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- Je vais bien, maman. Répondit papa Massayo.
Un silence s'installa, ponctué par le son régulier des prunes croquées avec gourmandise.
- J'ai souhaité personnellement te parler. Entama grand-mère Abigail.
- Oui maman, je le sais, c'est pour cela que je suis ici. Rétorqua papa Massayo.
- Je te remercie d'être venu, mon père.
- C'est tout à fait normal, maman. Rétorqua papa Massayo.
Un silence s'installa à nouveau pendant quelques secondes.
- Quand j'étais jeune, mon souhait le plus cher était de devenir une grande dame, à l'image de notre première reine, Arlette Ndang après avoir entendu son histoire de
bravoure. Malheureusement, en tant que femme, ma nature ne me permettait pas de faire ce choix, bien que je l'aie ardement désiré. Mon feu père, que son âme répose en paix, ne plaçait ses espoirs qu'en mes freres, qui, hélas, n'ont rien accompli dans leur vie malgré
l'héritage multiple laissé par notre défunt père. Certains sont devenus des ivrognes, d'autres des voleurs. Pour ma part, j'ai su m'adapter à toutes les circonstances en
héritant du savoir-faire de mon père, mais cela n'a pas empeché celui-ci de me chosifier parce que j étais née femme, au point de me marier à un inconnu à l’âge de onze ans. J'ai longtemps accepté mon destin, moi ainsi que les femmes de ma génération. Mais
maintenant, il est temps que cela cesse. Ce n'est pas l'héritage que nous à légué la reine Arlette.
- Où veux-tu en venir, maman ? Demanda papa Massayo, cherchant à comprendre.
- La sagesse des tissus révèle notre essence, où chacun célèbre son unicité. Comme la femme qui danse dans une jupe peut tout autant revêtir une culotte, l'homme, bien qu'il puisse porter une culotte, ne peut porter une jupe.
Le visage de papa Massayo s'assombrit, rempli de confusion. Il chercha à saisir le sens des
paroles de grand-mère Abigail avant de poursuivre :
- Maman, je ne doute pas de ta sagesse, mais éclaire ma lanterne afin que je puisse te comprendre. Dit-il.
- Celle que tu envisage envoyer en mariage, c'est elle qui pourrait sauver de la pauvreté notre famille et notre génération.
Papa Massayo resta silencieux quelques instants, cherchant ses mots avant de reprendre.
- Alors, elle t'en a parlé ? Demanda-t-il.
- Qui ? De quoi parles-tu ? Demanda grand-mère Abigail.
- Anita. Est-ce qu'elle t'a dit que j'envisageais d'envoyer Soledad en mariage ? Rétorqua papa Massayo.
- Les paroles murmurées entre les époux sont gardées par les murs de leur foyer. Ma fille le sait bien. Mon fils, le regard d'un sage, tel un phare dans la nuit, voit bien au-delà des horizons.
Papa Massayo, dont la patience commençait à s'épuiser, cherchant à prendre parole, mais
grand-mère Abigail l'interrompit :
- Soledad a déjà 20 ans, et c'est un honneur pour notre famille qu'elle soit la première fille du village à avoir obtenu son Baccalauréat. Je n'ai pas eu la chance d'aller aussi loin dans mes études, mais je sais que c'est un grand prestige, surtout pour notre village.
J'aimerais que tu demandes à Soledad ce qu'elle aimerait faire maintenant qu'elle a son
diplôme. Ne penses-tu pas qu'il est temps que les femmes aient aussi droit de faire leurs propres choix ? Si elle devient médecin et ouvre un centre médical dans notre village qui en a grandement besoin, peux-tu imaginer les bienfaits que cela apporterait à tous
les villageois ? Massayo, tu vieillis, et bientôt tes bras se fatigueront. Auras-tu assez d'argent pour payer les hommes forts du village afin qu'ils aillent te chercher du bois dans la forêt ou le fendre pour toi ? Ou comment trouveras-tu l'argent nécessaire ? Toutes tes filles se marieront, dépendantes des autres hommes, et le cycle se perpétuera. Les sommes versées en dot pour elles finiront par s'épuiser. Un jour, peut-être, tu
marcheras comme moi, condamné à utiliser une canne pour te maintenir en équilibre. Tes femmes aussi vieilliront. Qui prendra soin de toi si ce ne sont pas tes filles ? T'es-tu déjà posé ces questions sur ton propre avenir ? Poursuivit-elle.
