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19

                                    

                                          

La boule au ventre, j'observe Mila empaqueter joyeusement quelques vêtements dans son petit sac de sport. Elle sautille, pétille, flamboie de joie. Ses mains s'agitent dans tous les sens, tantôt pour attraper de nouvelles affaires, tantôt pour s'extasier sur la grande aventure qui l'attend. Elle découche ce soir. Pour la toute première fois. Et je n'aime pas du tout cela. 

                      

Aujourd'hui, c'est l'anniversaire d'Ella, sa meilleure amie. Jodie, sa maman, a proposé à Mila de dormir chez eux pour qu'elles puissent profiter d'une petite soirée pyjama entre filles. Et comme on est mercredi, ce soir, je rentrerai tard après mon cours avec Holly. Ma fille m'a supplié pendant une semaine entière pour que j'accepte la proposition de Jodie. Quand elle m'a en parlé la première fois, j'ai levé les yeux au ciel, comme si c'était la chose la plus absurde qui soit. J'ai répondu non d'un ton ferme et définitif et j'ai clos la discussion. Mais quand Mila a une idée en tête, difficile de la faire changer d'avis. Elle m'a fait subir un véritable travail au corps durant sept longues journées. Elle ne parlait que de ça. J'étais résolu à maintenir ma position. Je veux dire, autoriser ma fille à découcher à six ans ? Hors de question, même si c'est pour passer la nuit chez sa meilleure amie que je connais très bien et sous la responsabilité de parents dignes de confiance. Je n'aime tout simplement pas voir ma fille m'échapper. C'est égoïste, je le sais mais je ne peux me raisonner. 

                      

Mais dimanche, elle m'a fait flancher. Nous étions sur le canapé, allongés l'un contre l'autre, à regarder notre émission culinaire favorite. Je sentais que quelque chose la tourmentait, elle était beaucoup trop calme. Quand le générique s'est affiché sur l'écran, je lui ai demandé ce qui n'allait pas. 

                      

-C'est juste que j'ai trop envie d'aller dormir chez Ella mercredi soir, a-t-elle répondu, les yeux baissés. 

                      

Je m'apprêtais à la sermonner gentiment pour lui rappeler ma position à ce sujet quand elle a ajouté: 

                      

-Ça m'aurait fait un soir de moins à être toute seule à la maison. 

                      

Mon coeur de papa s'est serré si fort que j'en ai encore mal aujourd'hui. 

                      

-Tu sais papa, je suis vraiment très contente que tu travailles avec Mademoiselle Holly et que ça te rende heureux mais des fois le soir, tu me manques. Même si Abbi est très gentille et s'occupe bien de moi. Et mercredi, au lieu de m'ennuyer toute seule à la maison, je pourrais être avec Ella et fêter son anniversaire. 

                      

-C'est d'accord, ai-je lâché sans même réfléchir une seconde de plus. 

                      

-C'est vrai ? 

                      

Ma fille s'est levé d'un bond, une immense joie teintée de soulagement décorant ses jolis yeux noirs. J'ai acquiescé, elle m'a déposé des dizaines et des dizaines de baisers sur les joues. 

                      

-Tu es le meilleur de tous les papas du monde, je t'aime ! 

                      

-Moi aussi, je t'aime. 

                      

Maintenant, je me demande si je ne suis pas tombé dans son petit piège. Mais une chose est sûre, la tristesse peinte sur son visage n'était pas feinte. Elle a peut-être utilisé cet argument pour jouer sur ma corde sensible mais j'ai réalisé que ma fille, aussi gentille et altruiste soit-elle, souffrait un peu de notre nouveau rythme de vie. 

                      

Voila désormais trois semaines que je me rends à Galway trois fois par semaine. Trois semaines que je m'absente en milieu d'après-midi jusqu'au soir pour essayer d'effacer mes lacunes. Trois semaines que j'ai juste le temps d'embrasser rapidement Mila à la sortie de l'école avant de sauter dans le bus. Cette nouvelle organisation est épuisante pour notre famille et ne nous laisse que très peu de répit. Les lundis, mardis et mercredis, je pars chez Holly. Les jeudis et vendredis, je carbure pour approvisionner le tea-time du pub. Les samedis, je donne un coup de main à Abbi pour gérer la salle qui déborde de monde. Et les dimanches, je m'écroule sur mon canapé, ma fille entre les bras. 

