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3. « Viens, viens… quoi que tu sois.»
« S’il te plait Kad, tu es plus près de la porte et puis j’ai ouvert toute la semaine.»
« Je ne peux pas me lever » dit-elle de sa voix ensommeillée.
Je soupirais de peine avant de descendre de mon lit et d’ouvrir la porte de notre chambre. J’entendis papa murmurer ses prières en rejoignant mon lit à la hâte. Je recommençais déjà à somnoler en essayant de reprendre mon rêve interrompu.
« Il va remonter si on ne fait pas d’efforts. » repris Kad au bout d’un instant
Je rouvris les yeux à contre cœur et fixais le plafond dans la pénombre.
« Allahou Akbar » dis-je doucement en enfonçant ma tête dans l’oreiller.
« Plus fort » chuchota t elle
« Allahou Akbar » répétais-je un tantinet plus fort
Kad pris la relève. On fit ca trois bonnes minutes avant que je ne commence à me rendormir quand papa fit irruption dans la chambre.
Je clignais des yeux tandis qu’il allumait la lampe.
« SERIEUSEMENT? VOUS VOUS FOUTEZ DE MOI ?»
« Trop… trop fort » murmura Kad d’en bas.
« Ah oui tu trouves que je parle trop fort ? C’est cet exemple que tu donnes à ta sœur ? C’est ça que vous faites quand je vous réveille ?»
« … »
« Vous pensiez pouvoir me duper longtemps ? Vous pensez que c’est à moi que vous le faites ? Un jour vous saurez que vos prières ne servent qu’à vous. Maintenant levez-vous avant que je ne m’énerve. ALLEZ ! »
J’avais perdu tout mon sommeil.
Quand je finis de me doucher après Kadi, elle était déjà partie. Papa me cria encore dessus avant que je ne puisse sortir de la maison. En plus c’était l’idée de Khadija.
Papa avait commencé à nous imposer le réveil à 6h pour prier à l’heure comme tout le monde et ne pas juste rembourser la prière à 7H ou plus tard parce que « Dieu ne nous a pas prêté les prières ». On a tenu une semaine mais c’était trop dur de quitter le lit à cette heure. Puis hier matin on est restées chacune dans son lit à faire comme si on priait. C’était assez pitoyable. On n’était pas convaincantes apparemment vu qu’il a fallu un jour pour qu’on nous découvre.
Je posais mon stylo, convaincue d’avoir atteint les bordures de mes connaissances. Juste deux mois de cours et ils nous demandaient tant de choses. C’était mon premier devoir de Maths. J’avais sérieusement appris la veille au soir et Kadi a bien fait en sorte que je ne laisse aucune virgule non sue. Mais là j’avais un trou. Je bloquais sur l’exo d’encadrement. On avait fait ça le premier cours. C’était pourtant simple. C’est que, je n’étais pas concentrée.
Je soupirais avant de balayer la salle des yeux. Tout le monde avait la tête obstinément baissée sur sa feuille. Je regardais les 3 petits diables comme les appelait Alima. Leissa releva la tête à ce moment et me lança un regard dédaigneux. Je le lui rendis le mieux possible avant de reprendre mon stylo et de griffonner un soleil sur le coin de mon brouillon.
Notre relation avec Maimouna, Leissa et Zeynab, n’avait, comme qui dirait, pas marché. La deuxième semaine de cours, je faisais complètement partie de la bande, on se déplaçait en meute, on saluait tout le monde, je passais des pauses animées, je me sentais importante et je rentrais dans une ambiance tout aussi bien. Mais je ressentais, arrivée chez moi une telle fatigue, à passer la journée à être à la hauteur. A la hauteur de leur popularité. C’était comme un nœud dans ma poitrine, une sensation, que mes journées ne devaient pas se passer comme ça. Ça commençait le matin, Maimouna et ses sourcils géométriques, me faisaient me sentir mal d’entrée. Je les aimais mes sourcils, mais je faisais tache à côté d’elle. Donc j’ai commencé à les tracer, à les épiler. Mais ça, ça allait encore.
