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27

      

Samedi 28 janvier 

                      

Je me tiens debout devant la petite église située en retrait de ce village que je ne connais absolument pas. Le chauffeur de taxi a roulé environ 25 minutes après être sorti de la capitale anglaise et le paysage gris défiguré par la pluie qui a défilé sous mes yeux ne m'a pas aidé à me détendre. Je n'ai pas prévenu Ethan de mon arrivée, je ne parvenais pas à le joindre et je crois que j'avais secrètement peur qu'il me rejette. 

                      

Quand Ethan m'a confié à demi-mot sa peine mercredi soir, j'ai immédiatement compris qu'il venait de perdre son père. Ses secrets, sa souffrance silencieuse, ses confidences soufflées du bout des lèvres comme s'il avait viscéralement besoin d'exorciser ses souvenirs, ses absences, ses voyages... tout prenait enfin sens. J'ai senti mon cœur se déchirer quand j'ai réalisé qu'il venait de perdre le seul parent dont il ne m'avait jamais parlé et par-dessus tout, qu'il semblait ne pas savoir comment gérer cette perte. 

                      

Je l'ai enlacé aussi fort que j'ai pu, je l'ai cajolé très longtemps mais Ethan s'est rapidement enfermé dans un mutisme effrayant. Il a fini par ensevelir ses tourments au plus profond de lui et s'est transformé en statue de pierre pour ne plus souffrir. Tel un automate, il m'a laissée l'emmener chez moi puis m'a laissée le serrer contre mon cœur toute la nuit sans bouger ni prononcer le moindre mot. J'avais la perfide sensation de tenir dans mes bras un corps sans vie. Nous avons fini par nous assoupir dans mon canapé et quand j'ai ouvert les yeux au petit matin, un froid polaire s'est abattu sur moi. 

                      

J'étais seule. Ethan était parti et je n'avais aucune idée de l'endroit où il se trouvait. J'ai essayé de l'appeler, en vain. Je l'ai attendu jusque tard le soir au bureau mais il n'est jamais venu. Quand j'ai regagné mon appartement dans la nuit noire, j'ai cherché pendant des heures un moyen de le contacter. Je ne sais pas comment je réagirais si j'étais à sa place et c'est bien pour cette raison que je ne le jugerai jamais. S'il lui faut du temps, de l'espace ou de la solitude, alors je les lui accorderai. Mais j'ai d'abord voulu m'assurer que c'est ce dont il avait réellement besoin. Parce que mon intuition me disait qu'il était en train de se noyer et que quelqu'un devait lui venir en aide. Vite. 

                      

J'ai désespérément essayé de me remémorer les moments que nous avons passés ensemble ainsi que ses confidences pour dénicher le moindre indice quand l'évidence m'a frappée de plein fouet. Murphy. Il était le seul ami de son père et il tient une place particulière dans le cœur d'Ethan. J'ai déniché son numéro de téléphone sur internet et au bout de quelques minutes, il a consenti à me donner l'adresse de l'église devant laquelle je me tiens. Je ne me rappelle pas vraiment des dernières vingt-quatre heures mais tout ce que je sais, c'est que mon cœur m'a conduit exactement là où est ma place.

                      

Un couple âgé me dépasse et s'engouffre rapidement dans le bâtiment en pierres vieillies tout en se protégeant de la pluie. Je sors de ma contemplation et leur emboite le pas, le cœur serré. Quand je pénètre dans cet antre religieux, le silence assourdissant me frappe de plein fouet. L'ambiance est pesante, seules quelques personnes sont éparpillées çà et là et mon regard inquiet ne parvient pas à trouver Ethan. Quelques grands bougeoirs installés au cœur des hautes voutes apportent un semblant de lumière et se reflètent sur les vitraux ternis que j'observe derrière l'autel. Je m'installe discrètement sur un vieux banc en bois près de la sortie et j'attends fébrilement qu'Ethan fasse son apparition. 

                      

Il n'y a pratiquement aucune luminosité et la grisaille extérieure se reflète aisément à l'intérieur de l'église, amplifiant ainsi la morosité qui se dégage d'un tel évènement. Après d'interminables minutes, un prêtre s'installe derrière l'autel et une musique solennelle retentit. Les rares personnes présentes se tournent immédiatement vers les grandes portes en bois et observent le cercueil qui s'avance dans l'allée. Une profonde angoisse me noue l'estomac lorsque mes prunelles émeraude se posent sur le visage terne et fermé d'Ethan qui suit son défunt père. Il porte un costume noir boutonné sur une chemise de la même couleur et malgré les circonstances accablantes, je ne peux pas m'empêcher de le trouver fort. Il se tient droit, ses larges épaules sont dégagées et ses mains ont trouvé refuge dans ses poches. Son regard sombre est fixé sur le cercueil qui le nargue sournoisement et je crois sincèrement qu'il ne distingue rien d'autre. 

