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Elle est partie. Elle est putain de partie. Et je suis là, comme un con à attendre qu'elle revienne. Elle ne peut pas partir, ce n'est pas possible. Elle ne peut pas me laisser ici, alors que tout vient de nous exploser à la gueule. Ce n'était pas ça le plan, merde ! Je devais la protéger de tout ça, je devais nous prévoir une porte de sortie et puis j'aurais trouvé le bon moment pour tout lui dire. Je lui aurais expliqué calmement les choses, j'aurais... je sais pas moi, j'aurais peut-être trouvé les mots et elle aurait fini par comprendre. Elle finit toujours par comprendre et me pardonner. C'est pour ça que je ne peux pas bouger. Elle va revenir, c'est sûr.
Tout mon corps n'est plus qu'un bloc de pierre dont la vie s'est échappée au moment où elle a disparu au coin de la rue. Mes muscles sont froids et tendus à l'extrême. Chaque inspiration que je m'inflige me fait mal. Je déteste respirer un autre air que le sien. Je suis toujours planté là depuis des heures, à attendre qu'elle revienne alors que je sens que tout s'effrite un peu plus en moi à chaque minute qui passe. Une partie de mon âme est en train de s'éteindre. Bordel, ça fait mal !
J'entends du bruit derrière moi et je me force à me retourner. Rose vient de me rejoindre sur le parking, son masque impeccable de fausse gentillesse parfaitement réajusté sur son visage insensible. Plus elle s'approche de moi, plus je sens que je ne parviendrai pas longtemps à maitriser la rage qui coule désormais dans mes veines. Je crois que mes yeux doivent la fusiller en plein coeur parce qu'elle s'arrête à une distante prudente de mon corps endurci.
-Je sais que tu m'en veux mais c'est mieux ainsi. Sérieusement Ethan, tu pensais vraiment que j'allais te laisser tout détruire ?
-Mais détruire quoi, bordel ? Tu te prends pour qui Rose ? Tu n'as jamais été rien d'autre qu'une image, un vernis fade sans intérêt.
-Je suis ta femme Ethan, souffle-t-elle entre ses dents crispées.
-Ma femme ? je lui lance dans un rire cynique. Tu ne l'as jamais été. Tu as peut-être un jour été celle qui m'a acheté pour mieux paraître en société mais tu n'as jamais été ma femme. Avoir signé un ridicule bout de papier ne fait pas de toi quelqu'un qui compte pour moi.
La colère que je croyais pouvoir maitriser se déverse violemment sur son visage choqué, l'éclaboussant de tout ce que j'ai retenu pendant des années. Maintenant que j'ai vu de mes propres yeux toute la cruauté dont elle est capable, je ne ressens pas la moindre compassion pour elle.
-Tu t'es perdue en chemin Rose et tu devrais avoir honte de celle que tu es devenue. Tu vis à travers les attentes de tes parents coincés et tu es aussi pourrie qu'eux.
-Il me semble me rappeler que tout ce que mes parents t'ont donné ne t'a pas toujours dégouté. Tu ne t'es jamais plaint de ta voiture à 50 000E, de notre gigantesque maison et de ton salaire à cinq chiffres si mes souvenirs sont bons.
-Tu peux tout reprendre Rose. Je ne veux plus rien. Je te laisse la voiture, la maison, la soierie et toutes mes affaires. J'en ai plus rien à foutre de tout ça. Je te laisse faire semblant toute seule, moi je n'en ai plus envie.
Le visage de Rose se pare d'une expression figée qui ronge ses traits naturellement doux. Elle est encore abasourdie par les mots qui viennent de franchir la barrière de mes lèvres tandis que moi, je ne me suis jamais senti autant en accord avec moi-même.
-C'est ça, retourne à ta petite vie minable. Tu n'es rien sans moi Ethan et tu vas vite t'en rendre compte. Mais ne compte pas sur moi pour te reprendre quand tu reviendras la tête baissée. Tu crois que tu vas supporter de retourner dans ta vie honteuse ? Tu as toujours tout fait pour la fuir et quand tu réaliseras que cette idiote t'a tellement lavé le cerveau que tu es revenu à la case départ, tu ne pourras pas t'empêcher de revenir me supplier. Parce qu'au fond, tu as toujours été un lâche et tu ne changeras jamais.