Je ne comptais jamais arrêter mon mix de jus-madds-beignets, ça me suffisait, mais non, les filles achetaient elles à la station Total en face de l’école. En quelques minutes je m’étais retrouvée un jour,me dirigeant avec elles vers la station. Riant et plaisantant. Comme si c’était normal. Je n’avais que mille francs avec moi. La première fois j’ai prétendu que je n’avais pas faim et elles n’avaient pas fait attention. J’avais fait ça toute une semaine. Apres je ne pouvais pas continuer à être la seule qui sort les mains vides.
J’achetais des oréos à 600 et un Schweppes de 300. Puis des fois Leissa ou Maimouna me demandaient des pièces sans pression pour acheter des bonbons à la menthe ou faire des photocopies, sans savoir que j’y comptais pour rentrer. Ça avait l’air tellement négligeable, tellement insignifiant pour elles que je n’osais pas demander.
A la rentrée je me sentais plein aux as avec mes mille francs en poche et au fil des semaines avec elles, j’ai commencé à penser que c’était trop peu. J’ai commencé à récolter les monnaies du pain du matin ou du soir.
Tout ça, c’était trop fatiguant, trop, juste pour des copines. Un jour j’ai pris mon courage en main j’ai acheté mes beignets et… Je les ai mangés en cachette. Je suis rentrée ce jour-là triste de moi-même. J’avais honte et toute cette honte c’était trop pour ma petite tête. J’ai tout bonnement cessé de trainer avec elles. Et elles me montraient bien qu’elles avaient compris et que j’étais non grata dans la classe et partout ailleurs où elles avaient du pouvoir. Je me sentais mieux loin d’elles. Plus légère.
Quand j’en ai parlé à Kad elle m’a donnée une réponse curieuse. Je lui avais dit que j’arrêtais de trainer avec mes nouvelles copines, qu’elles n’étaient pas mon genre. Elle m’avait dit, l’air songeur, « qu’elles étaient si nombreuses » que je ne pouvais pas « ne pas vouloir autant d’amis ». Je n’avais pas su quoi répondre car ne comprenant pas. C’était tout bonnement incroyable. Pas de cris parce qu’elles étaient redoublantes et que j’avais osé m’en approcher, pas de menaces de le dire aux parents. Kad était bizarre.
Elle était retournée avec Ali. J’étais tellement lasse. J’avais juste envie d’aller le supplier d’aller tourmenter une autre fille. Que Kad ne pouvait pas supporter ça.
Je bâclais le dernier exo après avoir compté les points et m’être assurée que je pourrais avoir la moyenne au moins.
A la pause je retrouvais Maty et Alima. On disait tout le mal du monde sur les 3 petits diables et Alima nous confiait son dernier rencard avec son chéri. Elle nous montra les suçons qu’il lui avait faits, nous raconta, toute souriante, yeux brillants, comment c’était « délicieux ». Comment sa peau était « délicieuse » au contact de la sienne. Comment sa bouche était « délicieuse ». Moi J’avais juste envie qu’elle arrête de répéter ce mot. C’était si… Obscène. Elle ria de mon visage déconfit, me traita de prude, de retardée, de yambar (poltronne)
« Tu ne sais pas ce que tu rates. Tu vas bientôt avoir 17ans tu es là à jouer les pudiques. Tout le monde a un copain sauf toi. Reste là req.»
« Oui si c’est pour me faire avaler la peau non merci. Ça ne va pas chez vous ma foi. C’est quel sorte de délires ça ? » Fis je, en forçant l’indignation.
Je m’étonnais de savoir mentir aussi effrontément. Des fois le soir, dans mon lit, au chaud, lampes éteintes, avec Khadija endormie, je repensais aux baisers langoureux que Rubi et Alejandro s’étaient échangés dans notre petit écran au milieu du salon, sous les yeux de papa qui sondait nos moindres réactions. J’y repensais le soir. Comment elle tendait vers lui. Comment elle n’arrivait pas à détacher son visage du visage d’Alejandro. J’essayais d’imaginer la sensation, toutes les sensations. Ça me semblait douloureux et pénible ce qu’ils se faisaient et ça chauffait mes oreilles. J’essayais d’imaginer ce que cela faisait de poser ses mains sur la nuque d’Alejandro, dans son cou.
