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C'est le moment de se séparer ou de planifier la prochaine séance de travail. Pas vraiment sûr de ce que je veux, je me tourne vers Holly qui est restée sur le seuil, le dos collé contre la vitre adjacente à la porte. Je ne suis pas surpris de la voir scanner les environs avec méfiance avant de réellement mettre un pied dehors. Protégée par la pénombre, elle finit par me consacrer toute son attention.
-Merci de m'avoir fait confiance aujourd'hui.
Embarrassé, le rouge à mes joues répond pour moi.
-Que voulez-vous faire ?
Je sais pertinemment ce qu'elle me demande. Est-ce que je veux m'engager dans un travail suivi en tête à tête avec elle ou mettre un terme à ce projet avant qu'il n'ait pu démarrer ? Je ne sais honnêtement pas quoi lui répondre. Ce qui était le plus difficile aujourd'hui, ce n'était pas de lui montrer mes incompétences. C'était les autres. La foule. Les étudiants, les doués, les talentueux. Les lecteurs et les écrivains. C'était de me mélanger à eux dans le seul but d'admettre publiquement que je leur suis inférieur.
-J-je ne sais p-pas v-vraiment. Je... j-je n'étais p-pas à l'aise i-ici.
Ses grands yeux bleus me réclament toute mon honnêteté.
-P-pas du t-tout à l'aise, m-même. J-je... la b-bibliothèque, t-tous ces g-gens, c'était... je...
-Je m'en suis rendu compte et je suis désolée, ce n'était pas une bonne idée. Est ce que vous vous sentiriez mieux dans un endroit isolé ?
-Je p-pense. Oui, p-peut-être. J-j'ai... j'ai v-vraiment envie d-d'essayer, p-pour moi et p-pour ma f-fille mais p-pas au milieu d-de tout c-ce monde.
-D'accord. Laissez moi réfléchir une minute.
Ses sourcils se froncent à nouveau, signe qu'elle fait le maximum pour trouver une solution à mon problème. Je ne peux pas m'empêcher de trouver cela adorable. Je veux dire, c'est tellement gentil de tout faire pour m'aider.
-Chez vous ? propose-t-elle timidement.
-Oh, euh.... c-c'est à d-dire que c-c'est un p-peu c-compliqué... j-j'habite au d-dessus du p-pub et c'est p-plutôt b-bruyant en f-fin de j-journée. Et puis il y a M-mila et c-c'est compliqué... enfin, j-je...
-Je comprends, me coupe-t-elle aimablement pour ne pas me laisser m'enfoncer.
Je ne sais pas bien ce qu'elle peut comprendre de ce méli-mélo de fausses excuses pitoyables mais elle n'en fait pas cas. Elle réfléchit encore un long moment avant de soupirer, vaincue.
-Voulez-vous venir étudier chez moi ? soumet-elle en dernier recours.
Nos regards se fuient, aucun de nous n'est capable de faire semblant que cette situation est normale.
-Par contre, je ne suis pas de Kinvara, j'habite à Galway.
Galway est a une trentaine de kilomètres au nord de Kinvara, le long de la côte Atlantique. En voiture, il faut prévoir environ une demi-heure de trajet. En bus, pratiquement le double.
-J-je n-n'ai p-pas de v-voiture mais j-j'ai l'habitude d-de f-faire le t-trajet en b-bus pour aller r-rendre visite à d-des amis. M-mais... ç-ça ne vous d-dérange p-pas ? J-je v-veux dire que j-je v-vienne chez vous ?
Son regard qui balayait le sol se perd maintenant derrière moi. Elle ne me répond pas tout de suite et je ne la brusque pas. Elle observe une dernière fois les environs avant de hausser les épaules.
-Non, ça ira.
Nous échangeons ensuite nos numéros de téléphone pour que nous puissions plus facilement organiser nos séances. Holly me donne son adresse que je mémorise précieusement. Elle me précise également la ligne de bus que je devrai emprunter, l'arrêt auquel je devrais descendre. C'est attentionné de sa part mais j'ai tout de même l'impression d'être un enfant incapable de se déplacer par lui-même. Je dévie la conversation en lui proposant de la raccompagner à sa voiture toujours stationnée sur le parking de l'école. Après avoir encore une fois inspecté les passants, elle finit par accepter.
