chapitre 6
Chapitre 6
Il n’avait pas tardé à réapparaître. Gabriel. Il semblait croire qu’une simple présence suffirait à rétablir une forme de complicité, ou pire, qu’un mensonge effleuré par son sourire suffirait à racheter des années d’absences et de trahisons. Sophie ne savait pas ce qui l’avait poussée à s’y attendre, mais lorsqu’elle l’aperçut dans la foule, son cœur se serra. L’espace d’un instant, il était là, dans cette soirée, comme un fantôme du passé.
Le plus étonnant, c’était sa capacité à se glisser là où il n’était plus censé être. Elle le sentit avant même de le voir, cette attention redoutable qu’il portait à chaque geste, chaque interaction, dans ce monde où ils s’étaient fait oublier, elle et lui. Et voilà qu’il apparaissait, avec sa veste noire parfaitement coupée, son regard acéré, tout en fausse décontraction. Il était là, au centre de tout, essayant de paraître décontracté, alors qu’il ne l’était jamais. Ni dans son attitude ni dans ses mots.
Il s’approcha d’elle comme si c’était la chose la plus naturelle à faire. Ses pas étaient calculés, presque mesurés. Elle sentit une brume légère l’envahir. Était-ce lui qui s’approchait d’elle ? Ou était-ce l’ombre de ce qu’il avait été ? Elle n’en avait plus aucune certitude. Mais il s’arrêta finalement à une distance raisonnable, juste assez proche pour que Sophie n’échappe pas à sa tentation.
“Tu ne t’attendais pas à me voir ici, n’est-ce pas ?” dit-il d’un ton léger, un brin moqueur, comme si la situation était parfaitement normale. Ses yeux brillaient de cette lueur qu’elle connaissait trop bien. La même lueur qu’il arborait quand il savait qu’il contrôlait tout, quand il savait qu’il laissait l’autre se sentir dérangé, dans la position du fautif, tout en restant l’acteur principal de leur petite scène. “C’est presque un hasard.”
Elle le fixa un instant, presque amusée par sa tentative de jouer la carte de l’incertitude. Le “hasard”, ce mot qui, dans sa bouche, sonnait tellement faux. Qui aurait pu y croire, après tout ce qu’il avait fait, après tout ce qu’il lui avait montré de lui-même ? Non, ce n’était pas un hasard. C’était trop simple pour être vrai. Il voulait sa réaction. Il voulait qu’elle réponde. Mais Sophie n’était plus cette femme-là. Elle avait cessé de jouer ces jeux.
“Je vois que tu continues à t’inventer des scénarios, Gabriel. Comme toujours,” répondit-elle avec une froideur qu’elle n’avait pas utilisée depuis des mois. Elle avait pris une grande inspiration, ses pensées s’étaient mises en place. La rage qu’elle avait sentie jadis s’était dissoute dans un calme glacé. Il n’y avait plus rien à dire.
Un éclat d’amusement perça son visage, comme une fissure dans la façade qu’il avait mis tant de temps à ériger. Il pencha la tête, cette expression presque mélancolique qu’il savait si bien jouer. Il n’avait pas changé. Pas du tout.
“Vraiment, Sophie, je ne veux que discuter. Ne fais pas comme si tu n’avais rien à me dire,” dit-il en prenant un ton plus doux, plus intime, comme s’il se permettait de l’aborder sur un terrain qu’elle connaissait trop bien. Il chercha à la regarder d’un air presque perdu, comme si lui aussi était victime des circonstances. “Tu sais que ça ne s’est pas fait dans l’intention de te blesser, n’est-ce pas ? Je… je n’ai jamais voulu ça. Je… je me suis perdu moi-même.”
Elle le regarda un instant, son cœur battant un peu plus fort, non pas par nostalgie, mais par colère. C’était cette indifférence qu’il suscitait chez elle qui le perturbait le plus. Elle le savait. Il espérait une faille, une brèche dans son masque d’indifférence. Et ça le rendait fou. Peut-être qu’il espérait encore qu’elle cède à cette fausse tendresse, ce pouvoir qu’il croyait avoir sur elle. Mais elle ne céderait pas.
“Tu penses vraiment que j’ai oublié tout ce que tu as fait ?” répondit-elle d’une voix plus basse. “Ce n’est pas une histoire de vouloir ou de ne pas vouloir. C’est une histoire de respect. Et tu l’as piétiné. Moi, et tout ce qu’on avait.”
Elle le défia de son regard froid, sans crainte. Il n’était plus cet homme qui contrôlait sa vie, plus cette figure imposante qu’elle avait été incapable de quitter. Il était juste Gabriel, un homme comme un autre, qui avait joué une partie à son détriment.
Il s’agita légèrement, ses mains légèrement crispées sur son verre, cherchant à reprendre le contrôle de la conversation. Mais il n’avait plus cette emprise. Et ça, il le savait. Le silence qui suivit entre eux semblait aussi lourd que l’évidence de son échec. Gabriel la regarda encore, un instant, comme s’il cherchait quelque chose dans ses yeux, quelque chose qu’il n’y trouvait plus. Ce n’était plus de l’amour, ni de la haine. C’était un simple constat, un jugement. Et Sophie le voyait bien : il n’était plus celui qu’elle avait cru connaître.
Il se redressa alors, se forçant à garder son apparence, cette fausse dignité qui l’habitait. Il avait toujours cherché à paraître plus grand qu’il ne l’était, à manipuler les situations à son avantage. Mais aujourd’hui, il n’était qu’un homme perdu, seul, et ça le tuait de savoir qu’il n’aurait plus jamais cette emprise sur elle.
“Je vois,” souffla-t-il, presque à lui-même. “Tu as raison. Je ne devrais même pas être là. Je suis désolé.” Il marqua une pause, mais quelque chose dans sa voix trahissait encore un brin d’amertume, de dépit. “Mais tu sais, Sophie, je pensais vraiment que tu reviendrais. Que ça finirait par s’arranger. Que tu… que tu me pardonnerais. Peut-être que je m’étais trop habitué à te voir comme la personne qui pardonne tout.”
Elle sourit alors, un sourire amer qui fit naître un frisson sur la peau de Gabriel.
“Non,” dit-elle enfin, d’une voix ferme. “Tu t’es juste habitué à me voir me sacrifier pour toi. Mais ce n’est plus le cas. Tu n’as plus ce pouvoir.”
Il la regarda, son regard vacillant. Il ne pouvait pas le supporter. Ce regard qui lui disait tout ce qu’il avait perdu. Et lui, il n’était même pas capable de la récupérer. Elle n’était plus là, à le regarder comme une enfant qu’on peut manipuler. Elle était loin, trop loin.
Elle se détourna alors, ne lui laissant même pas le temps de réagir. Aucun mot, aucun geste. Elle s’éloigna simplement, laissant derrière elle l’homme qu’il avait été. Ce qu’il avait cru pouvoir maintenir, ce qu’il pensait être sa force, n’était plus qu’une ombre dans la nuit.