                                  

              

                    

Derrière lui, Murphy le scrute intensément, comme s'il avait peur qu'il s'écroule à tout moment. Mais Ethan fait bonne figure et donne l'impression que rien ne saurait le perturber. Je sais pertinemment qu'au fond de lui, un ouragan se prépare à tout dévaster mais pour l'instant, il se contente de passer devant moi sans me voir et part s'installer au premier rang. La première chose qui me frappe quand je regarde tout autour de moi, c'est ce sentiment sordide et morose qui se déploie perfidement autour de nous. La mort vient d'entrer dans l'église et elle prend immédiatement possession de nos âmes, les enfermant dans un joug étouffant. A peine une vingtaine de personnes sont venues rendre un dernier hommage à cet homme que je ne connaitrai jamais et même si l'église n'est pas très grande, voir si peu de monde partager la douleur d'Ethan me fait mal. Je réalise que je ne pourrai jamais réellement comprendre ce qu'ils ont traversé pendant toutes ces années. 

Ethan est maintenant assis sur le banc réservé à la famille du défunt et à part Murphy, personne n'est là pour l'épauler. Le prêtre le regarde avec une once de pitié, ce qui doit sans aucun doute l'agacer profondément mais il ne bronche pas. Il continue de regarder fixement droit devant lui et de ne rien laisser transparaitre. De là où je me trouve, je ne distingue que son dos raide et crispé. Un éclair de peine traverse mes veines et je n'ai plus qu'une envie : remonter l'allée en courant pour le prendre dans mes bras. Tout à coup, je vois Murphy se lever, lui chuchoter quelque chose à l'oreille et s'engouffrer dans l'allée en direction de la sortie. Arrivé à ma hauteur, il s'arrête et me lance, sans ménagement :

-Désolé ma p'tite, mais ta place n'est pas ici !

Brusquement, il m'attrape la main et me force à me relever. Il me tire derrière lui et quand je comprends que nous sommes en train de rejoindre Ethan, je me stoppe net. 

-Je... je ne sais pas si c'est une bonne idée... je ne sais même pas s'il a envie de me voir ici.

-Quoiqu'il en dise, il a besoin de toi. Regarde autour de toi, ma p'tite, il n'a que toi.

Mes yeux se posent sur Ethan, seul face au cercueil de son père. Personne ne devrait endurer une telle épreuve sans aucun soutien et le voir batailler contre ses propres démons sous mes yeux impuissants me déchire le cœur. Murphy a raison, ma place est à ses côtés. Au moins aujourd'hui. Je me retourne vers le hypster aux sages paroles et lui fait un petit signe de connivence. Quand nous arrivons à hauteur d'Ethan, il se retourne et son regard totalement abasourdi m'indique qu'il n'aurait jamais pensé me trouver ici. Je jurerai distinguer un éclair de soulagement flotter dans ses beaux iris mais il détourne son regard si vite que je me demande si je n'ai pas rêvé. 

En silence, je m'installe à la droite d'Ethan et le prêtre commence son office. Mon homme reste concentré sur l'homme religieux et la distance qu'il a instaurée entre nous me ronge de plus en plus violemment. Je refuse qu'il s'enferme dans un mutisme dangereux qui l'anéantira à coup sûr. Je pose alors ma main gauche sur sa cuisse et sa jambe tressaille immédiatement. J'ignore sa réaction et je laisse mes doigts parcourir le tissu soyeux de son pantalon noir. Plusieurs fois, j'observe Ethan à la dérobée et à chaque fois, je le surprends le regard fixé sur le cercueil de son père. Ses prunelles sont transcendantes. Je n'arrive pas à lire toutes les émotions qui le traversent mais une chose est sûre, il mène un vrai combat à l'intérieur de lui. 

Au bout de longues minutes, le prêtre demande à Ethan de prendre la parole pour rendre un dernier hommage au défunt. Un lourd silence s'abat sur l'église et tous les regards sont maintenant fixés sur lui. Sous mes doigts, je sens son corps se raidir à l'extrême quand sa respiration se coupe. Ses iris affolés sont toujours accrochés au cercueil qui trône à côté de l'autel et tout son être appel silencieusement à l'aide. Après d'interminables secondes, Murphy se lève et prend le micro pour parler de son ami. 

