Chapitre 2: MA MEILLEURE AMIE
Trois semaines. Il aura suffi de trois semaines pour qu’elle retrouve son sourire.
— Il s’appelle Adam. Il est prof de sport dans un lycée, m’a-t-elle annoncé un samedi matin, les yeux pleins d’une excitation que je n’avais pas vue depuis longtemps.
J’ai levé les yeux de mon café, mon cœur déjà un peu trop serré.
— Sérieux ? Et tu l’as rencontré où ?
— Dans un bar avec Julie. Il m’a offert un verre, on a parlé toute la soirée. Et tu sais le plus fou ? Il m’a rappelée. Dès le lendemain.
Elle riait, elle gesticulait, elle racontait chaque détail avec cette lumière dans les yeux… Cette lumière que j’aurais voulu faire naître, moi. Pas lui.
Je fais semblant de m'intéresser, comme toujours. Je hoche la tête. Je lâche un « c’est cool » qui sonne faux même à mes propres oreilles. Mais elle, elle n’entend rien.
Quelques jours plus tard, je le rencontre. Par accident. Elle me le présente alors qu’on sortait d’un petit restau. Il est grand, musclé, sûr de lui. Le genre qui sait qu’il plaît. Le genre qu’elle aime.
— Alors, c’est toi le fameux meilleur ami ? dit-il en souriant, en me tendant la main.
— Ouais. Et toi t’es… le nouveau.
Il rit. Emma me jette un regard qui dit “sois gentil”. Alors je fais un effort. Je souris, je joue le rôle. Mais en moi, tout se tend. Parce que je vois déjà comment ça va finir. Comme d’habitude. Il l’impressionne, il lui dit ce qu’elle veut entendre… et quand elle commencera à s’attacher, il partira.
Mais cette fois, j’en suis pas si sûr. Ce type… il a l’air différent. Il reste. Il l’écoute. Il la fait rire. Il la regarde comme moi je la regarde.
Et ça, ça me fait peur. Parce que pour la première fois, peut-être… elle va tomber sur quelqu’un de bien. Et moi, je vais rester là. À la regarder lui échapper un peu plus chaque jour.
Il ne s’est pas contenté de séduire Emma. Non. Il a su se glisser dans tous les espaces vacants de sa vie. Il s’est intéressé à ses passions, à son passé, à ses cicatrices même. Elle me l’a dit, les yeux brillants :
— Il me pose des questions que personne ne m’a jamais posées. Il m’écoute vraiment. Comme toi, en fait… mais différemment. Avec ce truc en plus.
Ce “truc en plus”, c’était ce que je n’avais jamais osé lui offrir.
Le week-end suivant, elle m’a proposé une sortie à trois.
— Comme ça, tu ne te sentiras pas mis de côté, tu vois ? Je veux que tu sois dans ma vie, même avec lui dedans.
Elle avait dit ça comme on essaie de tout concilier, naïvement, sans voir que les équilibres changent.
On s’est retrouvés dans un petit resto italien qu’elle adorait. Emma était radieuse. Adam, lui, était à l’aise, comme s’il connaissait déjà tous les codes, toutes les répliques.
— Alors, tu bosses dans quoi déjà ? m’a-t-il demandé au bout de quelques minutes.
Je lui ai répondu, poli. Mais chaque fois qu’il me posait une question, c’était comme s’il cochait une case. Il était charmant, c’est vrai. Respectueux. Drôle, même. Pas le type de gars qu’on peut détester facilement. Et c’était bien ça le problème.
Il était “parfait”.
— T’as une chance de l’avoir dans ta vie, a-t-il dit à la fin du repas, avec ce sourire tranquille. Je veux dire… Emma, c’est pas juste une fille bien. Elle rend les gens meilleurs. Je le sens déjà. Elle me pousse à être un meilleur homme.
J’ai regardé Emma. Elle rougissait, flattée. Elle avait l’air heureuse. Et ça… ça me tuait. Parce qu’il la voyait comme je la voyais. Et il pouvait lui dire. Moi, je me contentais de l’aimer en silence.
Sur le chemin du retour, Elle m’a proposé de marcher un peu après le dîner. Adam avait dû partir “pour un appel important”, ce qui nous laissait, elle et moi, seuls, comme avant. Mais ce n’était plus tout à fait pareil.
On marchait sans trop parler, nos pas résonnaient doucement dans les rues calmes. Elle avait les bras croisés, pas parce qu’elle avait froid, il faisait doux ce soir-là mais plutôt comme si elle se protégeait.
