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Lundi 2 janvier
Ma tête s'échoue lamentablement contre mon volant et je reste ainsi les yeux fermés un long moment. Une profonde angoisse m'a envahi hier soir lorsque j'ai regagné mon appartement et elle ne m'a pas quittée depuis. Je ne ressens plus qu'une gigantesque boule d'anxiété qui s'est logée au plus profond de mes entrailles et qui ne semble pas prête à me laisser un peu de répit. Bien au contraire, j'ai l'impression qu'elle se démultiplie à la vitesse de la lumière afin d'infiltrer chaque cellule de mon corps, tel un virus se déployant insidieusement.
La parenthèse hors du monde réel que Gabriel m'a offert s'est achevée hier en fin d'après-midi lorsqu'il m'a raccompagnée jusqu'à chez moi. Plus nous enchainions les kilomètres, plus mon cocon douillet se désintégrait pour me reconnecter avec la réalité. Quand j'ai passé le seuil de ma porte, les mots cuisants de ma mère se mêlaient au visage affolé d'Ethan lorsque mes doigts se sont posés sur son alliance et pour couronner le tout, la voix de ma meilleure amie résonnait pour me rappeler à quel point une relation avec cet homme pourrait me détruire. En cet instant, j'ai juste eu envie d'hurler que son absence me détruisait tout autant, si ce n'est plus. Et malheureusement, mon cerveau ne m'a accordé aucune accalmie. Cette invisible mutilation s'est donc poursuivie lorsque j'ai défait ma valise puis sous la douche quand j'ai naïvement cru que le jet d'eau chaude pouvait laver mes maux et enfin sous mes draps quand j'ai désespérément tenté de m'endormir pendant des heures.
Ma souffrance silencieuse est ma plus fidèle compagne depuis des années mais j'avais réussi à la tenir à distance depuis quelques temps. Que j'ai été candide de croire que je pouvais définitivement m'en débarrasser ! Je sais mieux que quiconque que cette terre est peuplée d'être destinés à survoler la vie en souffrant piètrement, que les rares moments de bonheur et de légèreté nous sont offerts que dans le but de nous anéantir encore plus juste après. Je ne crois pas en Dieu mais je suis certaine que le karma s'acharne sans raison sur certains hommes. Et dans mon cas, je n'ai pas la prétention de croire que le karma m'a choisie comme bouc-émissaire mais je pense honnêtement qu'il me garde sous le coude pour les moments où il s'ennuie. En l'occurrence, ces derniers jours, le karma s'est ennuyé profondément...
Sinon comment expliquer qu'après les jours noirs que j'ai endurés, il me joue encore un mauvais tour ce matin ? N'ai-je donc pas assez été mise à l'épreuve ? Pourquoi, bon sang, pourquoi est-ce que je me retrouve dans ma satanée voiture, en ce lundi de reprise, sans parvenir à la faire démarrer ? Je veux bien convenir que le moteur de mon auto n'apprécie pas particulièrement le froid polaire qui s'abat sur le pays depuis la mi-décembre mais quand même ! Je n'ai dormi que trois petites heures, mon estomac est si contracté que je me demande à quel moment il va défoncer ma cage thoracique pour s'échouer sur mon tableau de bord et j'appréhende tellement de revoir Ethan que je serais prête à me casser une cheville pour retarder l'échéance ! De rage, je relève la tête juste avant que mon poing ne s'abatte frénétiquement sur mon volant pour le marteler de coups. J'extériorise toute ma frustration et toute mon anxiété en lâchant de pitoyables petits cris puis au bout de quelques secondes, le silence m'engouffre à nouveau dans son étau éreintant. Je ferme alors les yeux afin de me calmer puis je me force à enchainer de paisibles inspirations. Mes doigts toujours crispés sur le volant se desserrent petit à petit et je réussis à retrouver une apparente sérénité.
Allez Candice, ressaisis-toi ! Il n'est pas question que tu te laisses abattre !
Je me force à reconquérir mon habituel entrain et je quitte ma voiture, le cœur serré. Je marche une bonne vingtaine de minutes dans le froid avant d'atteindre un arrêt de bus. Je consulte rapidement les horaires et réalise avec amertume que le prochain bus ne passe que dans quinze minutes. Je vais donc arriver en retard au bureau. Cette idée me dérange dans la mesure où je n'aime pas me faire remarquer. Mais ce matin, je n'ai pas le choix. Alors, au lieu de me lamenter de nouveau sur mon sort, je décide d'occulter toutes mes pensées négatives l'espace de quelques minutes et insère mes écouteurs dans mes oreilles. Chris Martin, à toi de jouer !
