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15

                                            

                                                  

Je n'ai jamais autant pâtissé que cette semaine. Choux, tartes, entremets, cakes... j'ai tout réalisé et plus d'une fois. Abbi s'est même plaint qu'elle ne parviendrait jamais à tout vendre et elle a eu raison. Mais je crois qu'il me fallait un échappatoire pour ne pas trop penser au premier cours que va me donner Holly, et même si nos réserves de farine et de sucre ont drastiquement diminué, je n'avais pas d'autre choix. Mila, elle, en a bien profité. En témoigne son mal de ventre samedi après-midi.  

                              

Holly m'a proposé de commencer aujourd'hui, une semaine après que je sois allé la voir pour accepter sa proposition. Et je suis stressé. Non, pas stressé, plutôt cramoisi d'angoisse. Il va falloir que je sois honnête avec elle, qu'elle évalue les dégâts, qu'elle identifie toutes mes failles pour s'engouffrer dans chaque brèche, une par une. Je n'ai jamais, absolument jamais, laissé personne faire ça. Je ne sais d'ailleurs même pas comment on fait. Déverrouiller toutes mes barrières, je veux dire.

                              

J'essaie de me convaincre que je n'ai rien à perdre, que si je me sens vraiment trop mal je pourrais toujours tout arrêter mais je ne parviens pas à me détendre. J'imagine que c'est plutôt normal après tout. Ce n'est pas une situation courante. 

                              

Holly aussi ne va pas être dans son élément. Si elle m'a demandé une semaine de délai, c'est parce qu'elle avait apparemment besoin de se renseigner et de travailler son approche. Je suis devenu un sujet d'étude. Oh joie. Je souffle un bon coup, lisse ma chemise à carreaux rouges et noirs et tente de remettre de l'ordre dans mes cheveux. Pour me distraire, je pense à la petite boite qui est parfaitement calée dans mon sac à dos, contenant un chou chocolat-passion. Je me suis dit que c'était le bon moment pour ressortir cette recette. Comme un pied de nez à mon enfance où on ne m'a pas vraiment donné ma chance. Aujourd'hui, je la saisie. Et comme je ne connais rien aux goûts d'Holly, c'est une bonne manière de découvrir ce qui la fait vibrer. 

                              

Je danse d'un pied sur l'autre dans le couloir de l'école, essayant maladroitement de paraitre naturel alors que dans ma tête, c'est un sacré bazar ! A coté moi, le sac à dos noir dans lequel j'ai fourré des crayons, un cahier et une calculatrice. Ne me demandez pas pourquoi, moi-même je n'en sais rien. Mila était si fière de me prêter ses fournitures que je n'ai pas osé refuser ce qu'elle me tendait. 

                              

La porte s'ouvre, les premiers élèves s'échappent. Comme à son habitude, Mila prend son temps pour ranger ses affaires et sortir de la classe. Je crois qu'elle s'y sent tellement à l'aise qu'elle peine à la quitter le soir. Cette pensée me rassure, tant elle se situe à l'exact opposé de ma propre expérience. Ma fille sautille pour me rejoindre et déposer un énorme baiser sur ma joue fraichement rasée. 

                              

-Pourquoi tu t'es rasé papa ? J'aime mieux quand tu piques moi ! signe-t-elle avant d'enfiler son manteau.  

                              

-Euh... je... 

                              

Oui, tiens c'est vrai ça, pourquoi me suis-je rasé ? Ça ne m'aidera surement pas à apprendre à lire et à écrire ! Mais comme tous les enfants stressés par leur rentrée, je crois que je voulais simplement m'afficher sous mon meilleur jour, pour que cela me porte chance. 

                              

-Tu m'as apporté mon goûter ?  

                              

-Oui, tiens.

                              

Je lui tends une gourde en silicone remplie d'une compote pomme myrtille que j'ai concoctée ce matin et un petit bretzel nature. Ma fille boude. Avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit, je la devance: 

                              

-Après l'orgie de sucre que tu as fait ce weekend, tu vas faire une petite cure de désintoxication. Aucune pâtisserie cette semaine. 

                              

Ses mains se lèvent à une vitesse folle, s'insurgeant face à mon despotisme culinaire. Je ravale un rire pour ne pas la vexer mais la voir être autant révoltée m'amuse vraiment. 

