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Mercredi 25 janvier

                              

Mon téléphone vibre pour la sixième fois depuis ce matin et tout mon corps se raidit instantanément. J'ai beau avoir la tête baissée dans mes dossiers depuis que je suis arrivée, je fais seulement illusion. A part gribouiller sur mon petit carnet de notes, je n'ai absolument rien écrit. Mon esprit est bien trop embrouillé et mon ventre bien trop noué pour ne serait-ce qu'être concentrée cinq minutes sur mon travail. Je décide donc d'ignorer mon smartphone mais les minutes passent comme des heures et mon cerveau reste irrémédiablement obsédé par les messages que je n'ai pas encore lus. 

                              

Je pose brutalement mon stylo tout en soufflant et me prends la tête entre les mains, n'arrivant décidément pas à faire abstraction de l'extrême nervosité qui m'habite. Il est presque midi et cela fait déjà presque trois heures qu'un flot ininterrompu de pensées toutes plus angoissantes les unes que les autres m'assaille. Mais je me suis promis que je ne la laisserai plus jamais me détruire, je refuse que de simples messages me gâchent ma journée. Je me redresse brusquement, la mine fermée, bien résolue à faire face à mes problèmes. Pour une fois, je ne vais pas les ignorer ni les minimiser. Je vais les affronter. 

                              

Ma semaine à la montagne avec Gabriel m'a permis de comprendre une chose essentielle : je peux continuer à me laisser détruire à petit feu ou alors je peux me montrer plus forte que je ne l'ai jamais été et agir enfin en m'assumant. J'ai choisi cette deuxième option comme mantra et je refuse de me trahir. Forte de mes bonnes résolutions, je prends mon téléphone en main et le déverrouille. 

                              

Mon cœur suffoque dans ma poitrine et se prépare au pire. Allez Candice, sois courageuse ! Je souffle bruyamment et clique sur l'icône « Messages ». Sous mes yeux, les six messages non lus de ma mère me narguent sournoisement.

                              

Maman: Samedi, les Bergmann viennent manger à la maison et leur fils sera présent. Nous t'attendrons donc pour 19h. 

                              

Maman: Fais un effort vestimentaire pour une fois, j'aimerais que tu lui fasses bonne impression, c'est un excellent parti. 

                              

Maman: Après être ridiculement partie comme une voleuse le soir de Noël, tu pourrais au moins répondre à mes messages !

                              

Maman: Tu ne changeras donc jamais, Candice ? Ma pauvre fille, tu devrais avoir honte de toi !

                              

Maman: Ton père et moi sommes assez gentils pour accepter de te donner une nouvelle chance après ton attitude choquante à Noël et toi tu ne trouves rien d'autre à faire que de nous prouver que tu vaux encore moins que ce que nous pensions ? Tu vas définitivement finir par nous faire honte !

                              

Maman: Candice, maintenant ça suffit ! Tu viendras samedi soir que tu le veuilles ou non et je te conseille de te comporter en parfaite future épouse pour charmer le fils Bergmann. J'essaie de convaincre ses parents que tu seras une belle-fille idéale depuis des mois alors ta présence est obligatoire. Je n'ai pas de temps à perdre avec tes gamineries. 

                              

J'encaisse chaque mot, chaque syllabe les unes après les autres. Je savais pertinemment que ma mère allait me reprocher ma désertion et je suis même surprise qu'elle ait attendu un mois pour le faire. En revanche, qu'elle veuille me caser avec le fils d'une de ses copines de la paroisse me cloue sur place ! De quel droit se permet-elle encore de vouloir gérer ma vie ? Une vague de colère monte au fur et à mesure que je relis tous ces messages, balayant ainsi l'appréhension qui s'est emparé de moi il y a quelques minutes à peine. Il est grand temps qu'elle comprenne que la Candice docile et effacée a plié bagage. 

                              

Moi : Il est hors de question que j'assiste à votre repas. Je gère ma vie comme je l'entends et je n'ai pas besoin de tes conseils. Vous vous amuserez bien mieux sans moi. 

                                          

              

                    

Je clique sur « Envoyer » en retenant ma respiration. Une monstrueuse boule d'angoisse s'est installée en moi, parcourant chaque parcelle de mon être décidé à ne plus subir les foudres injustifiées de mes parents. Je repose mon téléphone et réprime la nausée qui m'envahit. Au fond de moi, je sais que j'ai fait ce qu'il fallait, que je ne dois plus accepter de me laisser traiter de la sorte mais une petite voix me rappelle qu'il s'agit de mes parents, de ceux qui m'ont donné la vie et que je suis en train de renier ma propre famille. Cette simple idée me tord les entrailles et j'ai l'impression de me trahir quelque part. 