— T’en penses quoi ? D’Adam ?
Je l’ai regardée. Elle attendait ma réponse comme on attend un verdict. J’aurais pu tout saboter. Trouver un défaut. Dire qu’il sonnait faux, que son sourire avait l’air trop bien étudié, que son regard glissait parfois trop vite vers les autres filles dans la pièce.
Mais je n’ai rien dit de tout ça.
— Il a l’air bien. Pour toi.
Elle a penché légèrement la tête.
— C’est tout ?
— Qu’est-ce que tu veux que je dise, Emma ? Il est intelligent, il te fait rire, il s’intéresse à toi. Il a coché toutes les cases.
Elle a marqué un silence.
— Et toi ? Tu te sens à ta place… avec lui autour ?
Cette question, je ne m’y attendais pas. J’ai senti quelque chose se serrer en moi.
— Tu veux la vérité ?
Elle m’a regardé droit dans les yeux.
— Toujours.
— Non. J’ai l’impression d’être un chapitre qui se ferme lentement. Et de rester là à regarder quelqu’un d’autre écrire la suite de l’histoire à ma place.
Elle a cligné des yeux, comme si mes mots l’avaient blessée plus qu’elle ne voulait le montrer. Elle s’est arrêtée de marcher, et moi aussi.
— Tu sais que t’es pas un chapitre pour moi. T’es… t’es la base. La fondation. Le premier regard que j’ai eu sur le monde quand j’ai commencé à me reconstruire.
Elle m’a dit ça avec cette voix douce, presque tremblante. Et ça aurait pu être un moment clé. Ça aurait pu être le moment où je lui disais tout. Que je l’aime. Que je l’ai toujours aimée.
Mais j’ai juste souri.
— Alors j’espère qu’Adam saura s’appuyer sur ce qu’on a construit. Et pas le démolir.
Elle a baissé les yeux. Peut-être un peu troublée. Peut-être juste fatiguée.
On a fini la marche en silence. Mais ce silence-là n’avait rien de confortable. Il était tendu, suspendu. Comme si quelque chose venait d’être dit… sans vraiment l’être.
Et dans mes entrailles, une certitude commençait à s’installer : si je ne fais rien, elle va vraiment me glisser entre les doigts
Les jours ont commencé à changer. Doucement, subtilement. D’abord, elle ne répondait plus tout de suite à mes messages. Puis, nos cafés du jeudi se sont faits plus rares, repoussés ou annulés à la dernière minute.
Je ne lui en ai pas voulu au début. Je me disais que c’était normal. Nouveau couple, nouvelle dynamique. On connaît ça.
Mais un soir, j’ai craqué.
Je lui ai écrit :
"Tu me manques un peu. On s’éloigne, non ?"
Elle a répondu :
"Ne dis pas ça. C’est juste que j’ai moins de temps, mais t’es toujours là, dans ma tête."
"Dans ma tête."
J’aurais préféré "dans mon cœur".
Quelques jours plus tard, elle m’a invité chez elle. Elle voulait que je voie l’endroit qu’elle partageait déjà à moitié avec Adam. Il y avait ses chemises accrochées dans son armoire, sa brosse à dents à côté de la sienne, ses disques vinyles sur l’étagère du salon.
— Il t’a offert ce vinyle de London Grammar ?
— Oui, il a vu que j’écoutais souvent "Wasting My Young Years", il m’a dit que ça lui faisait penser à moi.
J’ai hoché la tête, sans rien dire. C’était une chanson qu’on avait écoutée ensemble, elle et moi, en boucle pendant tout un été. Et maintenant, elle avait changé de sens. Elle était devenue un souvenir volé.
Le soir, avant de partir, elle m’a raccompagné à la porte. Elle m’a pris la main un instant.
— Tu sais que je t’aime, hein ?
— Ouais… je sais.
Mais elle ne savait pas. Pas comme moi, je l’aimais.
Elle a ouvert la porte. Et Adam était là, juste devant. Il souriait, naturellement. Il m’a serré la main comme un ami. Comme un type sûr de lui. Il avait les clés de son appart et de son cœur.
Et moi, je suis rentré chez moi.
Dans le silence. Dans l’ombre.
Avec ce pressentiment : je suis en train de la perdre.
Pas brusquement. Pas comme un choc.
Mais comme une lumière qui s’éteint, lentement, trop lentement pour qu’on puisse dire exactement à quel moment il fait nuit.
*A SUIVRE...*