J’avais un truc, avec les cous.
Ce soir-là dans notre chambre alors que Kadi tapotait furieusement sur sa machine à calculer je lui demandais si Ali et lui s’embrassaient. Elle me fit les gros yeux, haussa les sourcils.
« Tu veux dire ? »
« Tu sais bien ce que je veux dire Khadija, tu sais bien »
Elle rit doucement. Mais ne dit rien.
Les semaines passaient et se ressemblaient. Les trois mousquetaires avaient mis la croix sur moi. Et Maimouna me regardait de cette façon que je n’aimais pas. Elle avait toujours l’air d’en savoir toujours plus que tout le monde, sur tout. Mais je m’en fichais, je n’allais pas être sa sous-fifre.
Ce jour-là on nous rendit nos devoirs. J’eus 9,5 et Kad allait me tuer. Me tu-er.
Maina avait 15 Leissa 14,5 et Zeynab 16. Je me retrouvais avec un 9. J’étais dégoutée et j’avais honte. J’étais d’autant plus énervée qu’elles étaient entrain de glousser comme des idiotes à la pause en me regardant. Je me gardais de parler de ma note à Kad et même à Alima et Maty…
Par chance, Kad serait trop débordée pour s’en souvenir. Surtout qu’elle avait toujours l’air ailleurs dernièrement. Je pensai que ça avait un rapport avec papa. Ils ne se parlaient toujours pas. Ça me fendait le cœur. J’aurais voulu que maman s’en mêle, mais elle ne dit rien. Maman ne dit jamais rien.
Ce jour-là, j’arrivais à la maison et trouvais papa affalé sur le canapé. Je le réveillais.
« Tu as finis tôt aujourd’hui non ? »
Il me fusilla du regard.
« Je peux te dire quelque chose ? »
« Tu le diras de toute façon »
« Pourquoi tu ne parles pas à Khadija ? Tu sais, elle travaille très dur à l’école et des fois elle a besoin de rester… »
« Je vais compter jusqu’à trois et si quand je finis tu n’as pas disparu, et que tu es encore à côté de moi en train de me dire comment éduquer des petites impolies dans votre catégorie ça va devenir compliqué pour toi ma petite. » dit-il, sec.
Je me levais pour rejoindre la chambre.
C’était le tour de Kad pour les corvées mais une heure après, elle n’était toujours pas là. Papa allait s’énerver. Je pris sur moi pour me trainer à la cuisine. J’allais faire de la friture de poisson et des pommes sautées. Papa allait grincher encore. Quand je finis de faire la cuisine et de ranger les chambres, Kad n’était toujours pas arrivée. Je gardais papa à l’œil dans le salon. Il était sur son ordi et ne cessait de regarder sa montre. Je priais de toutes mes forces qu’elle arrive vite. Je couru comme une folle vers la porte quand on sonna mais c’était maman.
« Pourquoi tu as l’air si empressée ? »
« Rien man, rien »
Elle me fit un bisou avant d’entrer.
« Aujourd’hui on ne se couchera pas tant que ta fille ne m’aura pas expliqué pour qui elle se prend dans cette maison. »
J’étais dans notre chambre, assise à même le sol près de la porte à essayer d’entendre ce que papa et maman disaient. Comme toujours maman parlait trop bas pour que je l’entende mais papa avait l’air toujours aussi énervé.
Il ne se calma pas de toute la soirée. Il était 22H 30 quand on se mit à manger. Maman mangea à peine avant de se lever. Je me fis toutes sortes de films dans ma tête. Peut-être qu’il lui était arrivé quelque chose. Peut-être qu’elle n’arrivait pas à avoir un bus.
J’étais toujours sur des charbons ardents quand enfin elle sonna à la porte. Elle me dépassa quand je lui ouvrais sans rien dire. La colère de papa explosa à l’instant et maman avait l’air tellement épuisée. Elle suivait papa et Kad des yeux tandis que je débarrassais. Je me mis à la porte de la cuisine pour les écouter.
