Chapitre 5: L'éclat fragile d'un père
Les journées se succédaient, plus fatigantes les unes que les autres, mais Angèle restait forte malgré son jeune âge. Elle supportait les cris, les insultes et les corvées plus fatigantes et imprévues les unes que les autres.
— Angèle, termine rapidement, tu dois aller me chercher du bois, ordonna sa belle-mère.
J’acquiesçai sans dire un mot. Je m’habituais à toutes mes journées difficiles. Ce qui me donnait la force, c’était le souvenir de ma maman. Elle pouvait me maltraiter, m’insulter, mais je ne lui donnais pas le plaisir de me voir pleurer. Une fois les tâches terminées, je m’attendais toujours à ce qu’elle en trouve une autre. Lorsque je terminais, je prenais un moment pour m’asseoir à la véranda et regarder les autres enfants jouer autour de moi.
Jouer et parler à d’autres enfants ? Je n’en avais pas le droit. Tant bien qu’il m’arrivait de vouloir désobéir, mon corps marqué par la fatigue ne répondait pas. J’étais fatiguée, et chaque petit instant dans mon coin me permettait de me reposer un tant soit peu.
Une énième journée de corvées se terminait enfin. Alors que je m’apprêtais à regagner ma chambre avec le peu d’énergie qu’il me restait, mon corps avançant au rythme de mes pas lents et alourdis sous le poids de la fatigue, j’entendis la voix de mon père :
— Angèle, ma fille, s’exclama-t-il, immobile depuis le bout du couloir en me regardant.
Je me retournai vers lui et je le fixai d’un regard qui lui transmettait mon étonnement mêlé à la tristesse que je ressentais. Il regardait derrière lui à plusieurs reprises comme s’il ne voulait pas être vu.
Mon père avait-il peur de me parler, à moi sa propre fille ?
Il s’avança vers moi, mais moi je n’avais aucune envie de parler avec lui. Mais une partie de moi restait tout de même. Je m’accrochais au poignet de la porte, prête à ouvrir, mais je ne l’ouvrais pas. C’était mon papa et il me manquait terriblement. Il arriva juste en face de moi et il me prit la main. Étrangement, dans ses yeux je voyais une lueur, la même brillance qu’il avait au décès de maman. Ma main dans sa paume me rassurait. Je le regardais droit dans les yeux, mais je lui en voulais. Je ne le reconnaissais plus. Je n’existais plus pour lui depuis l’arrivée de ma belle-mère.
Mais ce soir, le temps de quelques instants, papa était à nouveau face à moi et il me tenait la main. Je ressentais de nouveau l’amour de mon papa qui me manquait.
— Angèle, ma grande fille. Je sais que ta maman te manque. Natacha fait de son mieux, ce n’est pas facile pour elle. Donne-lui un peu de temps. Elle s’améliorera avec toi, dit-il.
Angèle le fixait intensément, ses yeux brillaient de tristesse. Et progressivement, elle retira sa main de celle de son père. Et d’une voix basse alourdie par la tristesse :
— Je vais me coucher…
J’ouvris la poignée et je sentis tout à coup les mains de papa posées sur ma tête. Il me fit un bisou :
— Dors bien, ma grande.
Je me suis retenue pour ne pas pleurer. Je ne m’arrêtai pas et je suis entrée dans ma chambre sans dire un mot de plus. D’un coup, j’entendis la voix de cette femme qui cherchait celui qui était mon père. Derrière la porte refermée, je l’entendis arriver. Et mon cœur se resserrait. Sa présence dans notre vie avait tout changé.
— Stéphane, que fais-tu ici à cette heure ? Je te croyais endormi près de moi et là je te vois devant la porte d’Angèle. Qu’y a-t-il ? Elle a un problème ? demanda-t-elle.
— Tout va bien, Natacha. Allons-y !
— J’espère qu’elle ne s’est pas montrée insolente envers toi aussi. Je peux encore le supporter parce que je ne suis pas sa mère et elle a encore un peu de mal à accepter ma présence. Mais pour toi, je ne le supporterais pas, ajouta-t-elle avec un brin de colère dans sa voix.
Subitement, je sentis la poignée de ma porte bouger.
— Angèle, ouvre cette porte. J’espère que tu n’as rien dit à ton père. Insulte-moi comme tu veux, méprise-moi, mais pas ton père ! hurla-t-elle.
Je m’éloignai de la porte et je me réfugiai sur mon lit, mes mains portées à mes oreilles. Je n’en pouvais plus de son cinéma, je n’avais rien demandé.
— Ouvre-moi cette porte ! Angèle !!
— Calme-toi Natacha. La petite, ma fille, ne m’a rien dit ni rien fait. Et ne t’en fais pas, elle sera plus obéissante envers toi. Allons-y.
Au pas de porte, je les voyais s’en aller. Je voulais que maman soit là, qu’elle vienne me prendre et m’amener avec elle. Je ne me sentais pas en sécurité avec cette femme.
Le temps de quelques secondes, papa me montrait un peu d’intérêt, mais c’était pour cette femme.
Était-il aveuglé à ce point, au point de ne plus voir ma peine ? Au point de ne pas se rendre compte de ce qui se passait ?
Je voulais ma maman. Je voulais ma maman et mon papa, tout près l’un de l’autre, loin de cette femme, comme auparavant. Une journée de plus que je supportais, une scène de plus de sa part.
Angèle se leva et récupéra le portrait posé sur le chevet et replia sur elle-même le portrait de sa maman contre sa poitrine.
— Maman, murmurait-elle en larmes.
Mes yeux fermés, je nous revoyais tous les trois, papa et maman qui se tenaient par la main. Papa qui me prenait dans ses bras et qui n’aimait pas me voir triste. Nous trois devant la télé, les blagues drôles de papa et le sourire de maman. Et ce bonheur que nous partagions qui me rassurait. Il n’en était plus. Ce n’était plus le cas. Ce bonheur avait disparu, emporté après le décès de maman.
Le lendemain matin, je me réveillai très tôt comme d’habitude et je commençai à travailler. Une heure et demie plus tard, je n’entendis aucun bruit. Je me redressai, surprise.
— Est-elle sortie ? Et papa ?
Je m’attendais déjà à l’entendre me crier dessus. Mais là, rien, il n’y avait personne. Je continuai à travailler. Mes corvées, les unes après les autres.
Plusieurs heures plus tard, personne.
— Où sont-ils allés ?
Au fond de moi, j’étais ravie de n’avoir pas eu à supporter sa colère ce matin, mais d’un autre côté, j’étais inquiète.
— Est-ce lié au fait que papa et moi nous nous soyons rapprochés hier soir ?
Cette lueur dans son regard, ses yeux me fixaient comme cette fois où le médecin est venu annoncer le décès de maman. Sa voix, elle me rassurait, mais en même temps je la sentais éreintée et tremblante.
— Papa voulait-il me dire quelque chose hier ?