La nuit est maintenant presque entièrement tombée. L'air est frais et humide. Protégés par nos manteaux, nous nous mettons en marche, maintenant toujours une distance respectable entre nous. Je ne suis pas très doué pour faire la conversation et mon bégaiement est très prononcé aujourd'hui mais il faut que je la remercie. Je ne peux pas la laisser rentrer chez elle sans lui dire à quel point ce qu'elle fait pour moi me touche.
-M-merci pour...
-Merci pour...
Nous relevons le visage au même instant en esquissant tous les deux un franc sourire. Holly me fait un signe de la main, m'invitant à continuer ma phrase.
-M-merci pour c-ce que v-vous f-faites p-pour m-moi. Je... j-je n'ai p-pas trop l'habitude de t-tout ç-ça, alors je s-suis souvent m-maladroit mais je... ç-ça compte b-beaucoup p-pour moi.
Elle sourit, de ce sourire qui m'enjôle chaque fois un peu plus.
-Merci pour les sablés, ils étaient délicieux.
Je pivote de nouveau le visage vers elle, heureux qu'elle ait apprécié mon improvisation culinaire et soulagé que la discussion prenne cette direction.
-Il s'agit des sablés que vous avez fait vendredi quand je suis venue vous parler, n'est-ce pas ?
J'acquiesce.
-Et vous les avez réalisés sans regarder aucune recette, sans même vous demander une seule fois quel serait votre prochain geste. C'est... c'est fou ce que vous parvenez à faire de vos mains ! s'extasie-t-elle sincèrement.
-C'est c-ce que j-j'aime le plus d-dans la p-pâtisserie. Suivre mon instinct et improviser.
-Et bien, cela vous réussit vraiment !
Holly laisse passer un petit silence avant de continuer.
-Est-ce que je peux vous poser une question indiscrète ?
-Essayez t-toujours, répondé-je en haussant les épaules.
Mon regard est rivé au sol et je marche à son rythme, tranquillement, mais ces mots déclenchent un signal d'alarme dans ma tête.
-Comment parvenez-vous à suivre des recettes que vous ne pouvez pas lire ?
-Oh ! Je... j-j'ai appris en écoutant les autres. En r-regardant quelques émissions à la télé mais surtout en regardant des vidéos sur internet. Et je mémorise tout. J'ai une t-très bonne mémoire.
Holly me sourit et je sais exactement ce que ce sourire prime. Je n'ai presque pas bégayé cette fois.
-C'est impressionnant.
-Oh, d-d'ailleurs, j-j'allais oublier ! m'exclamé-je en m'arrêtant de marcher.
J'ouvre mon sac à dos pour en sortir la petite boite contenant le chou. Lorsqu'elle l'aperçoit, Holly s'empourpre imperceptiblement mais la gourmandise danse déjà dans son regard azur.
-T-tenez c'est p-pour vous. C-c'est un chou ch-chocolat-passion. Je ne s-sais p-pas si vous aimez c-ces...
-Si, si j'aime beaucoup la passion ! Merci Louis, c'est vraiment très gentil ! Mais si ça continue, je vais devoir me mettre au sport pour éliminer toutes ces douceurs, rit-elle doucement, embarrassée.
Je jette un rapide coup d'oeil à sa silhouette généreuse qu'elle porte très joliment et je secoue la tête.
-Vous n'en a-avez absolument pas b-besoin, asséné-je comme une évidence. La p-pâtisserie c'est fait p-pour donner du p-plaisir et il n'y a r-rien de plus j-joli qu'un c-corps qui reflète ce p-plaisir.
Holly me dévisage, les yeux exorbités. C'est à ce moment là que je réalise réellement ce que je viens de dire. Même si je pense absolument tous les mots que j'ai prononcés, c'était sans doute déplacé étant donné qu'on se connait à peine. Et le choc sur le visage d'Holly me confirme quelque chose que je savais déjà: je suis bien plus doué pour pâtissier que pour converser.
