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Le lendin matin, une vilaine migraine me tabasse la tête. J'émerge avec difficulté et file directement sous la douche. J'enfile un short en jean et un débardeur blanc qui s'ennuient dans ma valise. Il faut vraiment que je dnde à Enzo de rapatrier mes affaires ici. Le soleil a pratiquement atteint son point culminant lorsque je quitte la chambre pour rejoindre installé devant son ordinateur sur la table en bois du jardin. Une dizaine de feuilles griffonnées de motifs noirs l'entourent. Cette vision m'apaise instantanément. Je m'arrête dans la cuisine pour l'observer à ma guise. Mes yeux se posent sans retenue sur les muscles de son dos dissimulés sous un t-shirt blanc ainsi que sur les veines saillantes de son cou. Il n'a pas seulement beaucoup de charme avec son sourire en coin et ses yeux rieurs, il a également une beauté naturelle qui me scotche chaque jour un peu plus. Je vois ses doigts qui s'activent sur les feuilles blanches et le pli qui barre son front. Il mordille sa lèvre inférieure, ses yeux légèrement plus sombres qu'à l'accoutumée. Immédiatement, je retrouve toutes les mimiques qui le caractérisaient lorsque nous étions plus jeunes. A travers la brume opaque qu'est devenue ma vie, il reste mon seul phare.
Je sursaute quand Laura entre dans la cuisine en souriant. Elle s'immobilise à l'instant où elle me voit. Ou plutôt à l'instant où elle rrque la route sur laquelle mes yeux se sont perdus. Son sourire se teinte d'une inquiétude presque impossible à dissimuler mais elle me salue brièvement. Elle se serre un verre de jus d'orange puis m'en tend un en évitant mon regard. Elle ouvre la baie vitrée et rejoint . Je m'installe en face d'eux, carrément mal à l'aise. Mon ami lève immédiatement les yeux et me réchauffe de son regard azurite.
-Salut, t'as bien dormi ?
Sa copine enroule son bras autour de son cou et sa bouche se pose sur la commissure de ses lèvres. se crispe légèrement. Elle ne semble pas s'en formaliser puisqu'elle tire une chaise pour s'installer encore plus près de lui.
-Ouais et vous ?
-Très peu, chuchote-t-elle à son oreille.
pique un fard avant de reporter son regard sur ses dessins. Je me penche un peu afin d'observer plus en détail ces esquisses à l'encre noir. Il semble redessiner certains motifs qu'il a téléchargés sur sa tablette, son crayon glissant avec précision sur la feuille pour donner une dimension plus intime à ces illustrations.
-Qu'est-ce que tu fais ?
-Je finalise mes travaux de l'après-midi.
La simple idée que puisse insuffler autant de lui dans ses créations me donne subitement envie de me faire tatouer. Mon regard plonge dans chaque volute qu'il crée, tentant de deviner ce qui se cache derrière ce tatouage. Je ne sais pas si mon ami devine les scénarios qui fusent dans mon esprit mais toujours est-il que, la tête toujours plongée dans sa création, il commence à me conter l'histoire de cet homme accidenté et de ses rêves brisés. Il a souhaité mêler dans ce dessin toutes les passions qui le faisaient vibrer jadis et qu'il ne pourra désormais plus expérimenter qu'à travers son épiderme. En regardant plus précisément le mouvement de la main de je rrque un gant de boxe, une moto, un parachute et une voiture de course. Tous ces symboles sont cachés dans un magnifique imbroglio de lignes souples et acérées.
Subjuguée par le talent de je relève les yeux pour observer l'expression de son visage. Sa manière de se donner corps et âme à travers ses dessins n'a pas changé. Il est resté le même et je crois que c'est qui me fait tenir debout ce matin. Laura se redresse légèrement pour promener distraitement ses doigts dans les cheveux de mon ami. Le ressentiment qui m'enflamme silencieusement me met tellement mal à l'aise que je m'éclipse en vitesse. J'attrape mon téléphone pour me changer les idées.
: Alors grande folle, comment s'est terminée ta soirée ?
