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Mercredi 30 août
-J'en ai rien à foutre Candice, je ne te lâcherai pas tant que tu ne t'auras pas enfilé ce verre !
Je m'esclaffe bruyamment devant l'acharnement dont fait preuve ma nouvelle colocataire. Je vis avec elle depuis seulement un petit peu plus d'un mois mais j'ai déjà bien compris qu'elle ne me laissera pas tranquille tant que je n'aurais pas avalé ce qu'elle me tend. Je ne sais pas si j'ai réellement eu raison de tout quitter pour venir m'installer ici mais l'énergumène qui me fixe de ses grands yeux bleus ne me laisse pas le temps de réfléchir. Elle me tend un verre rempli d'un liquide transparent puis croise les bras sur sa poitrine en tapant du pied par terre. D'un geste de la main, elle envoie balader ses cheveux blonds derrière son épaule puis elle reprend sa posture qui ne laisse aucune place au débat. Je la regarde droit dans les yeux et engloutis d'une traite l'alcool qu'elle m'a versé, un petit sourire espiègle naissant immédiatement sur mon visage. La liqueur me brûle littéralement la gorge et rapidement, je sens mes joues s'échauffer. La soirée s'annonce mouvementée pour moi qui n'ai plus l'habitude de boire !
-Aaaaah ! Bah dis donc, il t'en a fallu du temps ! me lance-t-elle dans un grand sourire en agitant ses sourcils.
Quand je me suis installée dans cet appartement, j'ai passé plusieurs jours sans vraiment réussir à trouver ma place. Je ne me sentais chez moi nulle part et j'avais l'impression de vivre la vie d'une autre, comme si j'assistais de loin à mon quotidien sans me sentir concernée par ce qu'il s'y passait. Puis petit à petit, j'ai commencé à prendre conscience que je pouvais enfin vivre comme je l'entendais. J'étais certes perdue mais libre. J'ai alors décoré les murs de ma chambre avec quelques photos de mes amis, de mes grands-parents et de ma tante. Je suis sortie arpenter les quartiers que j'aime tant dans cette ville démente, j'ai également passé des heures confinée dans un petit pub situé à deux pas de ma nouvelle maison, à lire, écrire ou tout simplement observer le gérant.
Au fil des jours, j'ai fait connaissance avec cet homme d'une trentaine d'années, au regard taciturne et aux traits usés. J'ai vu ma peine se refléter dans la sienne et nous n'avons pas vraiment eu besoin de nous parler pour nous apprivoiser. Ses prunelles tristes m'ont accompagnée pendant plusieurs après-midi alors que j'étais confortablement installée à une petite table bancale au fond de cette salle aux murs couverts de bois sombre et de photos de célébrités en noir et blanc. Je ne sais pas contre quels démons il se bat, ni quelles cicatrices ornent son âme malgré son jeune âge et je ne veux pas le savoir. Non pas que je sois devenue égoïste mais je ne peux pas prendre le risque de faire mienne la souffrance d'un autre alors que mes ténèbres m'appellent encore quelques fois. Parfois, il suffit simplement de la présence réconfortante d'un compagnon de route qui vous comprend silencieusement pour se sentir mieux.
Quand je me promène dans la capitale anglaise en m'appuyant de temps en temps sur mes béquilles, j'ai l'impression d'être une chrysalide qui n'attend que la mue pour déployer ses ailes. C'est un tel bonheur de pouvoir à nouveau me déplacer après avoir passé trois mois sans pouvoir mettre un pied devant l'autre que j'ai soif de promenades et d'indépendance. Je profite alors simplement de toutes les découvertes que je fais au fil de mes balades pour me nourrir de cette sérénité que je retrouve puis je m'empresse de raconter toutes mes escapades à mes amis lorsque je leur téléphone. J'ai rendu Cassiopée verte de jalousie à plusieurs reprises en lui décrivant en détail les hamburgers plein de sauce dégoulinante que j'ai goûtés ces derniers jours.
Mon comportement alimentaire reste toujours fragile, je ne parviens plus à dévorer des plats entiers comme je le faisais avant mais je suis consciente de mon problème et j'ai réellement envie de m'en sortir. Je ne veux plus m'imposer moi-même la tyrannie des autres. Alors quand quelque chose me donne l'eau à la bouche, je ne réfléchis pas et je croque dedans. Peu importe si je n'en mange même pas la moitié mais au moins, je retrouve le plaisir de découvrir différentes saveurs taquiner mon palais. Les jours où mon ciel est plus morose, je me force à avaler un petit quelque chose en faisant le serment que demain, je ferai mieux. Je ne veux plus être cette fille faible qui se faisait du mal.
