11
J'attrape rapidement un épais gilet en laine dans ma valise puis je retourne me poster à la fenêtre pour admirer ce splendide paysage. Le calme de ce lieu m'apaise et allège légèrement mes peines. Je me sens comme protégée dans cet endroit reculé et je crois que c'est exactement ce dont j'avais besoin : quelques jours coupée du monde afin de prendre du recul.
La maison est totalement silencieuse et lorsque je sors de ma chambre, je déambule timidement dans le couloir afin de ne pas réveiller Gabriel. Je ne sais pas à quelle heure nous sommes arrivés hier mais je suppose qu'il doit être fatigué après toutes ces centaines de kilomètres que nous avons parcourus sous la pluie. Tout en refermant mon gilet, je descends l'étroit escalier en bois qui craque sous mon passage puis je découvre une pièce unique qui accueille à ma droite une cuisinière sommaire et plus que rustique sur laquelle sont posées deux casseroles en cuivre. Un minuscule réfrigérateur est placé juste à côté d'un évier ancien et j'ai tout bonnement l'impression de me retrouver dans le conte de Boucle d'Or et Les 3 Ours. Une grande table en bois massif accompagnée de deux bancs est installée près de la cheminée dans laquelle quelques braises ardentes résistent encore. Je m'empresse de mettre quelques buches afin de raviver le feu et de réchauffer cette petite maisonnette qui commence à subir les assauts du froid polaire qui règne dehors.
Le feu reprend instantanément de la vigueur et mon corps s'imprègne d'une douce chaleur. Je reste un moment près du feu, à admirer les flammes qui dansent et enchainent les reflets orangées. Cette vision me rappelle immédiatement le lever de soleil que j'ai contemplé la semaine dernière dans les bras d'Ethan. Je chasse rapidement ces pensées amères avant qu'une cuisante nostalgie ne s'empare de moi et je dois lutter pour oublier le regard inquiet qui n'a jamais quitté mon patron de tout le voyage. Je ne dois plus me torturer l'esprit avec ses soucis, je dois totalement me détacher de lui et de toute façon, il n'a très certainement pas besoin de moi. Il a une femme avec qui il peut partager ses doutes, ses peines et ses joies.
Mes résolutions sont difficiles à tenir car je dois bien avouer que je commençais vraiment à m'attacher à lui. Bien évidemment, je n'étais pas tombée amoureuse de lui et heureusement, car ma chute aurait été encore plus douloureuse. Mais au-delà de cette indéniable attraction qui nous liait, j'avais le sentiment qu'il était le seul à n'avoir jamais été capable de faire tomber mon masque. Mais à présent, je dois accepter que cet homme m'ait caché une partie importante de sa vie et que je ne peux pas en faire partie.
Le crépitement du feu me sort de mes pensées et je ne réalise que maintenant que je porte toujours ma robe noire et rouge tachée de café. Mes cheveux trempés par la pluie se sont emmêlées en séchant et les résidus de maquillage qui doivent orner mon visage doivent définitivement me faire passer pour une folle. Je remonte à l'étage rassembler des vêtements propres et file prendre une douche. L'eau chaude finit d'apaiser les tensions qui habitent mon corps et je me sens définitivement au bon endroit dans cette maison.
Après m'être préparée et avoir attrapé mon Ipod et une couverture épaisse, je m'installe sur un rocking-chair sur la terrasse devant notre chalet et je laisse la mélodie prendre possession de mon esprit. Je remonte le plaid sur moi et j'observe le paisible paysage qui me fait face. Même si je me sens cruellement vide et sans valeur, la sérénité qui se dégage de cette vue me permet de ne pas replonger dans une énième crise de larmes. Je reste dans cette position un long moment, laissant mes pensées vagabonder ci et là.
Soudain, je perçois une ombre qui s'approche à ma gauche et lorsque je tourne la tête, je remarque que Gabriel est réveillé. Il s'est emmitouflé dans un large manteau et son regard protecteur m'enveloppe à la seconde où il pose ses yeux sur moi. Il m'offre un sourire sincère mais ses petits yeux ainsi que ses cheveux légèrement ébouriffés m'indiquent qu'il vient tout juste de se lever. Je ne peux m'empêcher de l'observer, il est si captivant en cet instant. Il me regarde comme si j'étais la huitième merveille du monde et qu'il était soulagé que je sois encore à ses côtés. Il positionne alors une chaise à côté de mon fauteuil et me lance, tout en regardant fixement droit devant lui.