« Tu étais où Khadija ? C’est la dernière fois que je te le demande. »
« Je te l’ai dit, à l’école. »
« A l’école jusqu’à 22H ? Tu veux me faire croire qu’après un mois tu as déjà tellement de choses à apprendre que tu ne peux pas le faire chez toi ?»
«… »
« Khadija, depuis quand tu te fiches de moi comme ça ? C’est parce que je ne te frappe pas que tu penses que tu peux tout faire ?»
Cela dura une bonne quinzaine de minutes. J’imaginais maman au milieu du canapé les regardant, contrariée à la minute.
Je fis la vaisselle avant de monter. Khadija était déjà couchée et s’était enveloppé tout le corps. Peut-être que je pourrais lui dire ma note maintenant, elle ne voudrait pas me dénoncer pensais je en me glissant sous mes draps.
« J’ai eu 9,5 au devoir de maths. » dis-je après courte réflexion.
« … »
« Je pense qu’il faut que je bosse plus et.. »
« Tu veux que je révise pour toi en plus ? Tu veux que je fasse tout pour toi ? Fiche moi la paix.» dit-elle froide.
Je me tus. Je pensais à toutes les choses qu’elle faisait pour moi. J’eus envie de lui demander.
Je n’arrivais pas à dormir donc deux heures de temps après j’étais toujours en train de me créer toute sorte de films allant du jour où Kad aura le bac avec la mention puis au jour où j’aurais la meilleure note de la classe pour enlever les sourires de Maimouna en passant par comment Khalil et Amina s’embrassaient. Amina était assez petite, sa tête devait arriver juste au niveau de la poitrine de Khalil. Elle devait se mettre sur la pointe des pieds. Je me demandais si elle posait sa main sur son cou aussi délicatement qu’il le fallait. Et je me demandais de quoi ils pouvaient bien parler. Amina était si idiote. Qu’aurait Khalil à lui dire ? Je me retournais dans mon lit, affligée par le courant de mes pensées.
Kad se leva de son lit quelques instants plus tard et alluma la lampe.
« Si tu pouvais arrêter de marmonner ça m’irait aussi tu sais ? »
« Oh ne met pas ta colère sur moi Khadija, je ne t’ai rien fait. Déjà quand je t’ai parlé tu m’as diminuée et maintenant tu veux t’énerver avec moi. »
Elle me fusilla du regard avant de me tourner le dos et d’aller se mettre sur l’ordi au coin de la chambre.
« Tu étais où ce soir ? » repris je un instant plus tard, incapable de résister.
« Avec Ali. Il avait besoin que je sois avec lui il n’était pas bien. »
Je retenais le flot de réponses méchantes qui me venait à l’esprit.
« Ah, d’accord. Il n’a pas d’amis lui ? »
« Oui mais il avait besoin que ça soit moi. Il avait besoin de moi. Tu ne peux pas comprendre»
« Unhun, je ne comprends rien… »
Elle sourit.
« Pourquoi tu marmonnais toi? »
« Je ne marmonnais pas. »
Elle ne dit rien. Elle ouvrit ses pages habituelles sur internet : The Economist, The Guardian, Garlandscience,… J’évitais instantanément de repenser aux fois où j’avais essayé de lire un article du Guardian.
« Est-ce que tu aimes toucher le cou, ou la nuque de Ali quand vous vous embrassez? »
Elle se retourna pour me regarder comme si j’étais dérangée.
« Tu es trop bizarre »
Elle garda le silence mais ne put retenir un autre sourire. Cela me redonna un peu confiance.