Le bruit d'un verre vide qui claque sur la table basse en face de moi me reconnecte avec la réalité. Ma colocataire est assise en tailleur à ma droite sur le canapé et elle ne cesse de papillonner dans tous les sens. Ses bras s'agitent dans son débardeur gris quand elle prend l'idée de me servir une de ses « spécialités », apparemment une bière ambrée que je ne connais. Je fais la grimace quand elle me la tend mais elle s'empresse de me rabrouer gentiment :
-Bois et tais-toi ! Tu m'as promis une soirée de débauche, alors au boulot !
Elle remonte ses lunettes sur son nez et m'envoie un beau sourire qui illumine son visage rayonnant quand je m'exécute sans broncher.
-A ton tour Ju ! Tu ne crois quand même pas que je vais être la seule à boire ce soir ?!
Je me penche vers la table où est disposé son arsenal de guerre et j'entasse dans un verre tous les goulots que je trouve à portée de main. Quand le récipient est pratiquement plein, elle ne se fait pas prier pour l'attraper et le descendre d'une traite. J'en reste bouche bée.
-Même pas peur ! me répond-t-elle avec une dangereuse lueur de défi dans le regard. Par contre Candice, c'était sérieusement dégueulasse ton truc, là !
Je libère un rire franc, sentant déjà l'alcool prendre possession de mon être. Mon corps constamment en alerte se détend et mon cerveau en manque de folie se laisse embrumer avec délectation. Je m'adosse au coussin du canapé et je ferme les yeux un instant tout en respirant profondément. Je me sens bien. Pour être honnête, j'appréhendais légèrement cette soirée que ma colocataire attendait avec tant d'impatience depuis que j'ai aménagé ici. Je n'étais pas forcément prête à me laisser aller à nouveau auprès d'une inconnue et j'ai gardé mes distances un moment avec elle. Si vous croyez que c'est sa patience et sa douceur qui m'ont fait lâcher prise, vous vous fourrez le doigt dans l'œil ! Cette fille qui n'a pas froid aux yeux et qui ne connait pas grand-chose de mon histoire ne s'est pas laissée intimider par mon comportement. Au contraire, elle m'a bousculée pour que je la laisse m'approcher et enfin réaliser qu'elle pourrait devenir une alliée en or.
La première fois que nous nous sommes rencontrées, je venais à peine de mettre un pied dans l'entrée de l'appartement qu'un ouragan blond s'est matérialisé à mes côtés avec un ordinateur et des livres sous le bras ainsi qu'un sac de sport négligemment accroché à son épaule. Elle s'est arrêtée à ma hauteur, m'a dévisagée une seconde puis m'a gentiment tapé le bras avant de crier :
-Ravie de te rencontrer, pas le temps de faire connaissance, on se voit ce soir !
Puis elle a disparu dans le couloir. Elle semblait si insouciante et sûre d'elle qu'elle m'a fait peur. Je redoutais qu'elle me trouve inintéressante, transparente ou fade. Alors je me suis installée doucement, j'ai façonné mon nid selon mes envies et à chaque fois que je la croisais, je me détendais un petit peu plus. Elle ne faisait rien de me plus que me sourire ou grogner contre sa voisine qu'elle ne peut pas voir en peinture mais c'était déjà suffisant pour que je découvre la fille bienveillante qui se cache derrière son assurance de façade. Elle a ensuite commencé à me tanner pour que nous sortions boire un verre ensemble mais à chaque fois, j'ai esquivé. Je ne sais pas vraiment ce qui me m'en empêchait mais un jour, elle m'a simplement demandé « Qu'est ce qui te retiens bon sang ? » et je n'ai pas su lui répondre.
Elle a raison, rien ne me retient plus désormais. Ni les mensonges, ni les apparences. Plus rien de tout cela n'existe. J'ai tout le loisir de sortir, de m'amuser et de réapprendre à faire confiance aux gens. Alors j'ai fini par accéder à sa demande et je crois qu'elle devait y aller doucement avec moi puisqu'elle a simplement rassemblé tout le nécessaire - à ses yeux - pour passer une bonne soirée dans notre salon.
