Chapitre 005
Lina se réveilla sans savoir combien d’heures s’étaient écoulées. Ses paupières lourdes refusaient de s’ouvrir. Elle avait l’impression qu’un poids invisible lui écrasait la poitrine.
Elle s’assit sur le bord du lit, la tête entre les mains. La chambre baignait dans une semi-obscurité. Les volets étaient toujours clos. La lumière venait d’un plafonnier discret, qu’elle n’avait pas allumé elle-même.
Une odeur de café et de pain chaud flottait dans l’air.
Elle se retourna. Sur la coiffeuse, un plateau l’attendait : un petit déjeuner complet, posé avec un soin maniaque.
Elle sentit la colère remonter, plus forte que la faim. Elle se leva, saisit le plateau et le balança contre le mur. Le bruit éclata dans le silence comme une détonation.
Elle recula, le souffle court, les mains crispées.
La porte resta fermée.
La caméra, au plafond, l’observait toujours.
Elle aurait voulu l’arracher de ses propres doigts.
Puis un déclic retentit.
La poignée tourna lentement.
Elle recula jusqu’au lit, le cœur battant.
La porte s’ouvrit.
Ezekiel se tenait sur le seuil, vêtu d’un costume sombre. Pas un cheveu ne dépassait. Son calme était plus effrayant que n’importe quelle violence.
Ils se regardèrent longtemps sans un mot.
— Tu n’as pas mangé, dit-il enfin.
Sa voix était si posée qu’elle sentit la haine lui brûler la gorge.
— Je ne mangerai rien tant que vous ne me laisserez pas partir.
Il entra dans la pièce, referma la porte derrière lui.
— Tu n’iras nulle part.
— Vous êtes malade.
Il s’approcha, posa un regard sur les débris de porcelaine au sol.
— C’est inutile. Tu peux briser les objets. Pas ma détermination.
— Qu’est-ce que vous attendez de moi ? hurla-t-elle.
Il croisa les bras, l’observant comme on étudie un animal sauvage.
— Que tu comprennes que rien ni personne ne te protégera de moi. Que tu acceptes ma présence.
Elle secoua la tête, les larmes lui montant aux yeux.
— Vous croyez que je vais me résigner ?
Il eut un sourire si calme qu’elle sentit un frisson la parcourir.
— Oui. Parce que tu n’as pas d’autre issue.
Elle recula jusqu’au mur.
— Si vous me touchez…
— Si je voulais te prendre de force, Lina, je l’aurais déjà fait.
Sa voix ne tremblait pas.
— Mais je ne veux pas d’un corps contraint. Je veux que tu sois présente. Que tu saches à qui tu appartiens.
Elle déglutit, le cœur battant si fort qu’elle crut s’effondrer.
— Vous… Vous êtes fou.
— Peut-être.
Il la fixa, silencieux.
Puis il fit un geste, et la porte s’ouvrit de nouveau.
Deux femmes entrèrent. L’une portait un chignon strict, l’autre un air neutre. Elles tenaient des sacs.
— Voici Clara et Sophie. Elles sont ici pour t’aider.
— M’aider ? A quoi ?
Il avança d’un pas.
— A comprendre que ta vie ici n’est pas une prison. C’est un endroit où tu seras en sécurité. Où personne ne te fera jamais de mal… sauf moi, si tu m’y obliges.
Ses yeux gris étaient plus glacés qu’un ciel d’hiver.
— Que voulez-vous dire ?
Il tendit la main vers elle.
— Viens.
Elle secoua la tête.
Il soupira.
— Si tu refuses encore, je demanderai à Clara et Sophie de te préparer malgré toi.
— Me préparer ? répéta-t-elle, la voix brisée.
— Tu vas prendre un bain. Tu vas changer de vêtements. Et tu vas descendre déjeuner avec moi.
— Non !
— Oui.
Elle chercha un recoin où fuir. Mais les deux femmes étaient déjà de chaque côté.
Ezekiel la fixa encore un instant.
— Je descends. Dans une heure, tu me rejoindras. Si tu refuses, je monterai moi-même.
Il recula vers la porte.
— Lina…
Elle le fixa, le cœur battant.
— Quoi ?
— Il vaut mieux que tu coopères. La violence ne me dérange pas. Mais je préférerais que tu ne me forces pas à l’utiliser.
Et il disparut dans le couloir, laissant derrière lui un silence qui hurla plus fort qu’un coup de tonnerre.
Les deux femmes s’avancèrent.
— Mademoiselle, dit la plus âgée d’une voix douce. Venez.
— Ne me touchez pas !
— Nous comprenons votre colère. Mais cela ne changera rien.
Elle sentit leurs mains saisir ses bras.
— Lâchez-moi ! cria-t-elle.
— Nous ne vous ferons pas de mal.
La porte se referma.
Et Lina comprit qu’à partir de ce moment, rien ne lui appartiendrait plus. Pas même son propre corps.
