27
-Tu es bien pensive Candice...
-Oui désolée, j'étais ailleurs.
-Qu'est-ce qui te préoccupe depuis ce matin ?
Je tourne vivement la tête dans sa direction, surprise d'être aussi transparente à ses yeux.
-J'ai bien vu que quelque chose te tracasse. Tu sais que tu peux me parler librement alors dis-moi tout.
Je ferme les yeux une seconde, juste le temps de décider qu'il est enfin temps que j'arrête d'enfouir tous mes sentiments.
-Ethan m'a écrit ce matin et j'ai l'impression qu'il ne va pas bien. Je sais que je veux être là pour lui mais je ne sais pas trop quoi faire.
-Alors écoute ton cœur et ne le laisse pas tomber.
Les paroles de Gabriel me surprennent autant qu'elles me réconfortent. Lui que j'ai tant blessé en lui refusant mon cœur et en brisant le sien...
-Tu as passé des mois à combattre ce que tu voulais vraiment et regarde où ça t'a menée. Au fond de ton cœur, tu n'as jamais voulu qu'Ethan. Alors si tu penses que tu peux lui pardonner ses erreurs, ne te cache plus derrière de fausses excuses et prends le risque de l'aimer.
Je me jette pratiquement dans ses bras tandis que mes yeux inondés de larmes ont bien du mal à garder leur contenance.
-Merci Gabriel, tu es quelqu'un de précieux. Aurore a beaucoup de chance de t'avoir.
La journée s'égrène au rythme de nos balades et de nos éclats de rire mais lorsque mes amis partent pour l'aéroport, je n'hésite plus une seule seconde. Julie accepte de me prêter sa voiture et je fonce en direction de la taverne. Quand j'arrive devant la petite porte en bois sombre, Murphy m'accueille avec un grand sourire chaleureux. Il m'enveloppe contre son large torse et sa barbe interminable me chatouille aussitôt le visage. Je ris un instant avant de remarquer ce qui fait briller ses yeux.
-Est-ce qu'Ethan est là ?
-Non ma p'tite, il est déjà parti.
-Et vous savez où il est ? J'ai l'impression qu'il n'allait pas bien ce matin.
-Il doit sûrement être au cimetière.
-Au... cimetière ?
-C'est l'anniversaire de son père aujourd'hui. Et je crois qu'il a un peu de mal à gérer tout ça.
-Il faut que je le rejoigne. Merci Murphy !
Alors que je suis déjà en train de remonter dans la voiture, je l'entends marmonner un « c'est un bien ma p'tite » qui gonfle mon cœur de contentement. Je laisse la voiture s'engouffrer dans la campagne anglaise pendant une bonne demi-heure avant d'arriver au cimetière. Je n'ai pas encore coupé le moteur que j'aperçois déjà Ethan, seul et immobile en face de l'immense grille rouillée qui préserve le calme des défunts. Epuisé, il me semble qu'il est plus pâle que la lune. Mon cœur s'emballe aussitôt mais je ne veux pas réfléchir à ce que je suis en train de faire. J'ai déjà bien trop réfléchi. Je sais juste qu'il va mal et que ma place est à ses côtés.
Quand j'arrive à sa hauteur, ses yeux tristes quittent la grille pour m'offrir leur étonnement. Je plonge tête baissée dans ses prunelles qui ne me cachent plus rien de la souffrance qu'il charrie depuis bien trop d'années. Immédiatement, ma main vient se pelotonner dans sa barbe brune.
-C'est bien que tu sois là Ethan, lui dis-je d'une toute petite voix.
Ses yeux papillonnent, comme s'ils luttaient pour ne pas déposer les armes. Alors que c'est exactement ce qu'il doit faire. Il a besoin de venir ici sereinement, il a le droit d'être triste mais pas de s'en vouloir. Lui aussi doit découvrir le goût du pardon, mais pas celui qu'on offre aux autres. Celui qu'on concède à soi-même pour se libérer.
-Je n'arrive pas à aller le voir.
Sa voix grave semble presque fissurée. Ma main libre s'enfouit entre ses doigts , là où est sa place.
-On peut y aller ensemble.
-J'ai fait trop de merdes Candice. Beaucoup trop de merdes. J'en ai voulu à mon père alors qu'il était malade, je l'ai laissé croire que je ne l'aimais pas alors qu'il était en train de crever et je t'ai fait tellement de mal que t'as fini sous les roues d'un camion. C'est moi qui mériterais d'être à sa place. Lui, il devrait être à la taverne en train de s'enfiler des pintes et de bouffer un putain de gâteau d'anniversaire !
-Oh Ethan... tu ne peux pas dire ça. Oui tu as commis des erreurs mais tu dois te pardonner. Je suis certaine que ton père était en paix quand il s'est éteint. Accepte votre passé et arrête de te blâmer. Avec tout ce que tu as fait pour lui dans ta vie, il n'a jamais pu douter de ton amour.
