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Je rouvre doucement les yeux quand j'entends Julie se lever et se diriger vers notre cuisine. Elle revient avec un tas de petits bols remplis de cochonneries et les place à côté des bouteilles d'alcool après avoir largement pioché dedans. Elle se rassoit à côté de moi, de manière à me faire face et noue distraitement ses mèches blondes avec un élastique. Tout en lissant son jean's foncé avec ses mains, elle capte mon regard et m'interroge :
-Alors raconte-moi, qu'est-ce qui t'amène ici à Londres ?
Je tressaille mais ne bouge pas. Ai-je réellement envie de dévoiler la partie la plus cuisante de ma vie ce soir ? Non. Mais ai-je envie de faire semblant et de mentir à nouveau ? Non plus.
-J'avais besoin d'un nouveau départ et quand Aurore m'a parlé de toi, j'ai sauté sur l'occasion sans réfléchir.
Julie acquiesce doucement, comme si elle savait parfaitement de quoi je suis en train de lui parler. Elle fourre deux ou trois biscuits apéritifs dans sa bouche d'un air pensif avant de reprendre la parole, la bouche pleine.
-Peine de cœur ?
-Entre autres.
-Alors je ne connais pas de meilleur remède que beaucoup d'alcool et plein de critiques. Bon, habituellement je déteste du dire du mal des gens, mais je veux bien faire une exception pour toi, me lance-t-elle avec ironie.
-Tu plaisantes ? Tu passes tes journées à critiquer tout le monde ! La caissière du supermarché et son nez de travers, le chauffeur de bus et son strabisme, le facteur et sa couleur de cheveux immonde, la...
-C'est pas de ma faute si j'aime pas les gens ! me répond-t-elle simplement en haussant les épaules.
Je pouffe de rire face à son culot. Cette fille a le don de me mettre de bonne humeur en toutes circonstances. Bon ok, elle mais aussi ses cocktails qu'elle n'arrête pas de me servir. La pièce commence sérieusement à tanguer mais je m'en fiche. Je remonte les genoux au niveau de mon ventre et m'installe face à Julie, avec la tête confortablement enfouie dans un coussin moelleux.
-Rappelle-moi de t'éviter au maximum alors, je baragouine dans un sourire.
-C'est déjà ce que tu fais à longueur de journée ! T'as sérieusement cru que j'allais te manger toute crue ou quoi ?
Mon sourire se fige en une moue mélancolique mais je me force à combattre mes vieilles habitudes qui voudraient que je me renferme sur moi-même à la moindre confrontation.
-Je... j'ai perdu l'habitude de faire confiance aux gens qui m'entourent. Mais je me soigne...
Ma dernière phrase se veut plus légère mais elle ne l'est pas et Julie le sent immédiatement.
-Ouais, j'ai vu ça l'autre fois. Désolée d'ailleurs, je ne voulais pas te déranger.
Il y a quelques jours, ma colocataire a fait irruption sans prévenir dans ma chambre alors que j'étais en pleine vidéoconférence avec ma psychologue. En quittant le centre de repos, j'ai demandé à Faustine de continuer nos séances à distance et même si elle n'était pas franchement convaincue de l'efficacité de cette démarche, elle a accepté. Je me sens beaucoup trop en confiance avec elle pour tout recommencer avec un nouveau spécialiste. Julie était vraiment gênée d'avoir interrompu ce moment privé et elle s'est confondue en excuses avant de refermer rapidement la porte. Je ne lui en veux pas, cet impair aurait pu arriver à tout le monde.
-C'est pas grave, t'en fais pas.
Ses deux prunelles perçantes me fixent toujours et sans que je ne sache réellement pourquoi, les mots commencent à prendre le pouvoir. Peut-être est-ce à cause de l'alcool qui baigne désormais dans mes veines ou de cette fille unique qui me fait face.
