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Jeudi 30 mars
Je me gare sur le parking de la salle de danse avec quinze minutes de retard par rapport à mon horaire habituel. Je suis restée au bureau un petit peu plus tard ce soir pour aider Marina à boucler un budget un peu compliqué et quand nous avons levé la tête de notre dossier, je me suis rendue compte que les minutes avaient filé beaucoup trop vite. Habituellement, je suis la première à faire craquer le parquet en chêne et je m'octroie toujours une petite séance de musique et de danse improvisée avant que tout le monde arrive. Bon, pour aujourd'hui, c'est raté ! Le petit parking est déjà plein.
Je me dépêche de rejoindre les vestiaires et de me changer. Rapidement, je pénètre dans la salle et je remarque avec soulagement que le prof n'est pas encore là. Je scanne la pièce et repère très vite la tignasse blonde de mon amie. Je me dirige vers elle mais je comprends tout de suite que quelque chose ne va pas. Même si elle m'a vue arriver, elle ne m'offre qu'un visage froid et dénué de tout sentiment. Par reflexe, je fronce les sourcils mais quand je me poste devant elle, elle me fusille littéralement de ses yeux caramel d'habitude si malicieux et ne perd pas de temps avant de s'éloigner. Je ne comprends absolument rien à ce qui est en train de se passer.
-Cass ? Ca va ?
Elle ne me répond pas et ne daigne même pas se retourner. Commençant déjà à être légèrement agacée par son comportement, je me rapproche d'elle et n'hésite pas à attraper son coude pour la forcer à me faire face. Son corps tout entier n'est qu'une boule de nerf à vif et si tendu qu'il risque de rompre à tout moment. Elle dégage son bras d'un geste brusque et s'éloigne d'un pas, comme si j'étais atteinte de la pire des maladies contagieuses. Ses yeux sont maintenant des armes qui me fusillent injustement et je ne peux contenir le frémissement qui envahit déjà tout mon corps. Je n'ai jamais vu mon amie atteindre ce niveau de rage.
-Tu veux bien me dire ce qu'il se passe ?
Je l'observe contrôler sa respiration et fermer brièvement les yeux pour essayer de se maitriser avant de se diriger vers le fond de la salle. Mais brusquement, elle fait volte-face et pointe dangereusement son index dans ma direction. La tornade va s'abattre sur moi, ce n'est maintenant plus qu'une question de seconde.
-Tu es quand même vachement culottée d'oser te pointer devant moi comme si de rien n'était !
-Quoi ? Mais que se passe-t-il à la fin ?
Elle avale la distance nous séparant pour appuyer son index contre mon sternum. Voir autant de véhémence sur le visage de celle qui fut mon amie fait naitre en moi une vague de tristesse qui est vite balayée lorsqu'elle prend la peine de me répondre en haussant la voix. Tous les regards sont maintenant braqués sur nous.
-Il se passe que Gabriel est venu boire l'apéro à la maison il y a quelques temps. Et qu'il était plutôt mal quand il est arrivé si tu vois ce que je veux dire.
Je réalise tout à coup que ça y est, Cassiopée est au courant de ma relation avec Ethan. Et comme je le pressentais, cette nouvelle ne semble pas la ravir. Quand je lis tout le dégoût et la haine que je lui inspire, je ne peux plus bouger. J'ai l'impression d'avoir avalé une nuée d'abeilles tant ma gorge est enserrée. Aucun mot, aucun son ne parvient à passer la barrière de mes lèvres. En une seconde à peine, mon corps s'est vidé de tout son fluide, placardant ainsi une teinte livide sur mon visage encore sous le choc. Je n'étais pas prête à avoir cette discussion aujourd'hui après la nuit merveilleuse que j'ai passée hier dans les bras de l'homme que j'aime mais je n'ai plus le choix. Il va falloir que je monte sur le ring, que je le veuille ou non.
-Comment as-tu pu lui faire ça ? Comment as-tu me mentir à ce point ?
Cassiopée crache ces mots avec tellement d'aversion que j'ai presque l'impression d'avoir commis un crime.
-Je... J'ai tout expliqué à Gabriel, il...
-T'en fais pas, il m'a raconté que tu t'envoyais en l'air avec ton boss. Non mais honnêtement Candice, tu n'as pas honte quand tu te regardes dans une glace ?
-Honte de quoi ?
