout est plus compliqué depuis que tu es revenue ?
Un nœud obstrue ma gorge. Je ne peux pas répondre.
-Pendant toutes ces années, je t'ai cherchée comme un fou et j'aurais tout fait pour que tu reviennes. Et puis l'année dernière, j'ai abandonné. J'ai décidé qu'il fallait que j'arrête de vivre pour nous, que je commence à penser à moi. Je... j'ai arrêté de tout foutre en l'air et j'ai laissé les gens m'approcher de nouveau. En réalité, je crois que je me sentais seul et que j'avais besoin de quelqu'un pour... pour... je sais pas trop. Pour me réparer peut-être. Alors j'ai fait ce qui m'a semblé être le mieux pour moi et j'y ai cru. J'y cru pendant toute une année mais maintenant... tout me parait faux et je n'arrive pas à faire semblant.
Ses mots sont comme des petites balles qui me touchent en plein cœur en faisant tout exploser sur leur passage.
-Qu'est-ce qui te parait faux ?
Un silence. Une respiration. Un nouveau silence. Puis des petits bouts de cœur qui s'envolent doucement dans la nuit.
-Moi dans cette maison. Moi dans cette ville. Laura et moi. Tout.
-Pourquoi ?
Ma voix rauque gorgée d'émotion nous fait tous les deux tressaillir.
-J'en sais rien Em'. Toi, t'es partie, t'as voyagé, t'es pas restée ici à t'enraciner dans le passé. Tu as peut-être tout oublié mais je vois bien que ton visage est plus rayonnant, que ton sourire est plus grand, que ton regard est plus riche depuis que tu es revenue. Moi j'ai l'impression que je suis coincé dans ma vie depuis le jour où tu es partie.
-Tu ne seras jamais coincé dans quoi que ce soit tu es le garçon le plus libre que je connaisse. Quand j'entends un couple discuter dans les transports en commun, toi tu entends de nouvelles notes, de nouvelles paroles, de nouvelles mélodies. Quand je vois un oiseau voler dans le ciel, tu vois de nouvelles couleurs, de nouvelles teintes, de nouveaux dessins. Je suis peut-être partie mais toi, tu es partout.
-Il n'y a que toi qui voit tout ça en moi, me répond-t-il en ricanant. Tu t'es toujours fait des idées sur moi.
-Ce ne sont pas des idées . Et si quelqu'un te dit le contraire, alors c'est qu'il ne te mérite pas. Ne laisse jamais personne éteindre la lumière qui brille dans ton regard.
Un silence pesant s'installe mais il finit par le briser dans un souffle.
-Elle pense que ton retour va nous séparer. Elle dit qu'elle ne me reconnait plus depuis que tu es revenue. Mais le plus drôle dans cette histoire, c'est que je ne suis jamais senti aussi bien que depuis je t'ai retrouvée.
Les aveux de terrassent toutes les barrières que je m'impose habituellement. De sa voix rauque chuchotée dans la nuit noire, il parvient à délier mes sentiments.
-Quand on est ensemble, on est de nouveau nous. Je te retrouve entièrement et je me sens enfin moi-même. Mais quand notre bulle explose, quand Laura est là, j'ai l'impression que tu joues un rôle et ça me fait mal pour toi.
-Ça n'a pas toujours été comme ça. Au début, je... je l'ai laissée s'approcher et... je... enfin, je crois que ça m'a fait du bien de voir que quelqu'un pouvait m'aimer et rester auprès de moi. Je me sentais en paix pendant plusieurs mois mais le jour où j'ai reçu cet appel de l'hôpital, tout est parti en fumée. Et je ne saurais même pas te dire pourquoi. Tout ce que je sais, c'est qu'avec toi je ne suis plus ce garçon cabossé de l'intérieur. Et je n'ai plus envie de m'accrocher à des béquilles si je peux enfin tenir debout tout seul.
-Tu as le droit d'avoir eu besoin de quelqu'un pour prendre soin de toi mais tu as aussi le droit d'évoluer et de ne plus te sentir bien dans votre relation. Ne t'accroche pas désespérément à elle si tu sens que c'est la fin. Ce n'est pas en faisant semblant que tu l'épargneras.
ne répond rien et l'espace de plusieurs minutes, j'ai peur d'être allée trop loin. Mais il reste allongé paisiblement en face de moi en me fixant de ses beaux yeux bleus. Il semble réfléchir à tout ce que nous nous sommes avoués et j'en profite pour laisser mes yeux graver la pureté de son visage dans ma mémoire. Les petits tremblements qui agitaient mes mains s'atténuent lorsque j'attrape la sienne entre mes doigts pour la serrer deux fois. Mon cœur bat trop vite pour que j'ignore toutes les sensations étranges qui naissent en moi mais je suis bien trop fatiguée. Je laisse mes paupières papillonner et m'emmener vers des songes peuplés de lagons interminables.
Au petit matin, je peine à émerger mais les souvenirs de ce moment enfoui dans la pénombre refont rapidement surface. Je me redresse vivement, à la recherche de mon ami mais je suis seule dans ma chambre. Déçue, je laisse ma tête retomber contre l'oreiller mais un petit bout de papier froissé au pied de mon lit attire mon attention.