                                  

              

                    

Je culpabilise énormément de m'octroyer autant de temps pour moi, au détriment de ma fille mais je n'ai pas vraiment le choix. J'ai déjà essayé de me débrouiller tout seul et voilà où j'en suis: j'ai vingt-quatre et je suis toujours illettré. Ma fille ne me reproche rien et je lui en suis extrêmement reconnaissante. Elle m'encourage, s'intéresse beaucoup à mon travail et n'arrête pas de me dire que je suis le meilleur. Si je peux lui offrir une parenthèse d'une nuit pour lui faire plaisir et la sortir un peu de son quotidien barbant, alors je mets mes sentiments de coté et je fonce. 

Mila attrape maintenant sa trousse de toilette qu'elle remplie gaiement, s'arrêtant seulement une seconde pour faire disparaitre le plis entre mes yeux avec un baiser. 

-Je suis tellement contente papa ! 

-Je vois ça... grommellé-je, absolument pas charmé par l'idée de la voir voler de ses propres ailes. 

Je sais que ce n'est que pour une nuit, que je la reverrai demain et qu'elle sera la plus heureuse. Mais j'ai tout de même l'impression qu'une brèche s'infiltre dans notre duo. Depuis qu'elle est née, il n'y a qu'elle et moi. Et aujourd'hui, elle n'a plus besoin de moi. Ce soir du moins.  

Je lève les yeux vers l'horloge pour vérifier que nous ne sommes pas en retard pour l'école. Etant donné que Jodie récupérera directement Mila et Ella après la classe, ma fille va partir à l'école avec son petit sac de sport. 

-Mila, dépêche-toi un peu sinon tu n'auras pas le temps de déjeuner. 

Mais ce matin, elle se fiche du petit-déjeuner. Elle préfère vérifier qu'elle n'a pas oublié son pyjama ni le cadeau pour sa meilleur amie, qu'elle a précautionneusement emballé. Je dois presque la menacer de revenir sur ma décision pour qu'elle ne parte pas le ventre vide. 

Lorsqu'elle repère Ella dans le couloir devant sa classe, Mila fonce et lui saute dans les bras pour lui souhaiter un bon anniversaire. Attendri, je les regarde quelques instants avant de m'assurer une dernière fois auprès Jodie que je peux lui confier ma fille sans problème. Les deux amies disparaissent maintenant dans leur classe mais Mila s'arrête sur le seuil et se retourne pour faire demi-tour. Elle s'échoue entre mes bras, me plante un gigantesque baiser sur la joue. 

-Merci papa ! Même si tu vas me manquer, je suis trop contente ! signe-t-elle, un grand sourire accroché aux lèvres. 

-Profites-en bien ma chérie. 

Holly nous observe, les lèvres retroussées. Elle m'offre un petit signe de la main quand je me décide enfin à quitter ce couloir et à laisser partir ma fille. Je fais un détour par le port pour profiter cinq minutes de l'air iodé et de quelques rayons du soleil, plutôt rares en cette fin novembre. Des vieux loups de mer, habitués du pub, m'apostrophent pour me demander comment je vais, si je veux un morceau de poisson fraichement pêché ou simplement discuter de la pluie et du beau temps. Je regagne la cuisine du pub un peu plus serein. 

La journée passe à toute vitesse. Un groupe de motards s'est installé vers dix heures pour faire leur assemblée générale entre nos murs. Les pintes se sont enchainées, les plats ont été vidés en un temps record et vers midi, une dizaine de leurs comparses les ont rejoint pour prendre part à leur petite réunion. Abbi s'est absentée une bonne partie de la journée pour régler un problème avec le comptable (enfin, je crois), ce qui signifie que j'ai littéralement passé mon temps à courir entre la cuisine et la salle. 

Ma patronne revient pile à l'heure pour me libérer. Je n'ai pas le temps de discuter avec elle, je récupère mon sac à la volée et je sprinte à l'arrêt de bus où le chauffeur est assez gentil pour attendre que je grimpe. 

Quand ma tête s'écrase contre la vitre du bus, je ferme les yeux et somnole une petite heure, vaincu. Je me réveille alors que le conducteur, habitué de mes aller-retours, me crie que je vais rater mon arrêt. Je descends du bus en courant, le remerciant rapidement avant de me diriger vers l'appartement d'Holly. Je connais bien son quartier désormais et je pourrais faire le chemin les yeux fermés. Elle m'accueille comme toujours avec le sourire aux lèvres et une tenue confortable sur les épaules. C'est vraiment quelque chose qui m'a mis à l'aise dès que j'ai mis les pieds chez elle. Quand on travaille ensemble, Holly n'est jamais tirée à quatre épingles, elle ne cherche pas à paraitre. Non, elle est naturelle et préfère miser sur des habits douillets dans lesquels elle sera bien, sans enjoliver la réalité. C'est peut-être ça qui m'a poussé à abandonner mes derniers remparts. 

            

              

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