-Je... j'ai rendez-vous avec ma psy deux fois par semaine et je... enfin, ça me fait du bien. Je n'ai jamais eu l'habitude de ça avant... je veux dire... avant elle, personne ne m'avait jamais demandé ce que je pensais ou ce que je voulais. J'avais l'habitude de... de vivre dans l'ombre et j'ai fini par ne même plus savoir qui j'étais au fond. (Je me passe machinalement la main sur le visage avant de reprendre.) C'est vrai, à force de faire ce que les gens attendaient de moi, j'ai fini par me perdre. Mais maintenant je... j'apprends à vivre pour moi et... des fois c'est même bizarre !
Je lâche un petit rire puis j'avale une autre gorgée de ce liquide euphorisant, ma colocataire m'enveloppant toujours dans ses grands yeux bleus.
-Quelques fois, je ne sais même pas ce dont j'ai envie ou ce que j'aime. J'ai... j'ai l'impression d'avoir gâché une grosse partie de ma vie, à me laisser écraser par tout le monde sans rien dire. Parfois je m'en veux, d'autres fois je leur en veux mais souvent, j'essaie de faire avec.
-Jamais personne ne t'a traitée différemment ? Je veux dire, tu n'as jamais rencontré quelqu'un qui te prenne réellement en considération ?
Mon cœur sursaute quand le prénom du seul homme que j'ai réellement aimé meurt sur mes lèvres. Mon âme se met à trembler lorsque je l'autorise à se rappeler à quoi cela ressemblait d'avoir enfin trouvé la pièce manquante du puzzle de ma vie. De se sentir enfin complète. Enfin soi-même. Enfin en paix. Brusquement, je ferme les yeux pour repousser toute cette souffrance qui veut retrouver son nid douillet dans ma chair et je tente de me défaire de mes propres démons, en vain. J'inspire et je ne sens plus que son odeur. J'ouvre les paupières et je ne vois plus que son regard noisette si hypnotisant. Je déplie mes poings serrés et je ne sens plus que la sensation de sa peau fusionnant avec la mienne. J'écoute mon cœur et il ne bat plus qu'à moitié. Il fait partie de moi alors qu'il m'a désintégrée. Comment est-ce encore possible ?
-Si. Mais c'était seulement pour mieux me trahir ensuite.
Julie fronce les sourcils et gigote légèrement afin de s'installer plus confortablement. Elle tend le bras pour attraper quelques petites bouchées à grignoter puis les pose entre nous, sur le canapé. Mais ce soir, je n'ai pas faim. Je veux seulement continuer à ressentir cette légèreté que l'alcool m'offre alors je porte à nouveau le verre à mes lèvres.
-Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Je ne sais toujours pas pourquoi je me confie à cette fille que je ne connais pas vraiment mais toujours est-il qu'avec elle, les mots sortent facilement alors je les laisse prendre leur envol.
-Je suis tombé violemment amoureuse de mon patron. Je savais qu'il était marié mais pendant plusieurs mois on a vécu notre histoire dans notre cocon, à l'abri de tout. Auprès de lui, je découvrais pour la première fois ce que c'était d'être vraiment moi. Il avait tous les défauts de la terre mais je ne l'aurais changé pour rien au monde. Puis un jour, tout a explosé quand j'ai appris que sa femme était en réalité ma supérieure hiérarchique et qu'il avait délibérément mis en danger ma carrière en me cachant cette information essentielle. Elle a tout découvert et j'ai tout perdu ce jour-là.
Je ne sais pas pourquoi aujourd'hui je ne ressens pas ce coup de poignard qui me dézingue à chaque fois que j'évoque ce jour maudit. Ce soir, seuls la déception et les regrets ont leur place dans mon cœur. C'est une douleur plus vicieuse, moins cinglante. Elle s'installe silencieusement dans mon âme et y dépose son empreinte indélébile. Je souffle doucement, fatiguée d'avoir à repousser tous les souvenirs heureux qui ont été salis à jamais.
-Quel connard ! s'exclame Julie en envoyant balader l'air d'un geste de la main. Putain, j'en reviens pas ! Le gars se tapait sa femme qui paradait tous les jours devant tes yeux sans que tu saches qui elle était réellement quoi !