Papa Massayo, agacé par l'insistance de grand-mère Abigail, l'interrompit brusquement.
- Maman! C'est vrai qu'il y a un proverbe de chez nous qui dit : « Garde le silence devant un sage qui parle, même si tu n'es pas d'accord avec les mots qu'il vomit ». Mais maman, je ne peux garder le silence plus longtemps. Comparer la gente féminine et
masculine est une abomination ! Une abomination maman!
Le ton enflammé de papa Massayo troubla Pitou, qui se mit à aboyer dans tous les sens.
- Maman, la femme ne fait pas de choix, elle exécute ! Connais-tu l'histoire de Canaan et Bruelle ? C'est une histoire qui m'a été conté par mon feu père quand j'avais quatorze ans.
Canaan était un homme très respecté dans son village, non seulement pour sa bravour
et ses conquêtes, mais aussi pour sa grande sagesse. Lorsque des problèmes complexes survenaient dans le village, les anciens faisaient appel à lui pour demander conseil, et ses paroles les sortaient toujours des situations les plus difficiles. Canaan était
célibataire et n'avait pas d'enfant malgré ses soixante ans. Le chef du village décida alors de donner sa propre fille en mariage à celui-ci , en signe de reconnaissance pour tout ce qu'il avait fait pour le village depuis sa jeunesse. Canaan accepta d'épouser Bruelle, et ils vécurent heureux jusqu'au jour où Canaan appela Bruelle dans sa chambre et lui dit : « Je prends de l'âge, chérie, et j'aimerais que tu prennes en charge toutes mes
activités, car je n'ai plus assez de force pour le faire. Bruelle accepta cette demande et prit donc en main le patrimoine de son époux, ce qui lui rapporta beaucoup d'argent.
Elle s'enrichissait progressivement, mais quand elle estima avoir suffisamment, elle
cessa brusquement de s'occuper de son époux. Elle alla même jusqu'à avoir des relations avec ses employés, jusqu'au jour où Canaan les surprit dans leur lit conjugal, et il mourut subitement d'une crise cardiaque sur place. Bruelle s'enfuit alors et le village n'entendit plus jamais parler d'elle. Maman, une fois que la femme possède ce
qui est destiné à l'homme, elle devient très dangereuse. C'est pourquoi Dieu a voulu que la femme soit infèrieure à l'homme, car son être ne peut contenir les effets de la
tentation qui résident dans ces attributs masculine. Soledad est désormais adulte et prête pour le mariage. Tu m'as donné ta fille quand elle était bien plus jeune! Poursuivait-il.
- Massayo, la mentalité de la femme qui a bénéficié d'une éducation diffère de celle des femmes qui en ont été privées . Nous avons commis des erreurs par le passé par manque de connaissances et d'éducation. Nos parents nous ont élevées d'une manière
qui nous a poussées à agir en vers nos enfants sans tenir compte de leurs véritables désirs, en leur imposant nos choix, qu'ils soient bons ou mauvais, et ce sont eux qui devront en assumer les conséquences. Mais nous avons la chance de vivre une époque où l'éducation est plus accessible, et nous devons permettre à nos enfants, qu'ils soient garçons ou filles, de choisir leur propre destin. Parle à ta fille, c'est tout ce que je te
demande.
Papa Massayo, visiblement contrarié, répliqua :
- Maman, tu parles de choix, mais tu n'ignores pas les traditions et les valeurs de notre
village. Nous avons toujours suivi une hiérarchie stricte, où les hommes prennent les décisions importantes et les femmes se consacrent aux tâches domestiques. C'est ainsi que notre communauté a prospéré pendant des générations, bien avant l'avènement de votre reine Arlette, l'indigne héritière du tout-puissant roi Soukoundé. Permets-moi de
prendre congé de toi maman. Lança papa Massayo.
Il se tourna et s'en alla d'aussitôt.
« Celui qui refuse d'écouter les conseils d'un sage qui est à quelques kilomètres de la terre ira
avant lui ». Renchérit grand-mère Abigail.