Le bruit de mes collègues quittant leur poste pour se diriger vers le réfectoire me sort de mes pensées. Je laisse mon inextricable sac de nœuds de côté et essaie de penser à autre chose. Depuis plusieurs jours, plus personne ne prend la peine de me convaincre de les rejoindre pour manger avec eux. Ils en ont surement marre de mes incessants refus et de mon moral dans les chaussettes. Je les observe donc passer un à un devant mon bureau sans me porter la moindre attention. 

Je me replonge dans mes dossiers et continue d'essayer de travailler. Le silence enveloppe maintenant le second étage et seul le murmure de mon stylo glissant sur mes feuilles vibre autour de moi. Je reste ainsi plusieurs minutes jusqu'à ce qu'un bruit de roulettes brise cette quiétude. Je relève machinalement la tête et mes prunelles vertes sont immédiatement attirées par l'homme torturé qui se tient à l'entrée de mon bureau. 

Ethan porte un jeans brut et une chemise gris qui met délicieusement son torse sculpté en valeur. Ses grandes mains agrippent son manteau gris ainsi qu'une valise de la même couleur et je remarque immédiatement que la morosité que dégage sa tenue fait profondément écho à son humeur. Mes yeux quittent avec regret son torse pour remonter sur son visage. Ses petits yeux et ses grands cernes m'interpellent, son teint gris me serre le cœur et ses cheveux bruns complètement ébouriffés ainsi que sa fine barbe qui repousse m'indiquent que sa nuit a été courte et éprouvante. Son regard me transperce et je comprends immédiatement qu'il est en train de lire en moi comme moi, je lis en lui. La détresse qui émane de lui me fissure le cœur et j'ai soudain envie – non, besoin – de me lever et de m'approcher de lui pour lui ôter cette souffrance qui déforme son si beau visage. Ma raison me rappelle que je dois me tenir éloignée de lui mais mon cœur ne peut ignorer sa douleur. Alors que je me débats toujours avec une équation sentimentale impossible à résoudre, Ethan coupe court à mes tergiversations en tournant brusquement les talons. Je l'entends se diriger vers son bureau et une immense vague de déception me submerge. Je lâche mon stylo et soupire désespérément. Mais quelle idiote tu fais ma pauvre Candice ! Tu sais parfaitement que tu dois rester de marbre devant lui et tu flanches au premier regard blessé qu'il te lance ! J'ai envie de me gifler d'être si faible et de lui donner constamment l'occasion de me blesser. Occasion qu'il ne manque jamais, soit dit en passant. 

Je ne suis plus qu'anxiété et déception. Je m'en veux, je lui en veux, je leur en veux. J'essaie du mieux que je le peux de réprimer la profonde désillusion qui s'empare progressivement de moi mais rien n'y fait. Alors que je suis en train de me maudire silencieusement de tomber systématiquement dans le panneau, mon téléphone vibre et je commets l'erreur de lire le message qui s'affiche.   

Maman: Tu n'es qu'une pauvre fille ingrate ! Que tu le veuilles ou non, ton père viendra te chercher samedi soir. 

Je jette mon téléphone sur mon bureau quand un mélange de rage et de douleur m'engloutit violemment. Quelques larmes commencent à se former au coin de mes yeux mais je les refoule. Je refuse de lui offrir ce privilège ! Au moment où je commence à toucher le fond, ma porte s'ouvre en grand pour laisser apparaître Ethan, emmitouflé dans son grand manteau d'hiver. 

Ses yeux bruns ténébreux me scrutent un instant et son regard est si intense que j'ai tout bonnement l'impression qu'il met mon âme à nu. Je ne parviens pas à faire semblant devant lui alors je le laisse lire tout ce que je ne dis à personne. Quand ses yeux se vrillent brusquement aux miens, ma respiration se coupe. Je crois que les oiseaux arrêtent de chanter, que la terre arrête de tourner et que le vent arrête de souffler. Il n'y a plus que nous. Et pour la première fois de la journée, je me sens enfin bien. De ses longues jambes musclées, Ethan brise la distance nous séparant et enveloppe ma main droite de la sienne. Sa paume est chaude, protectrice et réconfortante. Quand il pose son autre main sur ma joue, ses lèvres s'entrouvrent pour susurrer: 

            

              

                    

-Prends tes affaires et viens avec moi. 