                                          

              

                    

-Calme-toi Mila, ce n'est pas une punition mais je ne veux pas te revoir aussi mal que tu l'étais samedi. 

L'arrivée de la maman d'Ella interrompt son insurrection. Elle a accepté de garder Mila le temps que je travaille avec Holly. Ce n'est qu'une solution temporaire mais tant que je ne sais pas si ce rendez-vous sera régulier, je me suis arrangé comme j'ai pu. Les deux filles ont passé la journée ensemble mais elles sont ravies de prolonger le moment. 

-J-je ne s-sais p-pas trop à q-quelle heure j-je pourrai v-venir chercher M-mila m-mais... 

-Aucun problème Louis, prends ton temps, me rassure Jodie. 

Je la remercie et rapidement, les filles disparaissent, trop pressées d'aller jouer. Cinq minutes plus tard, le couloir est enfin désert. Holly sort de sa classe en m'adressant son doux sourire qui ne la quitte que rarement. Je la soupçonne d'avoir attendu que tout le monde parte avant de me rejoindre afin de ne pas m'embarrasser davantage. 

-Vous êtes prêt Louis ? 

-Non, ris-je en toute honnêtement. 

-Tout va bien se passer, ne vous inquiétez pas, m'amadoue-t-elle en verrouillant la porte de sa classe.

Elle se tourne vers moi, son sac à main sur l'épaule, son manteau noir sur le dos, son regard bienveillant rien que pour moi. 

-Où voulez-vous aller ? Je n'ai pas le droit de vous accueillir ici, dans ma classe. 

-Oh, oui, b-bien sûr, j-je comprends. 

-Voulez-vous aller au pub ? 

-N-non, je... je p-préfèrerais év-viter. J-je ne s-serai p-pas t-très à l-l'aise. 

L'intensité de mon bégaiement confirme mes dires.  

-Je m'en doutais, c'est normal. Pensez-vous à un endroit que vous affectionnez particulièrement, où vous vous sentiriez à l'aise ? 

Ses longs cheveux lâchés sur ses épaules encadrent son visage angélique. Elle semble sincèrement concernée par mon bien-être et une fois de plus, ça me chamboule. Pourquoi fait-elle tout cela ? Je ne comprends pas vraiment toute cette gentillesse qui m'est réservée. Je réfléchis sérieusement à sa demande. Hors de question d'aller au pub même s'il est fermé aujourd'hui. Je ne veux pas prendre le risque qu'Abbi nous aperçoive. Mon appartement est également inenvisageable. Il est trop petit, trop vieux, trop miteux. Il en dévoile beaucoup trop sur ma situation précaire. Pas la peine d'en rajouter aujourd'hui. J'aime aller flâner sur le port mais ce n'est pas du tout un endroit propice au travail et à la concentration. 

-J-je n'ai p-pas v-vraiment d'idée, avoué-je, penaud. 

-Que diriez-vous de la bibliothèque ? 

Cet endroit m'est totalement inconnu. Je n'y ai jamais mis les pieds mais elle doit s'en douter. 

-P-pourquoi pas, accepté-je en haussant les épaules. 

La bibliothèque de Kinvara ne se situe qu'à une dizaine de minutes à pied. Elle trouve sa place dans un vieux bâtiment historique, fait de briques noires, orné de fenêtres bleues. Il se noie parfaitement dans le décor de la ville. Quand nous quittons l'enceinte de l'école, Holly se raidit et presse le pas. Elle rentre la tête dans le col de sa veste tout en regardant partout autour d'elle. La panique danse brièvement dans son regard mais je n'ose pas lui demander pourquoi. Quand je me rapproche d'elle pour marcher à sa hauteur, elle s'écarte et s'assure de conserver une distance plus que respectable entre nous. Je m'éloigne alors un peu pour ne pas la brusquer,. C'est le moins que je puisse faire pour lui rendre la pareille.   

            

              

                    

A l'accueil de la bibliothèque, Holly salue une vieille dame à l'accueil puis place sa carte d'abonné devant un portique métallique. Ce dernier la gratifie d'une lumière verte en s'ouvrant. Nous montons en silence une volée de marches pour rejoindre le premier étage qui bourdonne d'étudiants studieux. J'observe les murs remplis d'ouvrages, les étagères pleines à craquer, les immenses tables en bois sombres où de petites lampes sont allumées à intervalles réguliers. Les têtes sont baissées, les cerveaux en ébullition, les doigts fatigués de s'activer. Je me sens aussi bien ici qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine ! 