« Tu devrais arrêter d’agir comme ça avec papa. Tu sais qu’il ne s’énerve pas vite mais quand il le fait il ne pense pas à ce qu’il dit. »
« Il ne s’énerve pas vite contre toi tu veux dire ? Parce que tout ce que je fais l’énerve assez facilement je trouve. »
« Mais ce n’est pas vrai. Moi aussi je l’énerve quand je viens tard et… »
« Laisse tomber. Je vais boire, à mon retour on va parler de cous et de nuques. »
J’éclatais de rire, soulagée qu’elle se soit déridée. Je descendis pour rejoindre son lit, bien déterminée à profiter de sa bonne humeur subite et passagère. Elle dura plus de dix bonnes minutes. Je m’apprêtais à aller la chercher quand elle fit irruption dans la chambre. Elle referma la porte doucement avant de s’adosser dessus, les yeux dans le vide.
« Kad, tu exagères, on t’attend et toi tu vadrouilles dans les rues de la maison et… Kadi ? »
Elle me fixait mais n’avait pas l’air de me voir.
« Khadija, cava ? »
Je me levais comme elle ne bougeait toujours pas.
« Kadi ? Kadi ? »
Je la secouais mais elle fixait un point quelconque dans la chambre. Je la regardais un instant ne sachant pas quoi faire. Peut-être que je pourrais la gifler ? Dans les films ca réveille toujours les gens non ?
« Tu me fais mal » dit-elle machinalement.
Je lui tenais les bras. Je relâchais la pression avant de m’éloigner légèrement d’elle.
« Tu m’as fait peur. On dirait que tu as vu un fantôme. »
« Non, je n’ai pas vu fantôme » dit-elle de la même voix creuse.
« Je… Je sais bien, c’était une façon de dire… »
« On devrait dormir. » dit-elle en me contournant et en rejoignant son lit.
« Mais non, on dort pas, les cous... Tu... »
« Moi je dors, éteins la lampe. »
Je la fixais alors qu’elle se déplaçait vers son lit. Quelque chose dans ses yeux m’enleva toute envie de parler. Un nœud se créa dans ma poitrine sans que je ne sache d’où elle vienne. J’éteignis la lampe avant de rejoindre mon lit.
Je me cognais l’orteil dans le coin de lit mais je ne pus même pas en crier.
Je ne comprenais pas.
Le lendemain quand papa frappa à notre porte, je me retournais dans mon lit pour trouver la forme de Kad, tapie dans l’ombre, les genoux ramenés vers sa poitrine sur la chaise devant l’ordi en veille.
« Khadija ? »
« Salut »
Je n’étais pas bien.
***
En classe je ne cessais de penser à elle, à comment elle m’avait regardée la veille, à l’intonation de sa voix. Je me demandais depuis combien de temps elle était restée assise sur la chaise. Quelque chose me dissuadait d’aller la voir dans sa classe. J’étais encore en train d’y penser à la pause. J’étais assise seule sur les bancs à attendre Maty et Alima qui avaient d’autres copines. Au moins elles s’étaient faites des affinités.
Depuis que je me suis éloignée des filles j’ai l’impression de ne plus exister dans la classe. Elles monopolisent l’attention de la classe entière. J’existais à peine. A part pour Lamine. Le garçon qui s’asseyait à côté de moi. Il était très gentil et ne parlait pas beaucoup. Mais il était toujours tout seul et je n’avais pas envie d’être sa seule amie.
Les petits diables étaient trois bancs plus loin. J’entendais leurs éclats de rires. Maimouna me lançait ses regards habituels. « L’Elite » passa à ce moment-là. J’aperçus Amina bras autour de la taille de Khalil qui avait son bras sur ses épaules et lui chuchotait à l’oreille. Un sentiment inconnu s’empara de moi. Je les suivais du regard tandis qu’ils se mettaient sur les bancs. Ils s’arrêtèrent devant Maimouna. Si j’étais assise là-bas avec elles, il m’aurait saluée comme la dernière fois. Et il m’aurait regardée. Pas que je le voulais mais il l’aurait fait.
« Salut Maya »
Je me retournais pour tomber sur Lamine que je n’avais pas vu arriver.
« Salut »
Je lui fis une grimace avant de retourner à mes observations.
Eventuellement je rencontrais ses yeux. Amina avait sa main sur sa tête et lui parlait tout sourire. Et il me regardait. Cela dura une courte seconde mais j’étais comme hypnotisée, des radiations allaient de son corps au mien, et il était devenu le soleil, la terre tournant autour de lui.