Les deux femmes ne haussèrent jamais la voix. Elles n’avaient pas besoin de la brutalité. Leur calme était plus efficace que n’importe quelle contrainte.
Lina tenta de se débattre, mais leurs mains étaient fermes, sûres, habituées à la résistance.
— Lâchez-moi ! Vous n’avez pas le droit !
La plus jeune, Sophie, la regarda avec un mélange de pitié et d’indifférence.
— Vous devez vous préparer. Monsieur Delacroix ne tolère pas qu’on lui manque de respect.
— Je ne lui dois rien ! Rien !
Elles ne répondirent pas.
Clara la guida jusqu’à la salle de bain attenante. C’était une pièce vaste, presque opulente : baignoire ancienne sur pieds, marbre blanc, flacons de parfum alignés sur une tablette de verre.
Elles l’installèrent sur un tabouret. Lina tremblait, glacée d’humiliation.
— Vous n’avez pas besoin de faire ça, murmura-t-elle d’une voix brisée.
Clara croisa son regard.
— Nous préférons ne pas vous contraindre. Mais si vous ne coopérez pas, nous y serons obligées.
Elle serra les dents, les larmes lui montant aux yeux.
— Allez-vous-en. Je… Je me changerai seule.
Un silence pesant s’installa.
— Très bien, dit enfin Clara. Nous attendrons derrière la porte. Mais si vous tentez de fuir, sachez qu’il y a des gardes dans le couloir.
— Des gardes ? Vous…
— C’est la condition de votre sécurité, Mademoiselle.
La porte se referma.
Lina resta un instant immobile, la respiration saccadée.
Elle jeta un coup d’œil à la fenêtre : un simple vasistas haut placé, trop étroit pour qu’un corps d’adulte puisse s’y faufiler.
Elle posa ses mains sur le rebord de la baignoire.
Elle se sentait sale, souillée, comme si la simple présence de cet homme avait contaminé chaque recoin de sa vie.
Elle se déshabilla avec des gestes lents, honteux. Chaque vêtement tombé au sol lui arrachait un peu plus de sa dignité.
Quand elle entra dans l’eau chaude, elle faillit éclater en sanglots.
Elle resta là longtemps, les genoux repliés contre sa poitrine. La vapeur embuait ses yeux.
Dans cet endroit qu’il avait choisi pour elle, elle n’était rien qu’un corps prisonnier.
Une poupée qu’il avait décidé de posséder.
Quand l’eau commença à refroidir, elle se força à se lever. Elle s’enroula dans une serviette, grelottante.
Sur une chaise, une robe l’attendait. En soie noire, simple mais d’une élégance qui lui paraissait une insulte.
Elle serra le tissu contre elle.
— Je ne suis pas à vous, murmura-t-elle. Je ne le serai jamais.
Mais même en le prononçant, elle sut qu’il l’entendrait. Qu’il sourirait dans l’ombre.
Elle s’habilla d’un geste rageur, luttant contre les larmes.
Quand elle ouvrit la porte, Clara et Sophie l’attendaient. Elles ne firent aucun commentaire.
Elles l’accompagnèrent dans le couloir.
Chaque pas la rapprochait de lui. Chaque pas la vidait un peu plus de ses forces.
Elles descendirent l’escalier.
Au rez-de-chaussée, une vaste salle à manger baignait dans une lumière douce. Une table dressée pour deux les attendait.
Ezekiel se tenait debout, les mains croisées derrière le dos. Il la regarda approcher sans un mot.
Quand elle entra, il sourit.
— Tu es magnifique.
Elle détourna le regard, la gorge serrée.
— Je ne fais pas ça pour vous.
— Peu importe pourquoi tu le fais. Ce qui compte, c’est que tu sois là.
Il lui désigna une chaise.
— Assieds-toi.
Elle resta immobile.
— Lina. Assieds-toi.
Sa voix n’était pas plus forte qu’un murmure. Mais elle contenait une menace qu’elle comprit instinctivement.
Elle recula la chaise et s’assit.
Il prit place en face d’elle.
— Aujourd’hui est le premier jour de ta nouvelle vie.
Elle serra les poings sur ses genoux.
— Vous ne me garderez pas ici.
— Si. Aussi longtemps que je le jugerai nécessaire.
Un domestique apparut et servit le repas. Des plats raffinés, posés devant elle comme autant de provocations.
— Mange, ordonna-t-il doucement.
— Non.
— Il faudra bien que tu cèdes un jour.
Elle planta ses yeux dans les siens.
— Vous pouvez me garder ici cent ans, je ne vous appartiendrai jamais.
Il sourit.
— Nous verrons.
Le silence retomba.
Dans ce manoir où elle n’était plus qu’une captive, Lina comprit qu’un jeu avait commencé.
Et qu’elle n’en connaissait pas encore les règles.