Je frissonne de dégoût en fermant les yeux.
-Ca, j'en sais rien en fait...
-De quoi ?
-S'il couchait ou non avec sa femme. Lui, il m'a dit que non mais ce n'est pas ce qu'elle m'a laissé entendre. Je ne sais plus quoi penser mais j'imagine que ça n'a plus beaucoup d'importance maintenant.
Julie, qui était en train de siroter son verre, s'arrête brusquement.
-Alors ça Candice, c'est des conneries. Excuse-moi mais si ça n'avait pas d'importance, tu n'aurais pas ton cul posé sur mon canapé et tu ne serais pas en train d'afficher cette tête affreuse !
A peine a-t-elle terminé sa phrase qu'elle engloutit ce qu'il restait dans son verre. Elle se redresse ensuite pour attraper celui que je tiens dans ma main et les remplit habilement d'un liquide ambré. Elle me le rend ensuite et fait claquer le sien contre le mien en lançant :
-A ton nouveau départ et à tous les hommes qui t'attendent pour te prouver que celui-là n'était qu'un con !
Je souris légèrement puis la regarde avaler d'une seule gorgée l'alcool qui lui faisait les yeux doux. Cette fille n'est pas humaine, ce n'est possible ! Le lendemain matin, je comprends avant même d'avoir ouvert les yeux que cette soirée va avoir des conséquences désastreuses aujourd'hui. Un insupportable bruit sourd tabasse mes tempes, empêchant même mon cerveau de former la moindre pensée. Ma bouche est sèche et pâteuse et mes muscles totalement courbaturés. En d'autres termes, j'ai une sacrée gueule de bois. Je grogne en plaquant mon coussin sur mon visage mais même ce simple son résonne comme une déflagration qui désagrège ma tête. Après de longues plaintes sourdes et d'interminables « plus jamais je ne recommencerai », je me décide enfin à me trainer jusqu'à la douche.
Quand je me lève, j'entends ma colocataire s'affairer dans la cuisine et je grommelle immédiatement. Si cette fille ne se coltine pas une migraine post-cuite carabinée, c'est qu'il n'y a aucune justice dans ce monde ! J'entre dans la salle de bain au moment où mon regard rencontre mon reflet dans le miroir. Mon teint gris et mes cernes creusés m'accueillent victorieusement, me faisant bien comprendre que je ne serai jamais de celles qui savent faire la fête sans en subir les conséquences. Je lâche vite cette image pour laisser l'eau chaude couler sur mon corps nu, la laissant emporter ma fatigue dans le siphon. Je profite un moment de la buée qui m'enveloppe, de la chaleur qui me cajole et de la chanson que je fredonne, sereine. Au loin, j'entends Julie s'époumoner en gloussant et je capte quelques bribes de paroles.
-« Pas trop cre... »... « mal au crâne »...
Je secoue la tête en riant, l'imaginant bien se moquer de moi derrière les murs qui nous séparent. Je lui crie un « chuuut ! » qu'elle doit probablement entendre puisqu'elle me rejoint sans gêne. Heureusement, la salle de bain est agencée de telle façon que la cabine de douche aux parois opacifiantes se situe en retrait du plan vasque et du grand miroir.
-Alors ? Je parie que tu te traines une sacrée migraine, pas vrai ? me demande-t-elle sur un ton un peu trop narquois à mon goût.
-Pas du tout !
-Pfff, c'est ça ouais ! J'ai bien vu hier que tu n'avais plus vraiment les yeux en face des trous !
Alors que nous rions en chœur devant ma mauvaise foi assumée, il me semble distinguer à travers la brume qui m'entoure ma colocataire qui quitte la pièce mais le jet d'eau au dessus de ma tête m'empêche de savoir pourquoi. Je coupe alors ce dernier et essore mes cheveux avant de sortir de la cabine carrelée. C'est à ce moment que je discerne le cri de Julie qui scande mon prénom à deux reprises. Je fronce les sourcils, ne comprenant soudain pas le sérieux qui semble transparaitre dans sa voix et je me hâte d'enrouler mon corps dans une serviette blanche.