Elle prononce ces mots en plantant son regard dédaigneux dans le mien. Si j'arrive à ne pas lui exploser sa sale tête de bourge hautaine et méprisante contre le capot de cette bagnole qu'elle aime tant, alors je me jure de tout faire pour abandonner cette sale vie de bourge qui me colle à la peau. Malgré tout ce que j'ai cru pendant des années, ce ne sont pas mes origines qui sont honteuses mais bien celui que je suis devenu. Que je sois le seul à morfler à cause de mes mauvaises décisions, c'est mon problème. Mais à partir du moment où la seule femme qui m'a aimé pour ce que je suis réellement se retrouve à prendre toutes les balles perdues en plein cœur, ce n'est plus possible. Je dois me barrer. Je dois jeter toute cette merde qui me colle à la peau depuis bien trop longtemps.
Je n'ai plus besoin de réfléchir, je sais exactement ce qu'il me reste à faire. D'un geste brusque, je balance les clés de ma caisse aux pieds de Rose et rapidement, mon portefeuille et mes clés de maison les rejoignent. Je n'ai pas besoin de dire quoi que ce soit, je lis déjà sur ses traits qu'elle a compris qu'elle venait de perdre son pantin. La panique semble vouloir l'assaillir mais elle se force à garder la tête haute. A quelques pas de là, j'entends tous les employés de la soierie quitter leurs bureaux et rejoindre leurs voitures. J'ai attendu tout l'après-midi que Candice revienne mais je dois me rendre à l'évidence : elle est partie pour de bon.
Il me semble que mon cœur se lance dans une chute interminable qui me flanque une putain de nausée quand je me tire de cet endroit de malheur. Je chope mon téléphone dans ma poche et j'appelle Candice. Les sonneries s'enchainent et terminent toutes inlassablement sur son répondeur. Je grogne et recommence l'opération des dizaines et des dizaines de fois. A chaque fois, l'attente interminable se solde par sa douce voix préenregistrée. Je vais devenir fou bordel, je refuse d'accepter de l'avoir perdue. Notre histoire ne peut pas se terminer comme ça, il doit forcément y avoir une autre issue. Il le faut. Je n'y arriverai pas sans elle. Mes pas commencent à accélérer, comme si m'éloigner de tout ce qui me liait à cette famille de tarés allait m'aider à reprendre le dessus. Mais tant que je ne pourrais pas serrer Candice dans mes bras, je resterai à terre. Alors je cours, je m'engouffre dans un taxi et je fonce en direction de son appartement. Je monte les marches quatre à quatre et c'est comme un fou que je me déchaîne sur sa sonnette. Seul un silence pétrifiant me glace le sang. Pourtant, je n'abandonne pas. Je m'avance encore un peu plus, je m'excite sur la sonnette, je tambourine de mes poings serrés contre le bois et je hurle son prénom. Mais rien n'y fait.
Soudain, je sens le bout de ma pompe taper dans quelque chose. Je baisse les yeux pour découvrir le portefeuille de Candice, abandonné entre le paillasson et la porte. Je fronce machinalement les sourcils en empoignant son compagnon en cuir bleu électrique qu'elle emporte toujours partout avec elle. Putain, je ne pige absolument rien de ce qui se passe ! Je me remets à passer mes nerfs contre sa porte, l'infime espoir qu'elle apparaisse enfin sur le seuil disparaissant à la vitesse de la lumière quand ce même silence continue de me répondre.
Chaque seconde qui passe fait monter d'un cran l'angoisse visqueuse dans laquelle mon cœur baigne. Ma main se resserre contre son portefeuille et mon cœur bat si vite qu'il trébuche comme un con. Je respire trop vite, trop fort pour prétendre que je ne réalise pas que tout est en train de se casser définitivement la gueule. Désespéré, je laisse mon front s'échouer durement contre sa porte quand un petit « clic » se fait entendre. La porte d'entrée, sûrement mal fermée, s'ouvre alors sur quelques centimètres. Instantanément, mon souffle se bloque dans ma gorge. Les battements hallucinés de mon cœur résonnent dans mes oreilles si bien que je ne maitrise plus rien. Comme un robot, je laisse mon instinct me guider et ma main pousser un peu plus la porte pour entrer dans cet appartement que je ne connais que trop bien.
Je fais un pas dans le couloir de son entrée et mes yeux s'écrasent contre le mur blanc qui me fait face. Ce mur contre lequel je l'ai plaquée en l'embrassant comme un dingue le soir où nous sommes revenus de Londres. Ce mur contre lequel elle m'a enfin laissé la dévorer alors que j'en crevais d'envie depuis des semaines. Je passe ma main sur mes paupières fatiguées pour essayer de repousser tous ces souvenirs qui me flanquent des uppercuts plus que terrassants. Je tourne la tête vers la droite et je ne distingue plus que son canapé qui a accueilli tant de nos moments enflammés. Je la revois allongée, les yeux mi-clos, submergée par le désir que mes lèvres entre ses jambes lui procurent. Je la revois étendue contre mon torse, sa bouche gourmande mordillant la peau de mon cou. Mais surtout, je la revois à moitié nue, me chevauchant avec une telle passion que je m'en voudrais toute ma vie d'avoir vu son cœur se briser au moment où ses doigts ont touché mon alliance.