            

              

                    

Soudain, Ethan m'agrippe férocement la main et la suite de la cérémonie se perd dans un brouillard. Mon monde se réduit à l'homme qui broie mes doigts par désespoir et qui s'accroche à ma peau pour pouvoir survivre. Mes yeux ne quittent pas son visage torturé et ma main droite enveloppe nos mains entrelacées. J'ai envie de le prendre contre moi, de passer ma main dans ses cheveux pour lui apporter tout le réconfort qu'il mérite et de le serrer si fort contre ma poitrine qu'il ne restera plus aucune place pour sa souffrance démesurée. Mais le lieu où nous nous trouvons ne se prête pas à se genre de démonstration et je sens déjà son corps s'affaisser légèrement depuis que nos peaux se sont retrouvées. 

Je crois que la cérémonie est terminée car lorsqu'Ethan et moi quittons notre bulle, les rares personnes présentes dans l'église suivent le cercueil qui part rejoindre la faible lumière extérieure. Nous suivons le défunt et nous dirigeons vers le cimetière, nos mains toujours fermement liées. Quelques personnes viennent adresser à Ethan de succinctes condoléances avant de déserter rapidement cet endroit glauque. Il ne reste que Murphy, Ethan et moi lorsque les croque-morts nous indiquent qu'ils vont inhumer le défunt. Nous nous hâtons de sortir du cimetière et rejoignons nos véhicules.

-Je dois retourner à la taverne préparer le prochain service. Ma p'tite, je compte sur toi pour prendre soin de mon p'tit gars. 

J'acquiesce en souriant, légèrement gênée puis nous nous engouffrons dans la voiture de location d'Ethan. Je n'ai aucune idée de ce qui va se passer maintenant, tout ce que je sais c'est que je suis à ma place quand la main d'Ethan enveloppe désespérément la mienne. Nous roulons longtemps, très longtemps à travers la campagne anglaise sans échanger un mot. Il sait que je suis là pour lui et c'est le plus important. Nous laissons filer les heures et les kilomètres quand la nuit noire s'abat sur nous. J'ai compris depuis un bon moment qu'Ethan avait tout simplement besoin de se vider l'esprit. 

Ethan ralentit et gare la voiture le long d'un vieux bâtiment délabré. La façade grise est fissurée et certaines fenêtres n'ont même plus de volets. Il n'y a pratiquement aucune habitation à l'horizon et la construction sous mes yeux me paraît si fragile que je me demande comment elle peut encore tenir debout. Sans rien dire, Ethan sort un trousseau de sa poche et glisse une clé dans la serrure. Quand la porte s'ouvre, un nuage de poussière nous fait tous les deux toussoter. L'intérieur sent le renfermé et quand la lumière prend vie dans la pièce, j'ai tout bonnement l'impression que le temps s'est arrêté. 

Un bol de café est posé sur une petite table en bois à ma droite qui n'a pas été nettoyée depuis un moment si j'en crois la quantité de miettes et de tâches qui l'ornent. Un journal est déplié et une chaise est tirée, comme si quelqu'un vivait encore ici. Certains placards sont ouverts, des boites de conserves trainent à côté de la cuisinière et l'horloge accrochée au mur égraine bruyamment les secondes. Ethan se met à ranger rapidement le bazar qui nous entoure et moi, je reste plantée dans l'entrée quand je comprends qu'il m'a amenée dans la maison de son enfance. J'ai tant de questions qui me brûlent les lèvres, mais je les ravale et je me retrousse les manches pour aider mon homme. 

Après de très longues dizaines de minutes pendant lesquelles Ethan a arpenté solitairement la maison de fond en comble pour remettre un semblant d'ordre, j'en arrive à la douloureuse conclusion qu'il en a presque oublié ma présence. Depuis que nous sommes arrivés, il ne m'a pas adressé le moindre regard ni le moindre mot. Je ne me sens pas tout à l'aise entourée de tous ses fantômes d'enfance et le savoir si distant rend la soirée encore plus éprouvante. Quand un lourd silence s'abat sur la maison, je frissonne de la tête aux pieds. Je pars immédiatement à la recherche de mon compagnon et je finis par le trouver sur le seuil d'une chambre au premier étage. La porte de la petite pièce aux murs blancs est ouverte mais Ethan ne semble pas encore prêt à y entrer. Je réussis à entrevoir un petit lit et quelques peluches flétries sur un meuble bancal et je comprends immédiatement qu'il s'agit de sa chambre de petit garçon. La souffrance qui émane de mon homme est foudroyante et je me précipite dans son dos pour l'enlacer de toutes mes forces. Après quelques secondes, Ethan finit par souffler longuement et attraper mes bras pour les serrer fort tout contre lui. 

            

              

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