Je m'arrête une seconde et j'inspire un grand coup. Moi aussi je dois déposer les armes.
-Et quant à moi, je ne t'en veux plus Ethan. Je n'ai plus envie de me battre. Je t'ai pardonné et j'ai envie d'avancer.
Incrédule, Ethan me fixe de ses deux billes noisette sans rien dire. Il sonde mon regard pour y déceler la moindre trace de mensonge que je pourrais lui servir uniquement pour qu'il se sente mieux mais il ne trouve rien. Je n'ai jamais été aussi sincère de toute ma vie. Mon pouce se promène sur sa pommette rougie par le froid alors que ses traits commencent à se détendre tout doucement.
-Va voir ton père et pardonne vous.
Lentement, je nous guide vers la tombe de son père et je le laisse la contempler un moment, mon corps soutenant imperceptiblement le sien. Durant les quelques minutes que dure son silence, j'observe son visage sur lequel passent toutes les émotions qui le submergent. La tristesse, la douleur, la culpabilité, les regrets. Et au bout de ce long cheminement, l'amour se débat pour briller plus fort que les autres. Je presse mes doigts contre son épaule pour l'inciter à se laisser aller.
-Eh papa, c'est... c'est moi. Je t'avais promis de revenir et me voilà. C'est pas facile d'être là. Je devrais être en train de te forcer à souffler tes bougies alors que tu n'as jamais aimé ça. Et je déteste parler à une pierre grise. Mais je suis quand même là. Je... je voulais juste te dire que je ne t'en veux plus papa. Je pense souvent à toi mais ça ne fait plus mal comme avant. C'est à moi que j'en veux mais j'en ai marre de ressasser le passé. Alors je vais me pardonner papa, je vais le faire pour toi. Parce que notre histoire a beau être merdique, elle est à nous. Et même si je n'ai rien gardé de notre ancienne vie, je n'oublie rien. Je vais tout faire pour tu sois fier de moi papa, je te le promets. Tu me manques.
De silencieux sanglots obstruent ma gorge lorsqu'Ethan se retourne vers moi pour me prendre dans ses bras. Je le trouve de plus en plus pâle et ses yeux brillants me préoccupent à nouveau. Ses épaules s'affaissent immédiatement quand nos corps se connectent et je jurerais voir sa culpabilité s'envoler dans la brume londonienne. Maintenant qu'il sait que je ne lui en veux plus, il a enfin décidé de se pardonner et rien ne pourrait me rendre plus heureuse. Je refuse que cet homme si singulier croule sous le poids des remords. Tout doucement, je lui susurre à l'oreille que j'ai envie de passer la soirée avec lui. Il me serre plus fort contre lui et me demande de le suivre. Nous regagnons nos véhicules et reprenons la route de la capitale.
La nuit est largement tombée quand nous arrivons à la taverne. L'air s'est chargé en humidité et le vent s'est levé. Nous nous empressons de nous engouffrer dans la minuscule salle vide du restaurant pratiquement endormi. Lorsqu'il éclaire faiblement la pièce, je comprends qu'il ne va pas bien.
-Ethan, tu es sûr que tu te sens bien ?
-Pas trop. Je sais pas ce que j'ai. J'ai froid, j'ai mal partout et je suis crevé.
Pas étonnant qu'il soit aussi blanc qu'un fantôme !
-Assieds-toi, je vais te préparer un truc pour te réchauffer.
Il ne se fait pas prier et s'installe au fond d'une banquette, en face de la cuisine. Une dizaine de minutes plus tard, je reviens avec un bouillon de pâtes dans les mains.
-Ca à l'air dégueulasse, me taquine-t-il d'une toute petite voix cassée.
-Tais-toi et bois. C'est ce que ma grand-mère me préparait quand j'étais malade.
Il s'exécute sans broncher, preuve qu'il n'est vraiment pas au mieux de sa forme ! Je balaie la pièce du regard pendant qu'il avale son breuvage, m'imprégnant de l'ambiance chaleureuse et authentique qui se dégage de chaque recoin. Je me sens bien dans cette toute petite pièce gorgée de souvenirs aux lumières tamisées. Je me lève pour allumer la chaine hi-fi et la voix d'Ed Sheeran se met à virevolter dans l'air.
I found a love for me
Darling, just dive right in and follow my lead
Well, I found a girl, beautiful and sweet
Oh, I never knew you were the someone waiting for me
Mes yeux se posent à nouveau sur mon compagnon qui perd de plus en plus de couleurs. Même si nous sommes pratiquement plongés dans la pénombre, je ne peux pas ignorer son teint blafard et ses yeux brillants. Je fouille une toute petite poche dans mon sac pour dégoter des comprimés contre la fièvre quand mes doigts se posent sur un vieux cliché défraichi plié en quatre que je n'ai jamais réussi à jeter. Je souris malgré moi en réalisant que le hasard n'y est peut-être pas pour grand chose ce soir.