La rage qui me transcende explose enfin. D'un geste sec, j'envoie balader tout le bordel qui se trouve sur le meuble de l'entrée en hurlant. Un vase se fracasse contre le carrelage, des photos tachées de ce que je devine être des putain de larmes s'envolent et mon cri se perd autour de moi, rebondissant sans interruption dans ma chair torturée. Je m'accroupis en tirant violemment sur mes cheveux, totalement impuissant face à ce silence narquois qui est en train de bousiller mon avenir. Après quelques horribles secondes, je parviens à me calmer et à laisser mes yeux fouiller ce qui m'entoure. Choqué par ce que je découvre enfin, je me redresse brusquement sur mes pieds. Mes iris noirs de regrets scrutent maintenant frénétiquement chaque recoin de chaque pièce sans comprendre.
L'appartement d'habitude si parfaitement rangé de Candice n'est plus qu'un champ de bataille. Dans la cuisine, une tasse de thé froid a été oubliée et le liquide brun a eu le temps de marquer les parois du récipient. Dans la salle de bain, des tas de produits de beauté sont renversés sur le plan vasque à côté du lavabo. Dans sa chambre, des vêtements trainent par terre et certains menacent même de tomber de l'armoire habituellement si parfaitement ordonnée. Et enfin, je trouve son téléphone laissé à l'abandon sur sa table de chevet. Je le prends en main et découvre sans surprise tous mes appels.
J'ai immédiatement l'impression que tout se fracasse la gueule autour de moi. Je crois que ma seule certitude se craquelle pour laisser mes peurs envahir cet espace sacré que seule Candice avait illuminé. Mes yeux s'humidifient parce que je comprends que je l'ai perdue. Elle n'a tellement pas supporté tout le mal que je lui ai fait qu'elle n'a écouté que son instinct de survie. Elle est partie, elle a fui, elle m'a fui. Putain mais qu'est-ce que j'ai fait ? La douleur et la culpabilité me tabassent tellement le cerveau que j'ai envie de me foutre en l'air à la simple idée de lui avoir infligé tout ça. Totalement hors de moi, j'agrippe son portefeuille et son téléphone de mes doigts blanchis et je m'approche de la fenêtre. Je l'ouvre et sans réfléchir, je les balance loin, très loin, comme si ce geste complètement débile pouvait effacer sa disparition.
Je me retourne pour fuir cet appartement mais alors que je m'apprête à quitter sa chambre, mes yeux dérivent une dernière fois vers son lit dont les draps sont roulés en boule – encore quelque chose qui ne lui ressemble pas – et mon cœur s'écrase définitivement au sol quand je remarque mon t-shirt froissé posé à côté de son coussin. Putain de merde, il faut que je me casse et vite.
C'est les yeux rougis et la poitrine en feu que je me retrouve sur le trottoir en bas de son petit immeuble, totalement abattu. Je sais que Candice avait terriblement peur que je ne quitte jamais ma femme mais au final, c'est elle qui m'a laissé. Je lui en veux, putain, elle n'avait pas le droit de m'abandonner comme ça ! Elle s'est tirée, elle ne m'a pas laissé l'occasion de lui parler une dernière fois, de lui dire que... que... Je tiraille à nouveau mes mèches brunes tant ma mauvaise foi me donne envie de gerber. Je ne suis qu'un con putain ! Bien sûr qu'elle a eu raison de se barrer, pourquoi m'aurait-elle accordé encore une chance alors que j'ai passé mon temps à merder ?
Je me laisse tomber sur un banc avant de poser mes coudes sur mes genoux et d'emprisonner mon visage avec mes mains. Immédiatement, la seule image qui m'accompagne désormais nuit et jour se dessine sous mes paupières. Je ne vois plus que celle qui est véritablement ma femme, la seule que j'ai aimée passionnément. Et pourtant, je l'ai détestée au premier coup d'œil ! Bon sang, ce que j'ai été con ! Elle était arrivée à la soierie alors que je venais tout juste de raccrocher avec mon père qui m'avait avoué que sa saleté de cancer avait encore gagné du terrain. Je n'étais pas du tout d'humeur pour un entretien d'embauche et j'ai décidé de la détester à la seconde où je l'ai vue. Ces vêtements chiants et classiques, sa coupe parfaite, son sourire crispé... tout chez elle m'énervait. Mais ce qui me mettait le plus en rogne, c'était ces putains de frissons qui se sont placardés sur ma peau parce que je n'arrivais pas à la lâcher des yeux.