-Belle vue, n'est-ce pas ?
-C'est sublime... où sommes-nous ? je lui demande en pivotant la tête de son côté.
-Dans le vieux chalet de mes grands-parents, sur les hauteurs du Lac Léman. Je viens ici toutes les années fêter le nouvel an avec tous mes cousins mais d'habitude j'arrive la veille du 31. Cette année, grâce à toi, je vais enfin pouvoir profiter de cet endroit plus longtemps.
Son sourire dégage tellement de gentillesse que je ne suis pas sûre de le mériter. Il fait semblant de profiter de cette situation alors que je lui l'ai imposée sans scrupule. Je m'en veux et je me sens soudainement très gênée.
-Écoute Gabriel... je suis vraiment désolée pour hier soir. J'étais... mal et... je... je ne savais plus qui appeler...et...
-Je t'arrête tout de suite. Si tu comptes t'excuser de m'avoir appelé, je refuse de t'écouter. Tu comptes énormément à mes yeux, je te l'ai déjà dit et je suis content d'avoir pu t'aider. Tu peux compter sur moi, je serai là pour toi à n'importe quel moment.
Ces mots me mettent instantanément mal à l'aise car je distingue aisément toute l'affection qu'il me porte. Mais je suis tellement brisée que je ne suis pas sûre d'être capable d'accepter tout ce qu'il veut m'offrir. Je n'ai plus rien à lui donner, je ne sais plus qui je suis ni ce que je veux. Je sais juste que je suis une femme seule et perdue.
-Gabriel... je... je...ma vie est plutôt confuse ces derniers temps et... je ne pense pas être capable... de m'ouvrir à nouveau. Je... je... j'ai tellement mal !
Je lâche ces derniers mots dans un sanglot et je ne peux plus retenir mes larmes qui déferlent tel un tsunami en pleine tempête. Immédiatement, mon voisin attrape ma main droite et la presse fort entre ses deux paumes tout en s'installant sur l'accoudoir de mon fauteuil afin de me prendre dans ses bras.
-Chut... Ça va aller Candice, calme toi...
-Mais non ! Rien ne va ! Plus rien ne va ! Je n'ai plus personne... je ne suis plus personne...
J'ai crié ces mots dans un mélange de rage et de pleurs sans doute totalement pathétique mais tellement révélateur de mon état actuel. Je suis une pauvre fille si pathétique que même mes parents, les deux seules personnes sur terre censées m'aimer inconditionnellement, ne ressentent plus que dédain et mépris lorsqu'ils me voient. Alors comment pourrais-je aimer un homme si je ne suis pas capable de m'aimer moi-même ? Comment pourrais-je offrir quoique ce soit à un homme si je ne sais plus qui je suis ? Mais ne l'ai-je seulement déjà su ?
Gabriel me rapproche de lui et m'entoure de ses bras si chaleureux. Il me laisse pleurer un moment contre son torse tout en me caressant les cheveux et lorsque mes larmes commencent à se tarir, il ne desserre pas son étreinte. Il se contente simplement de me parler, tout bas.
-Je ne sais pas ce qu'il s'est passé pour que tu sois dans cet état mais ça me brise le cœur. Tu n'es pas seule Candice, je suis là, Cassiopée est là et je suis sûr que toutes tes amies rappliqueraient à la seconde si tu les appelais.
Il s'arrête quelques instants puis penche sa tête afin de me chuchoter ces mots à l'oreille :
-Le jour où tu seras prête à me dire ce qui te ronge, je serai là pour t'écouter. A n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Et si tu n'as pas envie de me parler, parles-en à quelqu'un. N'importe qui mais il faut que tu fasses sortir tout ce qui te bloque. Libères-toi de tes démons, ne les laisse pas te consumer à petit feu.
Sa présence et ses mots me font du bien. Il me laisse la possibilité de m'ouvrir à lui à mon rythme et je lui serai toujours reconnaissante de m'avoir aidée dans ce moment si compliqué de ma vie. Blottie dans ses bras, je me sens à l'abri de mes tourments. Sa douceur fissure doucement ma carapace et je sais que je vais bientôt me confier à lui.
-A partir de vendredi tous mes cousins arrivent petit à petit pour fêter le nouvel an ici. Mes grands-parents possèdent plusieurs petits chalets comme celui-ci dans les alentours et nous les squattons tous les ans, nous ne dérangeons personne ici !