-Regarde ce que je viens de trouver Ethan, lui dis-je en lui tendant le papier froissé. Il te reste finalement quelque chose de votre ancienne vie...
J'observe le visage d'Ethan se voiler d'émotion quand il découvre la photo que j'avais conservée malgré lui quand après l'enterrement. L'image de son père, le visage rayonnant, et de ce petit garçon d'à peine un an partageant un pur moment de bonheur le laisse sans voix. Ses yeux balaient chaque détail, un léger sourire troublé frémissant sur ses belles lèvres.
-Mais... Je....
-Je l'ai récupérée quand tu as voulu t'en débarrasser. Je ne pouvais pas te laisser détruire ce beau souvenir.
Ethan se lève d'un bond, chancelant légèrement sur ses jambes affaiblies. Il agrippe ma main et me plaque contre son torse, déposant délicatement son front contre le mien. Immédiatement, mon monde se réduit à ses iris, à l'adoration que je redécouvre et à la confiance qui inonde ses paupières.
-Je t'aime tellement Candice ! Tu viens de me faire le plus beau des cadeaux.
Enlacée dans ses bras musclés, le regard emmitouflé dans l'espoir qu'il m'offre et l'esprit immergé de ses mots si doux, mon cœur se libère de tout ce qui le rongeait. Et progressivement, je sens les mots grouiller au fond de ma gorge, mes lèvres me démanger et mon cœur hurler dans ma poitrine.
-Tu me manques tellement Ethan !
Ses yeux s'écarquillent de bonheur. Nos poitrines montent et descendent au même rythme, comme si elles s'autorisaient enfin à se retrouver.
-Je pense constamment à toi. Au réveil, sous la douche, au travail, quand je danse... il n'y a que toi dans ma tête. Je n'ai plus envie de te repousser et de passer mes journées loin de toi. J'en ai assez de faire semblant de ne plus être amoureuse. Je t'aime Ethan et je n'ai jamais cessé de t'aimer. Même quand je te haïssais, je t'aimais encore. Parce que tu fais partie de moi et que si je ne t'ai plus, je ne suis plus vraiment moi-même. Je ne voulais pas te revenir de peur de souffrir à nouveau mais je souffre déjà d'être loin de toi alors je préfère prendre le risque de te faire confiance à nouveau. S'il te plait, ne me fais plus de mal. Je veux juste qu'on s'aime et qu'on soit heureux ensemble. Pour toujours.
Lorsque je termine ma tirade, Ethan ferme les yeux pour savourer chacune de mes paroles. Bien que toujours aussi pâle, son visage me semble maintenant apaisé.
-Pour toujours.
Un feu d'artifice se met à crépiter dans mon ventre. Mes lèvres en manque de ses baisers se rapprochent des siennes pour les cueillir enfin mais il se détourne. Interloquée, je me redresse pour l'interroger du regard.
-Je dois trimballer un tas de microbes Candice, il est hors de question que je te les refile.
-Je m'en fiche Ethan, il est hors de question que je passe encore une seule minute ici sans t'embrasser.
Ses sourcils se froncent tandis que son sourire renait. Je laisse mes mains plonger dans ses mèches brunes et lorsque j'approche mon visage du sien, il me laisse nous goûter à nouveau. Au moment où mes lèvres fusionnent avec les siennes, un éclair foudroyant d'amour me terrasse de la tête aux pieds. Ma peau se recouvre de minuscules frissons et je me mets à trembler entre ses bras. J'avais oublié à quel point c'est bon de le sentir à moi. A quel point seules ses lèvres ont la saveur de l'amour. A quel point seules ses caresses dessinent mon avenir.
Nos langues se rejoignent pour danser ensemble, se réapprivoisant en douceur. Le goût de ses baisers s'infiltre sous ma peau pour me marquer à l'encre indélébile et je soupire de bonheur. Nous ne formons plus qu'un. Je me love de plus belle contre son torse, mes lèvres laissant échapper un petit gémissement lorsqu'il dépose une armée de baisers sur la ligne de ma mâchoire. Immédiatement, mon cœur sursaute et mon ventre se contracte. Les caresses d'Ethan se font plus marquées au fil des secondes, je dois me retenir de fondre sous le désir qui nous envahit. La musique résonne entre les murs boisés de la taverne et nos pieds se mettent doucement à suivre le tempo. Je niche mon visage dans son cou pour humer l'odeur de sa peau qui m'a tant manqué tandis que les doigts de mon homme se nouent dans mes cheveux.
Et c'est ici, dans cette petite salle sombre, blottie dans ses bras, que je découvre cette sensation exquise. Celle de se sentir entière. Complète. Aimée. Heureuse.