-D'avoir manipulé Gabriel, de lui avoir menti, de m'avoir menti et par dessus tout, de baiser avec un homme marié ! Tu es comme ces femmes qui me répugnent, celles qui ont si peu de considération pour les notions de famille et de mariage qu'elles ne se gênent pas pour y mettre le feu.
-Tu ne connais rien de notre histoire Cassiopée !
-J'en sais déjà quelques bribes et ça me suffit. Laisse-moi te résumer la situation : tu te fais sauter par l'homme qui t'a traitée comme une merde quand tu as commencé ce nouveau boulot, cet homme qui est marié et n'a aucun scrupule à mentir à sa femme. Et cette situation te convient ? Non mais je rêve, où est passée la vraie Candice ?!
J'ai les larmes au bord des yeux mais je refuse de les laisser prendre le dessus. Cassiopée est hors d'elle, elle hurle et ne retient plus ses mots plus blessants les uns que les autres. Elle ne cherche pas à me laisser parler, elle a déjà prononcé mon jugement et est simplement en train d'appliquer sa propre sentence.
-Arrête de me regarder avec tes grands yeux naïfs, ton petit cinéma ne marche plus sur moi ! Je croyais te connaître, je pensais qu'on partageait les mêmes valeurs mais apparemment, je me suis largement trompée. Tu avais sous la main un homme parfait mais tu n'en as rien eu à faire. Tu as décidé de faire ta petite crise et de foncer droit dans le mur en te transformant en trainée. Tu sais quoi ? Reste dans ta sale vie honteuse et ne reviens surtout pas vers moi.
Je reste totalement abasourdie quand Cassiopée termine de déverser son venin et s'en va. Tous nos camarades de danse me regardent avec un mélange de surprise et d'écoeurement mais je refuse de laisser les choses dans cet état.
-Cassiopée, tu ne m'as même pas laissée t'expliquer la situation !
Cass se retourne brusquement, son sang baignant maintenant totalement dans la fureur qui l'habite.
-Tu n'as jamais voulu m'expliquer. Tu aurais pu le faire un nombre incalculable de fois mais tu n'en as jamais pris la peine. Si tu me l'as caché c'est que tu savais... Tu as agi comme une salope et tu devrais avoir honte de toi Candice.
Sur ces mots mortifiants, je la vois à peine disparaître dans le brouillard de larmes qui obstrue ma vue. Je suis si blessée par la haine qu'elle a déversée sur moi que j'ai l'impression que toute mon adolescence vient d'être salie à tout jamais. Tous ces moments uniques que nous avons partagés, quand elle représentait la seule personne de confiance qui m'aimait sans aucune limite. Tout cela vient de partir en fumée. Le chagrin qui m'habite maintenant est tellement puissant qu'il me paraît presque insurmontable. Je regarde autour de moi et ne vois que la honte. La honte que j'engendre dans le regard de Cassiopée, de mes camarades de classe et de notre prof qui vient juste d'arriver. Par réflexe, comme pour me protéger, je pivote brusquement et fonce vers la sortie. Je ne maitrise pas vraiment mes gestes quand je récupère mes affaires et je crois que je dois m'y reprendre au moins à cinq fois avant de parvenir à déverrouiller la portière de ma voiture.
Les mains tremblantes, je mets le contact et ne perds pas une seule précieuse seconde avant de quitter cet enfer. Je roule sans réellement regarder le bitume mais quand mes larmes torrentielles m'empêchent de distinguer la route qui se dessine devant moi, je m'arrête sur le bas-côté et écrase ma tête contre mon volant. La crise de pleurs qui commence ne m'épargne rien. Les accusations injustes de Cassiopée ne veulent pas se décoller de mon esprit et je peine à reprendre pieds. Je sens mon cœur déchiré me faire affreusement mal et je réalise alors qu'on sous-estime souvent la portée d'un chagrin d'amitié. Aujourd'hui, j'ai définitivement perdue celle que je considérais comme ma meilleure amie, ma sœur, ma confidente, ma complice et ma boussole. Je me sens maintenant incomplète, comme une part essentielle de moi venait de mourir brutalement. Même si je le voulais, je ne pourrai jamais oublier les coups de poignards qu'elle m'a infligés en plein cœur ni son regard haineux quand elle m'a vue. Je dois alors maintenant me résigner à affronter la vie seule mais étrangement, cette idée ne m'effraie plus autant qu'avant. Ce qui me fait le plus mal, c'est qu'elle avait décidé de me rayer de sa vie avant même que je pénètre dans cette salle de danse.