Je sens ma bulle éclater au fur et à mesure qu'il m'explique que ce cocon loin de tout sera bientôt envahit par sa famille. Je ne sais pas si je suis prête à faire semblant devant tant de gens, je n'en ai plus la force.
-Cette année, Cass et Max passent également le nouvel an ici et ils devraient arriver dans la soirée de vendredi donc c'est à toi de décider si tu veux rester ici avec nous ou si tu préfères rentrer sur Paris. Candice, regarde-moi. Il passe son pouce sous mon visage afin de me faire relever la tête puis il plonge son regard sincère dans le mien. Je veux juste que tu te sentes mieux, alors si tu préfères rentrer chez toi à la fin de la semaine, tu n'as qu'un mot à dire et on prend la route.
Cette proposition plus que tentante me trotte un moment dans la tête mais je culpabilise. Je ne peux pas lui demander d'être mon taxi et de gâcher son séjour ici, ce serait bien trop égoïste.
-Ça va aller, ne t'en fais pas.
Ces faibles mots sont les seuls que je parviens à prononcer tout en lui offrant un sourire forcé. Ma pauvre tentative de persuasion échoue lamentablement quand je remarque Gabriel froncer les sourcils.
-Ne me mens pas s'il te plait. Si tu veux rentrer, on rentre.
-Je ne peux pas t'en demander tant Gabriel. Je ne sais pas combien d'heures de route nous séparent de Paris mais je suis à peu près sûre qu'un tel aller-retour te prendrait la journée. Alors, je vais faire de mon mieux pour me remettre et faire la fête avec vous en fin de semaine.
La fin de ma phrase n'a jamais sonné aussi faux et nous en sommes tous les deux conscients. Mais Gabriel ne s'avoue pas si facilement vaincu. Tout en me déposant un léger baiser sur les cheveux, il me murmure :
-Nous sommes à six heures de Paris et si c'est ce qu'il te faut pour t'aider alors je suis prêt à passer la journée sur la route, pour toi. Mais si tu préfères, tu peux aussi rentrer en train. Comme ça, tu arrêteras de culpabiliser sans raison et tu pourras te détendre.
Mon cœur blessé pèse un peu moins lourd dans ma poitrine à chaque seconde que je passe auprès de Gabriel. Je passe mes bras dans son dos pour l'enlacer et pendant que je le remercie à maintes reprises, je ferme les yeux lorsqu'il dépose une multitude de baisers sur le haut de mon crane.
Cet homme rassurant me donne tant d'affection que je commence à me réconcilier avec la vie. Toujours blottie contre son torse, je rouvre les yeux afin de contempler la vue magnifique qui nous fait face. Au loin, je distingue le lac Léman briller de mille feux sous les rayons francs du soleil et je me surprends à penser que le chemin de ma reconstruction sera peut-être long mais qu'il existe, ici quelque part entre ces montagnes et ces sapins.
Les gargouillements du ventre vide de Gabriel brisent le silence paisible qui nous entourait jusque-là et nous nous mettons tous les deux à rire. Je me détache de lui et il se lève pour aller chercher quelque chose à grignoter.
-As-tu mangé un bout en te levant ? Hier soir, j'ai rempli les placards pour que tu puisses te servir ce matin.
-Oui, oui j'ai picoré un petit quelque chose, je m'empresse de lui mentir.
Je sais pertinemment que si je lui avoue que j'ai le ventre vide depuis plusieurs jours, il va me forcer à me nourrir et je n'en suis pas encore capable. Je n'ai jamais rejeté la nourriture de la sorte mais l'épreuve que je suis en train de traverser me bouleverse tellement que je n'arrive plus à apprécier un quelconque goût. Ma réponse semble le satisfaire puisqu'il s'éloigne en direction de la cuisine, un sourire apaisé accroché à ses lèvres.
Quand il revient quelques minutes plus tard avec deux tasses fumantes à la main, je me demande déjà comment je vais pouvoir refuser cette attention sans le froisser. Cependant, cet homme persévérant a plus d'un tour dans son sac et je le découvre lorsqu'il me met la tasse entre les mains. Je reconnais immédiatement le sachet de thé que je bois tous les matins au petit-déjeuner et je relève immédiatement la tête vers lui. Son petit sourire en coin me prouve qu'il est ravi d'avoir réussi son coup.
