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Dimanche 25 décembre 

                              

Nous roulons depuis un long moment dans la nuit noire et pluvieuse de ce triste Noël. Quand il m'a rejoint sur le bord de la route où mes pas m'avaient guidée, il m'a trouvée complètement trempée, assise sur un banc en bois à moitié bancal. Mes longs cheveux bruns gorgés d'eau étaient collés à mon visage pâle et brisé par tout le mal que mes parents m'ont fait un peu plus tôt. Je tenais fermement mon sac contre mon ventre, comme on s'accrocherait à une bouée de sauvetage en plein naufrage. Toutes mes affaires étaient rassemblées dans cette sacoche ruisselante et en cet instant, j'avais l'impression que c'est tout ce qu'il restait de moi. De pauvres vêtements mouillés. A part cela, je n'avais plus rien. Plus de famille, plus de force, plus d'envie. 

                              

Je colle ma tête contre la vitre de l'automobile et je laisse mes paupières se fermer. Immédiatement, le visage vaincu d'Ethan se mêle aux mots humiliants de mes parents et je dois rassembler toutes les maigres forces qu'il me reste pour réprimer la nausée qui me submerge. Je rouvre les yeux brutalement, dans l'espoir de stopper cette attaque que mon cerveau dirige une nouvelle fois contre moi mais les paroles de ma mère résonnent sans relâche au plus profond de moi. Les yeux rivés à la route qui défile en face de moi, je revis inlassablement tous les moments douloureux qui m'ont détruite petit à petit pour faire de moi la fille brisée et seule que je suis devenue. 

                              

Le concours de danse auquel j'ai participé à mes huit ans... j'étais arrivée seconde du classement et ma mère ne m'a pas adressé la parole pendant cinq jours. Le jour où elle a décidé de briser ce silence, elle s'est agenouillée à ma hauteur et m'a simplement expliqué à quel point je la décevais. 

                              

Lors de mon onzième anniversaire, mes parents ont accepté que j'invite pour la première fois tous mes copains à mon goûter d'anniversaire. Nous avons joué à « chat » dans le salon et malencontreusement, j'ai fait tomber l'ordinateur professionnel de mon père. Quand il est rentré le soir et qu'il a découvert qu'il était cassé, il m'a enfermée dans ma chambre sans diner et je l'ai entendu marmonner « je n'aurais jamais dû accepter cette gamine » en refermant la porte. 

                              

Durant toute mon année de terminale au lycée, j'ai tenu tête à ma mère qui voulait que je poursuive des études de médecine. Au moment de remplir les formulaires d'admission post-bac, mon cœur tambourinait si fort que j'ai cru que j'allais tourner de l'œil mais mon père a convaincu ma mère de faire un compromis en me destinant à des études de commerce international. Cette petite victoire a très rapidement eu un goût amer lorsque j'ai surpris une de leurs discussions dans laquelle mon père expliquait à ma mère que je n'étais pas douée pour grand-chose et qu'il fallait qu'elle accepte enfin que je la décevrai toute ma vie.  

                              

Tandis que les souvenirs douloureux s'enchainent, le regard inquiet de mon compagnon de voyage me sort de mes pensées. Je tourne la tête vers lui et n'essaie même pas de sourire. Pourquoi lui faire croire que je suis capable de sourire alors qu'il m'a ramassé à la petite cuillère au bord d'une route déserte en pleine nuit le soir de Noël ? Je reste alors plusieurs minutes à le contempler. Il est le seul que je pouvais appeler, je n'avais personne d'autre. Il fallait à tout prix que quelqu'un me sorte de mon enfer avant que je ne dépérisse. Malgré l'attachement profond qu'il voue à ses parents et l'importance qu'un tel jour doit avoir dans sa famille, il n'a pas hésité une minute avant de voler à mon secours. Je n'ai rien eu à dire, rien eu à expliquer. Il a compris tout seul et il est venu. Je n'en attendais pas plus mais maintenant que nous quittons Paris et qu'il s'engage sur l'autoroute en direction du sud, je me rends compte qu'il va faire bien plus pour moi. 

                              

De silencieuses larmes de reconnaissance coulent sur mon visage et lorsqu'il les remarque, Gabriel ne peut s'empêcher de froncer les sourcils. Il ne m'a posé aucune question, il a eu le tact de ne pas me bousculer mais je présume que toutes ses interrogations à mon égard lui brûlent les lèvres. Après avoir enclenché la cinquième, il déplace sa main autrefois posée sur le pommeau de vitesse pour la positionner délicatement sur la mienne. Sa paume est chaude mais elle ne m'apporte aucun réconfort. Je reste immobile, sans réagir. Je suis comme anesthésiée. Je ne ressens ni le froid qui me glace jusqu'à l'os, ni la faim qui me tiraille depuis de nombreuses heures, ni la chaleur qu'il tente de m'insuffler par son geste doucereux. Tout mon être n'est plus que douleur et souffrance. Chaque cellule de mon corps pleure, mon cœur saigne et mon âme ne vaut plus rien. 