Entêtée, Julie continue de m'appeler mais je ne saisis toujours pas ce qui justifie d'insister autant. Légèrement inquiète, je ne réfléchis pas à ma tenue pour le moins dénudée lorsque je foule le carrelage du couloir les pieds nus et encore trempés. J'atteins l'entrée mais le bois de la porte ouverte qui me fait face ne me permet pas de voir qui se trouve sur le seuil. Seul le regard surpris de Julie fait accélérer les battements de mon cœur. Ou peut-être est-ce parce que...
-Can-... dice ?
Mon corps tout entier grésille lorsque mon prénom se promène sur ces lèvres interdites qui ont hanté tous mes rêves brûlants. Ma tête valse et je crois que je vais m'écrouler en suffocant mais rien ne se passe. Je reste seulement totalement statufiée quand mon regard se pose enfin sur lui alors qu'à l'intérieur de moi, un volcan se réveille. Mon cœur recommence à lui offrir tous ces battements supplémentaires qu'il ne mérite plus. Mes joues rougissent, réagissant à l'afflux trop intense de sang qui ne sait plus quoi faire face à cet homme qui a failli causer ma perte. Et je m'en veux de ressentir tout cela beaucoup trop violemment.
Quand il fait un pas pour se rapprocher de moi, j'ai soudainement peur. Il n'a rien à faire dans ma nouvelle vie. Il fait partie de mon passé, de toutes ces pages que j'ai essayé de tourner sereinement sans jamais y parvenir totalement. Il va détruire sans aucun scrupule celle que je suis parvenue à faire éclore, c'est pourquoi je ne réfléchis pas et je lui claque la porte au nez. Le bruit du bois percutant le battant me fait sursauter et je ne réalise alors qu'à cet instant ce que je viens de faire. Beaucoup trop chamboulée par son invasion pour parvenir à garder les idées claires, j'ai tout à coup envie de rire, de pleurer, de crier, de sauter. Julie me regarde de ses grands yeux choqués, la bouche légèrement entrouverte.
-Candice, c'était qui cette bombe atomique ?
Derrière la porte, Ethan déverse sa frustration en frappant sur le bois avec ses poings tout en criant des mots incompréhensibles d'ici. Sentir sa voix cassée chatouiller mon ouïe me fait frémir et je me déteste instantanément.
-C'est lui, c'est ça ? insiste ma coloc.
Je hoche fébrilement la tête, désormais incapable de lutter contre tout ce que son retour déclenche en moi. Un ras de marée de rancœur et d'amertume. Un tsunami de désir et de passion abimée. Et surtout, un orage de colère qui se forme dans les tréfonds de mon cœur et tourbillonne dans mon âme pour se nourrir de tout ce que je retiens depuis de très long mois.
-CANDICE BORDEL, OUVRE MOI !
Julie sursaute, sans doute pas encore habituée aux accès de colère non maitrisés d'Ethan.
-Euh... tu devrais peut-être lui ouvrir avant qu'il refasse la déco des parties communes.
Je secoue rapidement la tête de gauche à droite, totalement pétrifiée par cette proposition. Je ne peux pas l'affronter, c'est bien trop dangereux.
-Candice, tu ne pourras pas éviter cette confrontation jusqu'à la nuit des temps.
Comme pour confirmer ses dires, j'entends les coups redoubler contre notre porte d'entrée. J'inspire longuement et je me lance. Parce que l'ancienne Candice est morte. Et que la nouvelle Candice a assez de force pour affronter son passé au lieu de le subir. Avant même que je réalise ce que je suis en train de faire, ma main abaisse la poignée pour laisser le regard d'Ethan plonger intensément dans le mien. J'ai immédiatement l'impression que ses prunelles abiment celle que je suis devenue en les entachant de tous les mensonges qu'il est capable de m'abreuver. Je sens alors la colère faire bouillir le sang dans mes veines. Je ne comprends d'ailleurs pas comment il peut encore rester debout avec tous les éclairs foudroyants que mes yeux lui lancent.