« Oh non, tu plaisantes » murmurais-je.
Carrément je citais le harlequin de Kad, pensais je. J’étais navrante.
« Pardon ? »
Je me retournais vers Lamine.
« Non, rien. Je n’ai rien dit »
« Ils sont bizarres hein ? » dit-il après un court instant
« Qui ? »
« Eux. » dit-il en regardant vers Khalil
« Je ne comprends pas pourquoi ils se déplacent toujours en groupe. »
« Unhun » dis-je
Il se mit à parler du cours d’anglais qu’on avait eu la veille. Puis ce qu’il avait fait le week end dernier. Il avait un jumeau qui était dans une autre école pas loin. Il avait joué au foot avec ses camarades à lui à leur école. Je ne l’avais jamais entendu parler autant en une seule fois. Je rencontrais le regard de Khalil à chaque fois que je tournais la tête vers lui. Ca me stressait tellement que je pris congé de Lamine et rejoignais la classe. J’aperçus Kad assise sur les escaliers, toute seule, à fixer le vide. Je pris mon courage à deux mains avant de la rejoindre.
« Tu vas bien ? »
Elle hocha la tête lentement. Je m’asseyais à côté d’elle et me mis à l’examiner. Ses yeux brillaient. J’avais l’impression qu’elle allait éclater en sanglots au milieu de l’école. Sans que je ne sache pourquoi. Je me sentis frustrée. J’eus envie de pleurer moi-même. Parce que je ne savais pas ce qu’elle faisait. Je ne savais jamais ce qu’elle faisait. Pourquoi elle devait être aussi compliquée ? Et pourquoi elle devait pleurer comme ça. Je suppliais Dieu qu’elle ne se mette pas à pleurer. Mais je le sentais. Je me levais et la tirais par le bras. Elle ne bougea pas d’un pouce.
« Viens je vais te montrer un truc. »
Elle me regarda un instant, l’air perdu, puis elle se leva nonchalamment et me suivit. On descendit les escaliers et dépassait le jardin. Arrivée à destination je m’arrêtais et me tournais vers elle.
« La mosquée Maya ? Tu veux me montrer la mosquée de l’école ? » dit elle la voix enrouée.
Une mosquée, c’était trop dire. C’était une petite pièce mal éclairée avec des nattes pour prier et des pagnes et des foulards et des corans. Je n’étais jamais entrée ici avant le mois dernier. Les filles qui géraient l’endroit ne voulaient pas qu’on y entre habillées comme on l’était. A moins qu’on ne mette un pagne et un foulard et qu’on fasse nos ablutions. Et il fallait supplier pour utiliser leurs pagnes. Quand je me sentais seule et qu’Alima et Maty n’étaient pas là, je venais ici et je me couchais sur les nattes et je pensais. C’était un endroit paisible. Et j’aimais qu’il y fasse sombre et que les gens n’y parlent pas et ne t’y regardent pas.
« Vous comptez aller où comme ça ? »
Je me retournais vers la voilée qui sortait des toilettes.
« Je euh… »
« Combien de fois dois-je te dire que tu ne peux pas entrer ici avec tes jeans serrés et ta tête comme ça ? »
« On comptait prendre les pagnes… »
« Ceux qui sont là c’est pour celles qui viennent prier. Et vous savez que vous ne venez pas prier. La moindre des choses c’est d’apporter vos propres affaires et vous couvrir convenablement. »
« Désolée, désolée, on veut... »
« La prochaine fois tu n’entreras pas. Respectez un peu les lieux. »
Elle tourna les talons et je me tournais vers Kadi qui fixait le vide comme hier. J’enlevais mes chaussures et je l’aidais à enlever les siennes avant de faire nos ablutions et d’entrer. Je lui tendis le pagne et le foulard avant de me couvrir. Le rendu sur ses cheveux me donnait une impression de déjà-vu. Quand on allait à l’école coranique, enfants. Ca me fit sourire. Je la tirais par le bras et on se mit dans un coin de la petite pièce, bien à l’écart. Il y avait juste deux filles plongées dans leurs cahiers. Quand je me tournais vers Kadi, ses larmes avaient déjà commencé à couler. Je priais pour qu’elle ne pleure pas comme les autres fois. Qu’elle se retienne. Mon cœur allait assez mal à cause de toute l’incompréhension et toute sa tristesse, il ne fallait pas qu’elle pleure comme ça. Je n’avais pas les forces aujourd’hui.