Entendre la voix de mon chanteur préféré résonner dans mes oreilles me rappelle immédiatement le cadeau de Gabriel. Je ne m'attendais pas à ce qu'il pense à m'offrir quelque chose et encore moins deux places pour aller voir Coldplay en concert. Ces places, je les ai tellement espérées le mois dernier ! Je m'étais fait une raison et j'avais, à contrecœur, fait une croix dessus mais c'était sans compter sur la bonté de Gabriel qui a déplacé des montagnes afin de me faire plaisir. Mais à bien y réfléchir, je réalise également que ces places sont un moyen pour lui d'effacer la peine qu'il m'avait causée lorsqu'il m'avait piqué celles que j'avais trouvées sur internet. Nous en avions reparlé, je sais qu'il s'en voulait et qu'il avait peur que je le côtoie uniquement pour récupérer ces places. Le problème est maintenant résolu, plus aucune ombre ne plane sur notre relation.
Quand il m'a embrassée pour la première fois lors du passage à la nouvelle année, j'ai été surprise par la vague de douceur qui m'a submergée. Gabriel n'est ni le feu, ni la passion. Il est la délicatesse incarnée. Il m'enveloppe dans un champ de coton et me laisse m'en délecter. Quand il me regarde, je lis toute l'adoration qu'il me porte mais également qu'il est prêt à me laisser avancer à mon rythme. Il ne me bouscule pas, il ne m'impose rien. Il attend seulement que je sois prête à lui offrir mon cœur sans concession et se contente en attendant de simples gestes d'affection. Quand il a quitté mon appartement hier soir, il m'a déposé un long et tendre baiser sur les lèvres. J'ai fermé les yeux et ai savouré la sensation suave de sa bouche tiède parcourant chastement la mienne. J'ai eu envie d'entrouvrir mes lèvres pour qu'il me possède plus profondément, de m'agripper à son cou et de me fondre en lui pour oublier tous mes tourments mais je n'ai rien fait. Il n'aurait pas compris et cela aurait été totalement déplacé.
Gabriel aime d'un amour réfléchi, posé et engageant. Il ne joue ni avec le cœur ni avec le corps. Il bâtit une forteresse de confiance puis attend sagement que la personne en face de lui réalise tout ce que cet homme a à offrir : un avenir, beaucoup de stabilité et une longue vie à deux. Et j'en ai toujours rêvé. Quand j'étais petite, je croyais au prince charmant. Comme toutes les petites filles, j'étais persuadée que je rencontrerai un homme aimant et fort qui ferait à lui seul battre mon cœur pour l'éternité, prêt à me protéger et à me cajoler jusqu'à la nuit des temps. Puis, j'ai grandi et j'ai quelque peu révisé cette vision parfaite. Je n'attends plus l'homme parfait, je sais qu'il n'existe pas et c'est tant mieux. La perfection est ennuyante. Elle n'est que façade et n'est jamais sincère, je suis bien placée pour le savoir. Le problème aujourd'hui, c'est que je ne sais plus ce que j'attends d'un homme.
Je croyais rechercher la douceur et je me suis enflammée au contact d'un homme rude. Je pensais attendre la stabilité et je me suis délestée de toutes mes barrières dans les bras d'un homme presqu'inconnu et taciturne. J'imaginais me satisfaire d'une profonde complicité et je me suis désintégrée sous les yeux et la bouche d'un homme interdit, tiraillée entre la peur du lendemain et le désir de l'instant présent. Au moment où je monte dans le bus, je prends conscience que si je ne sais pas réellement qui je suis, toutes les certitudes que j'avais sur mes aspirations ont également explosées. Je n'ai jamais été aussi perdue de toute ma vie.
J'arrive au bureau lorsque la grande horloge de l'accueil affiche 9h32. Je suis censée être à mon poste depuis plus de trente minutes et mon retard ne fait que nourrir mon stress. Mon ventre est si noué que j'en ai viscéralement mal tandis que mon cœur bat trop vite pour me permettre de me détendre. J'espère si fort ne pas croiser Ethan que je serai prête à prier tous les dieux auxquels je ne crois pas. Je ne peux m'empêcher de triturer nerveusement mes doigts quand l'ascenseur me mène au second étage. Cette ascension est à la fois trop rapide et trop lente. Je suis pressée de me réfugier au fond de mon bureau et de raser les murs dans l'espoir de ne croiser personne mais si je le pouvais, je crois que je resterai cachée dans cette machine toute la journée. Ma bouche est sèche, je peine à avaler calmement ma salive et mes respirations agitées ne font qu'alimenter mon état nerveux. Quand la porte métallique s'ouvre, ma plus grande angoisse se matérialise sous mes yeux.