-Tu ne m'en veux pas mais hier soir j'ai fouillé tes placards afin de trouver ce que tu aimes prendre au petit-déj'. Je me suis dit que cela te ferait plaisir de retrouver des goûts familiers.
Si j'arrive à lui sourire sincèrement et à le remercier de tout mon cœur en cet instant, c'est uniquement grâce à lui et sa dévotion sans faille.
J'avais raison, Gabriel est un ange... mon ange gardien.
Après ce petit-déjeuner improvisé, Gabriel me demande de le suivre sans poser de questions et j'accepte sans rechigner. Je peux au moins faire ça pour lui. Nous nous armons de vêtements chauds et de nos bottes de neige et nous partons nous balader à travers les plaines enneigées. Nous marchons tranquillement, sans nous presser et j'ai tout le loisir d'admirer toutes les merveilles qui nous entourent. La neige craque sous nos pas, les oiseaux virevoltent autour de nous et le silence qui nous entoure accentue cette sensation de sérénité qui nous accompagne. Au bout de deux heures, nous atteignons le bord d'une falaise qui surplombe le lac léman. La vue est grandiose. Debout au bord du précipice, j'ai tout bonnement l'impression que mon horizon s'élargit. Mon quotidien triste et solitaire n'existe plus en cet instant, je ne vois plus que la douceur de l'eau et la chaleur des petits chalets aux cheminées fumantes.
Gabriel me sort de ma contemplation en me prenant délicatement la main et il nous dirige vers un petit refuge pour randonneur qui se trouve à une dizaine de mètres. Il sort alors de son sac-à-dos toute une réserve de victuailles qui me déclenche immédiatement un haut-le-cœur. Remarquant ma réaction, il éloigne tout de suite la nourriture de moi et se contente de me dire :
-Prends seulement ce qui te fait envie, mais mange un petit peu quand même. Nous devons encore marcher plus de deux heures pour rejoindre le chalet.
Je me force à avaler quelques bouchées de pain accompagnées d'un bout de jambon et le poids de ces aliments sur mon estomac vide me dérange sur-le-champ. Cependant, je me fais violence pour ne pas inquiéter Gabriel outre mesure, lui qui est si content que je me nourrisse.
L'après-midi passe à une vitesse folle. Nous n'échangeons aucun mot pendant que nous regagnons le chalet mais l'atmosphère entre nous est chaleureuse. Je remarque à plusieurs reprises que Gabriel me couve du regard et je me sens légère à ses côtés. Je respire à plein poumon afin de m'imprégner de la magie de ces lieux. Moi qui, hier encore, était complètement anéantie et brisée, je me surprends aujourd'hui à découvrir les petits plaisirs d'une vie simple. Je me délecte du soleil qui lèche ma peau, du bruit de mes pas s'enfonçant dans la neige, de l'air froid qui purifie tout mon être et de ce paysage idyllique qui me transporte loin de mes turpitudes.
Nous passons la soirée au coin du feu, Gabriel déniche un jeu de cartes et me propose de m'initier au poker. Cet agréable moment prend fin lorsque, tombant de sommeil, je décide de rejoindre ma chambre. Malgré la fatigue et la journée bucolique que j'ai passée, je peine à m'endormir. Dès que mes paupières se ferment, le visage blessé d'Ethan se mêle inlassablement aux paroles destructrices de mes parents et je ne peux retenir mes larmes. Tout en sanglotant, je crois que je finis par m'assoupir.
La semaine se poursuit sur le même rythme, je me lève tous les matins avant Gabriel et j'en profite pour observer la nature se réveiller, installée sur mon rocking-chair et bien enveloppée dans une épaisse couverture. Je pars tous les jours me promener pour découvrir les alentours et ces moments passés seule avec moi-même me permettent de me redécouvrir petit à petit. Au détour d'une balade, je réalise que mon appareil photo me manque cruellement et que j'ai très envie de me retrouver à nouveau derrière l'objectif. Je commence à réfléchir à ce que j'aimerais faire pour me sentir réellement bien dans mon quotidien et la vision de ma pile de livres non entamés s'impose à mon esprit. Je me fais alors la promesse de respecter de bonnes résolutions afin de profiter pleinement de la vie et de me faire plaisir. Lecture, photographie, danse... tous les hobbies que j'avais étant petite ont toujours une place particulière dans mon cœur et ils ne demandent aujourd'hui qu'à être exploités. Je prends alors doucement conscience que je ne réussirai à me reconstruire que le jour où j'apprendrai à vivre pour moi-même.