« Qu’est-ce que tu as Kad ? Dis-moi s’il te plait.» chuchotais je
« … »
« S’il te plait Khadija. S’il te plait. »
« … »
« C’est Ali ? Je peux aller lui parler si tu veux… Il reviendra avec toi si c’est ce que tu veux. »
Elle me regardait sans rien dire, son visage trempée de larmes.
« Tu ne peux pas pleurer à chaque fois. Tu… »
«… Ou c’est papa ? Tu connais papa, il est nerveux quand il veut et... »
« … »
« Kad dis-moi s’il te plait, tu me fais peur. Je t’en supplie. »
Elle étouffa un sanglot. Une des filles nous lança un regard furtif avant de ramener ses yeux sur son cahier.
« Je ne… peux pas… Je ne peux pas faire ça… » Balbutia t elle
« Faire quoi ? »
« Je ne peux pas faire ça… Je ne peux pas »
Elle secouait la tête.
« Faire quoi Kadi ? Dis-moi stp. Faire quoi ? »
Elle secouait lentement la tête.
« Dis-moi Khadija. Faire quoi ? Dis s’il te plait, s’il te plait… Je le ferais pour toi. Tu… tu sais que je le ferais pour toi… tu le sais... Arrête de pleurer s’il te plait. » Chuchotais je au bord des larmes.
Elle n’arrêta pas de pleurer. Je ratais mon cours du soir et elle aussi. On finit couchées sur les nattes à dormir jusqu’à ce que la voilée nous retrouve là. Elle nous fit un sermon comme quoi elle ne pouvait pas nous interdire d’entrer ici mais qu’il ne fallait pas qu’on vienne ici pour papoter. Qu’on ne faisait même pas l’effort de prier. On l’écoutait, têtes baissées, avant de sortir. Je partis prendre mon sac dans la salle vide, toujours préoccupée. Je rencontrais Maimouna en sortant de la salle. On se toisa. Mais je la dépassais vite, je n’avais pas son temps.
On rentrait silencieusement avec Kad à la maison. J’étais épuisée et déprimée. Mais elle ne pouvait pas cuisiner ce soir.
Quand je me laissais tomber sur mon lit il était 21H passées. Kad dormait et papa était plongé dans son ordi, au salon, le visage fermé. J’avais l’impression d’être seule dans la maison. Quand maman arriva on dina dans le silence sans Kad. Je fis la vaisselle avant d’aller dormir sans me doucher. Je ne tardais pas à m’endormir. Je la sentie se glisser dans mon lit dans la nuit.
Le lendemain elle était déjà partie à mon réveil.
A l’école je la retrouvais à la pause devant ma classe avec pagnes et foulards.
Les jours suivants on passait nos pauses à dormir toutes les deux à la mosquée sous le regard désapprobateur de la voilée.
On ne parlait pas. Elle fixait le plafond et je la regardais clignant à peine des yeux attendant qu’elle pleure jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Des fois elle ne pleurait pas. Des fois c’était les torrents de larmes qui me brisaient le cœur. Et elle me serrait les mains à m’en faire mal. Mais j’étais sure de ne pas avoir assez mal.
Je m’imaginais le pire. Mais je doutais de vraiment vouloir savoir pourquoi elle avait accès à tant de tristesse aussi facilement. J’avais cette sensation, de la perdre, d’essayer de la sauver de toutes ces choses que j’ignorais mais de ne pas y arriver. J’avais mal pour elle. Je me sentais désespérée d’être aussi impuissante car de toute façon je ne pleurais pas à sa place. Ça, ça l’aiderait. Que je pleure à sa place. Elle en avait besoin.