Jamie : Sur des notes aigües ;) Je finis tôt le boulot, je passe te voir un moment ?
: Yes ! Je t'attends.
Je regagne rapidement ma chambre pour attraper mes lunettes de soleil. Au moment où je referme la porte derrière moi, je rrque quelque chose que je n'avais pas vu jusque là. Un petit carnet posé négligemment sur la table de chevet. Mon cœur frappe un coup trop fort contre ma poitrine. Sa façon à lui de remercier pour cette attention qui me touche profondément. Il n'a pas oublié que je ne quittais jamais le gardien de mes confessions les plus intimes quand j'étais jeune. Je le prends en main et caresse délicatement sa couverture bleu et dorée sur laquelle les mots « Nouveau départ » ont été ajoutés au marqueur. Mon regard se perd un instant dans le vide qui me consume, comme s'il pouvait être comblé au fil des pages. Je sais que ce n'est qu'un mirage, pourtant je m'y accroche et je regagne le jardin. Je m'installe de l'autre côté de la maison, à l'opposé de la terrasse, sous le grand cerisier.
Je passe les doigts entre les brins d'herbes en réajustant mes lunettes de soleil sur mon nez. J'hume paisiblement le parfum de l'été qui virevolte autour de moi et je me laisse porter par ce que je ressens. Je ferme les yeux pour accueillir les mots qui me viennent. Comme toujours ils sont un peu bancals, un peu décousus, un peu moi. Mais je ne les veux pas autrement. Je les couche alors sur le papier tout en sachant qu'ils resteront mon jardin secret.
J'aurais dû être cette fille mais je n'ai été que moi
Comment réchauffer mon âme quand je n'y vois plus que du froid ?
Vous êtes partis sans me dire comment vous retrouver
Croyez-vous que quand la nuit sera trop sombre je pourrais m'échapper ?
Les heures défilent au même rythme que les mots qui se délient en heurtant le papier immaculé. Quelques fois trop rapidement, parfois trop lentement. Mais je crois que ce moment solitaire me fait du bien. C'est en fin d'après-midi que ma bulle éclate lorsque Jamie fait irruption à côté de moi. Je referme vivement mon carnet pour le mettre à l'abri de son regard indiscret.
-Alors beauté, tu t'es bien amusée hier ?
Mon amie ne se contente pas de jouer des sourcils pour me répondre. Non, elle m'offre les détails les plus intimes de sa fin de soirée et j'ai brusquement envie de partir en courant.
-Stop Jamie ! J'ai aucune envie de savoir tout ça, moi !
-Hé ! Pendant sept ans, je n'avais personne pour partager mes galipettes alors maintenant que t'es revenue, tu ne vas pas y échapper !
Je lève les yeux au ciel en riant. Le pire dans cette histoire, c'est que je sais qu'elle ne m'épargnera rien.
-Bon et toi alors ? J'ai bien vu que tu t'es éclipsée un moment avec ce gars. J'espère que t'as pris ton pied comme jamais...
Jamie n'a pas le temps de terminer sa phrase, la sonnerie de son téléphone interrompt les allusions salaces qui allaient sortir de sa bouche. Elle se lève pour prendre l'appel et c'est alors que j'aperçois à quelques pas de nous. Son regard me transperce dans un cocktail détonant qui mitraille ma poitrine sans qu'il n'ait besoin d'assembler des lettres pour faire des syllabes et des syllabes pour faire des mots et des mots pour faire des phrases et des phrases pour faire des souvenirs et des souvenirs que je ressasserai le soir en m'endormant. Je lis déjà tout ce que ses paroles ne pourront pas exprimer.
La déception.
L'incompréhension.
La désillusion.
Il détourne rapidement le regard et se dirige vers la maison sans dire un mot. Le vide qui me ronge depuis mon réveil s'accentue à chaque seconde qui passe. Mes doigts s'agrippent sans réfléchir à mon carnet, laissant déjà l'encre noire s'infiltrer à travers le grain du papier.