                                          

              

                    

Même le garçon à ma gauche est en cet instant incapable de m'aider à remonter la pente. Mais en ai-je seulement envie ? Je ne sais plus vraiment. Quand vous n'êtes pas assez bien pour vos propres parents, que vous passez votre temps à les décevoir et à leur prouver que toutes leurs désillusions sont justifiées, que votre meilleure amie ne vous accepte pas telle que vous êtes et que votre entourage n'a pas la moindre idée de ce que vous traversez chaque jour, pourquoi voudriez-vous vous battre encore ? Contre quoi ? Contre qui ? Depuis mon plus jeune âge, je me bats contre moi-même afin de réfréner ma nature profonde et d'être celle que les autres veulent que je sois et voilà le résultat. 

Celle que je suis réellement s'est enfuit quand elle a compris que jamais personne ne l'aimera. Celle que je prétendais être ne satisfait plus personne. Que me reste-t-il alors ? Un corps vide de toute vie, une âme vagabonde qui erre parmi les ténèbres et un cœur tellement déchiqueté qu'il n'est plus capable de ressentir quoi que ce soit. 

Gabriel presse légèrement sa paume contre la mienne et ce simple geste me reconnecte avec la réalité. Je prends alors conscience que je ne sais même pas où il m'emmène et sincèrement, je crois que je m'en fiche. Je veux seulement être loin de mes parents et de ma solitude. Quand il m'a retrouvée complètement anéantie sur mon banc, il s'est empressé de me faire monter dans sa voiture pour me mettre à l'abri et me réchauffer. Telle une automate, je l'ai suivi et je l'ai laissé faire. Il m'a débarrassée de mon manteau trempé et m'a doucement posé le sien sur les épaules, puis il m'a fermement frictionné afin de me réchauffer. Sa sollicitude et son inquiétude m'auraient retourné le cœur si je ne l'avais pas barricadé au plus profond de mon être. Lorsqu'il a mis le moteur en marche, je crois l'avoir entendu me dire que tout était terminé et qu'il allait prendre de soin de moi mais je n'en suis pas sûre. Mes pensées été seulement obnubilées par le vide vertigineux que je ressentais. Il nous a conduit jusqu'à chez moi et m'a demandé de rassembler des vêtements chauds ainsi qu'un nécessaire de toilette. Machinalement, je me suis exécutée et je l'ai ensuite regardé emballer mes biens puis nous avons repris la route. 

Nous roulons maintenant depuis deux heures et demie, l'autoroute est quasiment déserte et la pluie n'a jamais cessé. Un profond silence nous accompagne depuis que nous avons quitté mon appartement et je sens bien que Gabriel est de plus en plus mal à l'aise. Je n'ai pas réagi lorsqu'il a posé sa main sur la mienne et je n'ai pas prononcé un mot depuis qu'il m'a rejoint. Je suis parfaitement consciente que je devrais au moins le remercier mais j'ai peur de m'effondrer si j'ouvre la bouche. Alors je me contente d'observer notre voiture enchainer les kilomètres. Au bout d'un moment, Gabriel se penche pour fouiller la boite à gants et en ressort un CD. Mon regard se perd dans la nuit noire qui nous engloutit et je tente de me faire mentalement violence pour m'adresser à mon seul ami présent aujourd'hui. 

Soudain, quelques notes de musique retentissent dans l'habitacle alors que Gabriel range le boitier du CD. Je reconnais immédiatement les premières notes de The Scientist et je me retourne vivement vers Gabriel qui me couve du regard, un léger sourire en coin. Cet homme si prévenant fait tout ce qui lui est possible pour me réconforter alors qu'il ne sait même pas ce qui m'a mis dans cet état. Mais qu'importe, il sait que la musique peut me venir en aide alors il a lancé l'album de Coldplay dans le seul but de me mettre du baume au cœur. Devant tant de gentillesse, mon cœur de pierre se fissure lentement. Peut-être que j'arriverai à retrouver un peu de chaleur ce soir... 

De grosses larmes roulent silencieusement sur mon visage exténué pendant que je laisse la musique prendre possession de moi. Je ne saurais pas expliquer comment ni pourquoi mais je ressens un léger soulagement et mon corps se relâche quelques instants. Le temps d'une chanson, mon esprit torturé s'évade et j'oublie. Ces quelques minutes m'offrent un sas de décompression salvateur qui m'aide à m'ouvrir à Gabriel.