Il me faut quelques secondes pour comprendre ce qu'il me dit. Mes yeux se remettent à cligner, mes poumons recommencent à se nourrir d'oxygène et je m'exécute sans réfléchir. Quand nous passons la porte de mon bureau, je le vois vérifier que le couloir est vide et nous nous engouffrons précipitamment dans l'ascenseur, sa main n'ayant jamais quitté la mienne. 

Je voudrais que toute ma vie soit semblable à cet instant coupé du monde. Il n'y a que nous, nos respirations résonnent doucement contre les parois métalliques qui nous entourent et les battement de nos cœurs se cherchent, se taquinent et s'entrechoquent. Nos regards fusionnent, nos paumes appartiennent l'une à l'autre et la faible distance séparant nos deux corps permet à nos visages de se frôler. 

Ce moment hors du temps prend fin quand les portes de l'ascenseur s'ouvrent sur le rez-de-chaussée où plusieurs de mes collègues vont et viennent. A contrecœur, Ethan lâche ma main et nous guide tous les deux dehors. Nous pénétrons dans sa voiture et je le laisse me mener où bon lui semblera.  

Nous roulons depuis seulement dix minutes lorsqu'il ralentit et que je comprends où il m'a amenée. Je me retourne vivement vers lui, le regard totalement interloqué. Malgré sa mine fatiguée et vaincue, Ethan arbore son discret mais si efficace petit rictus. J'ai l'impression qu'il est fier de son coup alors que je tente du mieux que je le peux de cacher la pointe de déception qui m'habite. Il défait rapidement sa ceinture et sort du véhicule pour se rapprocher de l'entrée du petit fast-food qui se tient devant nous. Mon regard accompagne Ethan mais je n'ai toujours pas bougé de mon siège. Je ne sais pas vraiment pourquoi je réagis de la sorte, peut-être suis-je simplement surprise qu'il m'ait conduit ici. A première vue, ce lieu ne lui correspond pas du tout mais lorsque je le rejoins au comptoir, je réalise qu'Ethan n'a pas fini de me surprendre. 

Il commence à commander sans me demander ce que je veux manger et même si l'idée qu'il choisisse pour moi ne me plait toujours pas, il me rend finalement service. Je n'ai jamais mangé ce type de nourriture, je ne comprends rien à la carte qui clignote sur les murs lumineux face à moi et par-dessus tout, la simple idée d'avaler ne serait-ce qu'une bouchée me révulse. Quelques instants plus tard, Ethan nous conduit vers un petit box au fond du restaurant. La salle est pleine d'étudiants, de couples ou de groupes d'amis et mon cœur se gonfle lorsque je commence à penser que, vu de l'extérieur, nous passons pour un couple. Cependant, je ne sais pas réellement ce que nous sommes. Nous sommes tout sauf un couple mais je suis plus qu'une simple assistante pour lui. Nous sommes une espèce d'entre-deux incompréhensible mais tellement vital pour chacun d'entre nous que ça en devient inquiétant. 

-Mange. 

Ethan me regard de ses prunelles déterminées et mon cœur se met instantanément à battre plus vite, comme si tous ces battements supplémentaires lui appartenaient. Je n'ai aucune envie de briser la magie de ce moment totalement surréaliste dans lequel mon patron est en train de croquer dans un énorme hamburger en ayant de la sauce qui dégouline doucement sur le bord de sa lèvre. Machinalement, il sort sa langue pour récupérer la sauce de la manière la plus sexy qui soit. Je dois m'accrocher à ma chaise pour ne pas lui sauter dessus sur le champ ! Pour calmer mes ardeurs totalement déplacées, il me suffit de baisser les yeux sur son cou et de me rappeler ce qui orne sa chaine... 

-Mange ! m'ordonne-t-il à nouveau. 

-Je n'ai pas très faim... et j'ai déjà mangé à mon bureau, je lui réponds doucement. 

-Grignoter un minuscule bout de pain, ce n'est pas ce que j'appelle manger. Maintenant, dépêche-toi d'engloutir un hamburger, des frites ou tout ce que tu voudras avant que je ne te nourrisse de force. 

            

              

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