Quand la lumière ne brille plus, il nous reste les étoiles
Je m'en vais lever les yeux au ciel
Je sais qui je suis. Celle qui déçoit toujours les autres, elle-même en premier lieu.
Ca me fait bizarre d'être de retour ici. Le soir quand je m'endors, j'entends encore nos rires qui résonnaient dans ton ancienne salle de jeu. Je me souviens de nos promesses chuchotées en pleine nuit, quand on rêvait d'évasion et de voyages. Crois-tu qu'on pourra enfin prendre la route ensemble ? Je ne te le dirai jamais mais maintenant que je suis de retour, je crois que je ne pourrai plus faire ma vie loin de toi.
Merde, je ressemble vraiment à une grosse bourge coincée. J'inspire un grand coup devant le miroir, le reflet qu'il me rend me donnant déjà envie de bazarder cette connerie de chemiser et de jupe cintrée pour enfiler un bon vieux short. J'ai rendez-vous dans une heure avec le banquier de mes parents. Ou plutôt avec leur conseiller personnel. Mon père avait hérité d'un joli pactole à la mort de mes grand-parents et ayant lui-même une jolie carrière, il a rapidement fait appel à Mr Blain pour l'aider à gérer son patrimoine. Au fil des années, mes parents ont tissé une véritable relation de confiance avec lui. Après ma fouille infructueuse de la maison la sine dernière, je ne me suis pas laissée abattre. J'ai contacté Mr Blain et au prix d'une longue négociation avec sa secrétaire, j'ai fini par obtenir un rendez-vous cet après-midi.
Je me rappelle l'avoir rencontré une fois lorsque j'étais plus jeune et que mes parents l'avaient convié un samedi matin à la maison. J'émergeais tout juste de ma grasse matinée quand j'avais débarqué dans le salon en pyjama, avec les cheveux en l'air et la trace de l'oreiller encore dessinée sur ma joue. Je me souviens avoir été choquée par le nombre incalculable de papiers éparpillés autour d'eux. Ma mère m'avait discrètement dndé de les laisser tranquille et je ne m'étais pas fait prier. La paperasse, c'est vraiment pas mon truc.
Aujourd'hui, je tiens absolument à lui faire bonne impression. Grâce à sa position de conseiller, je suis persuadée qu'il connait beaucoup de choses que j'ignore sur la vie de mes parents et qu'il pourra apporter de nouvelles pièces au puzzle qu'on me jette à la figure depuis mon réveil. Je tire une nouvelle fois sur cette jupe grise ennuyeuse à mourir en soufflant d'exaspération. Je me suis forcée à me déguiser pour qu'il me prenne au sérieux mais bon sang, je ne suis vraiment pas à l'aise dans ces vêtements de pingouins !
Derrière moi, j'entends qu'on toque à la porte. entre dans ma chambre, le visage fermé. Je l'observe avec attention pour tenter de déchiffrer ses tracas mais je ne vois rien de plus que son regard tourmenté et ses traits tirés. Depuis pratiquement une sine, mon ami fait tout pour me cacher qu'il n'est plus que l'ombre de lui-même, en vain.
-T'es prête ?
Non.
-Ouais.
-Ça va ? Comment te sens-tu ?
Non, ça ne va pas. Je ne sais même pas ce que je vais chercher ni même si je vais trouver quoi que ce soit.
-Bien, et toi ?
-Ca va.
Menteur. Pourquoi ne veux-tu pas me parler ?
-Tu veux que je t'accompagne ?
Oui, emmène-moi loin d'ici s'il te plait.
-Non, c'est bon, je vais y aller toute seule. Tu sais, les histoires d'héritage et de papiers officiels c'est chiant à mourir.
Mon ami esquisse un petit sourire qui me noue l'estomac puis il quitte ma chambre. La porte se referme derrière lui alors que je reste immobile un long moment. J'aurais dû le retenir. J'aurais dû m'approcher de lui pour lui prendre doucement la main et lui dnder de me parler. De se libérer de ce qui pèse trop lourd sur ses épaules et qui abime la lumière qui émane toujours de lui. Mais comme d'habitude, je n'ai pas réussi.