            

              

                    

-Merci Gabriel... merci pour tout. 

Ma voix rauque et éraillée par les sanglots qui obstruent ma gorge nous surprend tous les deux. Mes mots murmurés s'envolent pour se poser directement sur le cœur de mon compagnon de voyage. Je remarque immédiatement que son corps se détend et le long soupir de soulagement qu'il libère me fait prendre conscience que cet homme se soucie profondément de moi. 

-Ne te sens pas obligée de me parler si c'est trop dur pour toi Candice, je veux juste que tu te sentes mieux et que tu te confies seulement si tu en ressens le besoin. Surtout ne te forces pas. 

Ces paroles me font l'effet d'un pansement posé délicatement sur mon cœur et sur ma chair abimée par les horreurs que mes géniteurs m'ont balancées au visage. N'étant pas prête à me dévoiler ce soir, je pivote mon corps vers la gauche afin de pouvoir observer sans retenue celui qui ne pourra que m'aider à me relever. Je laisse la musique chasser mes sombres pensées et lentement, je m'assoupis. Pour la première fois depuis neuf interminables nuits, je réussis à dormir profondément sans être hantée par des souvenirs dévastateurs. 

Je sens une main chaude caresser ma joue et je crois que quelqu'un me chuchote des mots à l'oreille mais mon esprit emmitouflé dans un doux songe ne daigne pas refaire surface. Les yeux toujours clos, je perçois une sourde agitation autour de moi mais je refuse de me réveiller. Mon corps engourdi rattrape toutes les heures de sommeil dont il a été privé et j'ai la sensation de flotter le cœur léger au-dessus de moi-même. C'est à ce moment-là que je sens deux bras passer sous mon corps et me soulever. Gabriel me colle contre son torse et le sentiment de protection et de sécurité que ce simple geste fait naitre en moi est saisissant. Brusquement, j'agrippe son cou de mes bras et je blottis ma tête dans sa nuque. Moi qui croyais n'avoir plus aucune valeur aux yeux des autres, voilà qu'un homme précautionneux m'offre tout le réconfort dont j'avais besoin ce soir.

Lorsqu'il m'extirpe de sa voiture, une froid polaire s'abat sur moi et je me recroqueville de plus belle contre lui. Le crissement de ses chaussures s'enfonçant dans le sol me rappelle quelque chose mais je serai incapable de dire quoi. Ses pas nous guident à l'intérieur de ce que je suppose être une maison et après avoir monté les escaliers, il me dépose délicatement sur un lit moelleux. Je n'ai aucune envie qu'il me quitte mais la quiétude qui s'infiltre en moi quand je m'enroule dans les draps me fait vite oublier ma solitude. Le sommeil me rattrape et mon esprit s'évade l'espace de quelques heures. 

Quand j'ouvre les yeux le lendemain matin, je mets un long moment avant de comprendre où je suis. La chambre qui m'a accueillie pour la nuit est toujours plongée dans la pénombre mais je distingue des poutres en bois au plafond ainsi qu'une grande armoire en chêne massif en face de mon petit lit. La pièce n'est pas très grande et lorsque je pose les pieds par terre, le vieux parquet se met à craquer. A ma droite une minuscule fenêtre carrée attire mon attention. Je traverse la petite pièce pour l'atteindre et ouvre les volets. La vue qui s'offre à moi est absolument époustouflante. 

Devant moi, de majestueuses montagnes blanches composent un paysage idyllique parsemé d'immenses sapins verts saupoudrés de neige. L'épais manteau blanc qui recouvre le sol brille tel un désert de paillettes sous les rayons du soleil qui orne le ciel bleu. Mon regard se perd sur d'interminables plaines enneigées que rien ne vient perturber. Seul un vaste lac brise cette vue pratiquement monochrome et d'où je me trouve, je ne distingue aucune route qui mène à cet oasis. Au loin, j'aperçois un minuscule village avec une vieille église en bois qui trône fièrement au centre. Quelques chalets viennent ponctuer cette vision immaculée mais le calme qui règne ici fait encore plus ressortir le bruit des battements de mon cœur qui tambourine dans ma poitrine. Je ne sais absolument pas dans quel patelin Gabriel a bien pu m'amener mais j'ai la sensation de me trouver dans un lieu loin de tout, où le temps s'est arrêté. L'air frais emplit mes narines et je ne peux m'empêcher de fermer les yeux tout en inspirant profondément.    

            

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