Ethan se tient debout, au milieu du couloir, de trois-quarts face à moi. Il ne m'a pas aperçue et mon corps est figé, incapable d'esquisser le moindre geste. Ma respiration s'est coupée au moment où mes yeux se sont posés sur lui alors que mon cœur s'est à nouveau emballé. Chaque battement que mon organe vital parvient à émettre me déchiquète la poitrine si fort que j'en saigne intérieurement. J'ai envie de vomir de le voir à la fois si beau et si inaccessible, à seulement quelques mètres de moi. Je l'observe avidement discuter avec Alessandro et il m'apparaît différent. Il n'arbore plus sa barbe si séduisante, au contraire il est aujourd'hui rasé de près et cela lui confère un air moins ténébreux. Ses larges épaules musclées sont légèrement affaissées, ses poings sont rangés dans les poches de son pantalon et sa chemise semble le gêner. A plusieurs reprises, il bouge imperceptiblement les épaules ou les bras afin de replacer le vêtement, comme s'il n'avait aucune envie que la moindre parcelle de ce tissu touche sa peau. Quand mes yeux remontent lentement le long de son torse qui m'a infligé tant de peine lorsque je l'ai déshabillé, ils se plantent sur son visage et mon estomac se retourne.
Pour la première fois depuis que je le connais, je le regarde faire semblant. Lui qui n'a aucun scrupule à dire ce qu'il pense et à agir uniquement comme bon lui semble, est actuellement en train de prétendre s'intéresser à ce qu'Alessandro lui raconte mais ses yeux ne mentent pas. Du moins pas à moi. Son regard brun d'habitude si perçant est aujourd'hui voilé et perdu. Si son corps est bien aux côtés de son employé, son esprit vagabonde dans une contrée lointaine qui ne semble pas lui apporter le réconfort dont il aurait besoin. Ses traits si envoutant sont mornes, son rictus si assuré est éteint et la lueur qui illumine son si beau visage s'est transformée en un masque terne et taciturne.
Ethan ne va pas bien.
Cette simple constatation me gifle de plein fouet. Les tourments qui l'habitaient à Londres semblent s'être trouvé de nouveaux compagnons de souffrance et je ne me trompe pas lorsque j'affirme qu'ils se sont faufilés au plus profond de son être pour s'y installer durablement. Si je peux les lire si facilement c'est uniquement parce qu'ils font écho aux miens et se reflètent dans mon âme.
Les portes de l'ascenseur se refermant sur moi me sortent de ma contemplation. De mes bras, je stoppe leur fermeture et me glisse habilement hors de la cabine. Mon cœur tambourine si fort qu'il trébuche à plusieurs reprises et peine à se relever. Un torrent de pensées contradictoires s'empare de moi et je me sens tout à coup noyée sous mes tergiversations.
Il souffre et j'ai envie de l'aider. Je ne dois pas m'approcher de lui. Je souffre à cause de lui. Mes yeux ne peuvent plus se détacher de lui. Il m'a trahie. Nos moments intimes ne peuvent pas avoir été feints. Il m'a caché la vérité. J'ai envie de sentir sa peau contre la mienne. Je ne dois surtout pas le toucher. Il appartient à une autre. Mon corps ne vibre qu'à travers le sien. J'ai trop de respect pour moi-même pour accepter une pareille situation. Son regard m'apaise autant qu'il m'excite. Je dois l'éviter au maximum...
Mon cœur se fissure lorsque je rassemble toutes mes forces pour détacher mon regard d'Ethan et que je fais taire mon cerveau. J'inspire profondément afin de remplacer mes doutes par de l'assurance et mes pas commencent à briser la distance me séparant de mon bureau. Heureusement pour moi, ce dernier se situe quelques mètres avant celui d'Alessandro et je n'ai donc pas à passer devant les deux hommes et les saluer. Avec un peu de chance, je me ferai si discrète qu'ils ne me remarqueront même pas.
Mes talons caressent le sol en émettant une douce mélodie qui se fond dans le brouhaha ambiant de l'étage. Je garde les yeux rivés sur mes pieds afin de me rendre la plus transparente possible et j'avance doucement. Je sursaute lorsque la joyeuse voix de Mélissa s'adresse à moi :
-Bonne année Candice !
Je n'ai pas entendu ma collègue arriver dans mon dos et à la seconde où elle a prononcé mon prénom, Ethan est sorti de sa transe. Ses pupilles affolées scrutent l'espace l'entourant avant de se poser sur moi. Je jurerai voir un éclair de soulagement traverser ses beaux iris mais je décide de ne pas le relever. Je me brise un peu plus le cœur lorsque je quitte son regard pour sourire faussement à Mélissa et la remercier. J'accroche mon sac à main plus fermement à mon épaule, dans l'espoir ridicule de me raccrocher à quelque chose afin de ne pas sombrer et me force à reposer mes yeux au sol et à continuer mon avancée.
Je sens le regard brûlant d'Ethan sur moi et je lutte de toutes mes forces pour ne pas lui sauter au cou pour l'étrangler tout en l'embrassant férocement. Je reste de marbre et tente de maitriser les tremblements que mon organe vital totalement affolé diffuse dans tout mon corps. Je peine à déglutir mais je ne me démonte pas. Cet homme ne mérite pas que je lui montre ma fébrilité. Il en a perdu le droit. J'entends maintenant Mélissa adresser ses vœux à mon supérieur et mon cœur s'écrase lamentablement à mes pieds lorsque sa voix d'habitude si grave et autoritaire se fait monotone et résignée.
-Merci.
Un mot. Un seul mot a suffi pour que je relève la tête et plante mon regard dans le sien qui ne m'a pas lâchée depuis une multitude de secondes. Nous nous toisons silencieusement pendant qu'Alessandro continue son monologue, croyant certainement être écouté. Mais l'espace d'une nanoseconde, à peine le temps du battement d'aile d'un papillon ou du clignement d'un œil, nous lisons chacun dans l'autre. Et le constat qui s'offre à nous est terrifiant. Notre âme est meurtrie, blessée à tout jamais et nous nous débattons sans réussir à atteindre la lumière. Sa douleur se reflète dans la mienne et même si nous ne nous battons pas contre les même démons, nous ressentons tous les deux le besoin urgent de nous raccrocher à une autre âme vagabonde. Je comprends alors ce qui nous a irrémédiablement poussé dans les bras l'un de l'autre. Les tourments de l'un assourdissaient les turpitudes de l'autre.
Cependant, je refuse d'avoir de la peine pour lui. Il est le seul responsable de cette situation. Il a choisi de jouer avec moi, il n'a pas daigné se soucier du mal qu'il pouvait me faire. Et moi, comme une idiote j'ai foncé tête baissée. Je me suis approchée trop près de cette falaise dangereuse et j'ai fait le pas de trop. La chute a été rapide, abrupte et brutale. J'ai git pitoyablement à terre pendant de nombreux jours et je commence à peine à trouver la force de me relever. Je refuse de le laisser balayer tous mes efforts d'un seul regard.
Je brise alors cet invisible lien en détournant les yeux et accélère le pas. Mon corps tremble sous la chaleur de son regard mais je l'ignore. Si mon traite de corps a décidé de n'en faire qu'à sa tête, je me promets de garder le contrôle de ma raison. Arrivée à hauteur de ma porte, je relève la tête, plante mon regard dans le sien et éclaircit ma voix.
-Je suis désolée pour mon retard, j'ai eu un problème avec ma voiture ce matin.
Je ne lui laisse pas le temps de répondre et détourne aussitôt la tête. Je pénètre dans mon bureau et prends bien soin de refermer la porte derrière moi. Retrouver la sérénité de cet endroit me fait instantanément du bien. Je libère un long, très long souffle que je retenais depuis que les portes de l'ascenseur se sont ouvertes puis je me mets à l'aise tout en ressortant mes dossiers. Le silence qui règne dans cette pièce ne fait que souligner ma nervosité ambiante. Mon cœur bat trop fort, mes respirations sont trop rapides, mes tremblements trop intenses et mon énergie bien trop faible. Me sentant soudain perdre pied, je m'installe rapidement derrière mon bureau.
Je me prends la tête entre les mains pour remettre de l'ordre dans mes idées. Je n'ai pas le droit de me mettre dans un tel état pour un homme qui ne le mérite pas. Je refuse d'être une de ces filles qui ont tellement peu de respect pour elle-même qu'elles sont prêtes à tout pardonner et tout accepter. J'ai certes un grand cœur mais je ne suis pas une fille naïve. A partir d'aujourd'hui, je vais me concentrer sur mon travail. Il sera irréprochable mais je ne m'attarderai pas au bureau le soir.