Je suis Holly qui nous dégote une petite place entre deux étudiants s'étant un peu trop étalés. Elle me propose de nous installer côte à côte pour faciliter nos échanges à voix basse. Je hoche la tête mais je sens déjà que je me ferme comme une huitre. Je ne peux m'empêcher de regarder tous ces gens qui lisent comme ils respirent, sans même savourer la chance qu'ils ont. Je tente de faire bonne figure mais j'ai l'impression de sentir tous les regards braqués sur moi, les jugements qui s'abattent sur moi, les mots cruels qui ne demandent qu'à m'atteindre. 

Ce n'est que dans ma tête, tenté-je de me raisonner. Mais je ne me détends pas pour autant. A ma droite Holly sort un bloc note et un stylo de son sac. Elle se tourne vers moi, son visage rayonnant de gentillesse. 

-Est-ce que je peux d'abord vous poser quelques questions Louis ? 

Je hoche à nouveau la tête. 

-Pouvez-vous m'expliquer ce qui vous pose le plus de problème s'il vous plait ? 

Son corps a presque entièrement pivoté de mon côté. Ses cheveux s'érigent comme un rempart entre nous et les étudiants derrière elle. Machinalement, je pose mon coude pour me distancer de celui qui travaille à ma gauche et j'approche légèrement mon visage du sien. Juste assez pour que nos chuchotement ne nous valent pas une exclusion. 

-C'est... l-les m-mots. Enfin, j-je veux d-dire, les m-mots un peu l-longs ou q-qui ne sont pas c-courant. Et aussi l-les t-textes. Quand... q-quand il y a b-beaucoup de m-mots comme ça, je... c-c'est d-dur. 

Elle hoche la tête comme si ce que je disais faisait sens. 

-Qu'est-ce qui se passe dans votre tête lorsque vous voulez écrire ? 

-Je euh... je... j-j'essaie de d-dire les sons, de t-trouver les l-lettres qui v-vont avec m-mais j-je n'y arrive p-pas toujours. Et j-je ne c-connais rien à ce q-qu'il faut écrire pour t-terminer les mots. 

-Pour terminer les mots ? C'est-à-dire ? 

-V-vous savez, c-ce qu'il faut mettre à la f-fin des v-verbes ou des m-mots normaux. 

Les mots sortent de ma bouche avec difficulté, mes aveux me compressent la poitrine et me donnent envie de hurler, de m'enfuir. L'air commence à se faire rare autour de moi et mes respirations se font plus courtes, moins salvatrices. Du mouvement à ma gauche me fait sursauter et l'étudiant me regarde comme si j'étais fou. Bientôt, c'est tous leurs yeux qui convergent vers moi et toute leur méchanceté qui s'abat sur moi et ma honte qui explose, qui m'éclabousse et mes failles qui sont à la vue de tout le monde et mes cicatrices sur lesquels tout le monde appuie pour me faire mal et

-Louis ? Tout va bien, respirez. 

Elle mime une grande inspiration calme et une longue expiration maitrisée pour que j'en fasse de même. Mais je n'y arrive pas. Alors Holly pose le bout de ses doigts sur mon avant-bras et emprisonne mon regard dans le sien. Patiemment, elle me sort de ma torpeur et m'embarque dans sa sérénité. Et je finis par me détendre. 

Quand je me reconnecte avec la réalité, le bourdonnement paisible des étudiants refait surface. Je regarde partout autour de moi mais personne ne me prête attention. Je souffle longuement, sentant déjà le rouge me monter aux joues alors que mes yeux s'écrasent sur mes cuisses. Une crise de panique cinq minutes après être arrivé, ce n'est vraiment pas comme ça que j'envisageais le début de cette séance. 

            

              

                    

-Je pense que vous avez oublié quelque chose d'important Louis. Vous n'êtes pas le seul dans votre cas. L'illettrisme touche près de 4% de la population française. En Irlande, ce sont plus d'une personne sur six qui sont concernées. Vous n'êtes ni un cas isolé, ni une cause perdue. 

Mes yeux s'arrondissent à mesure que je l'écoute. Je calque toujours mes respirations sur les siennes, c'est plus facile comme ça de trouver un peu d'oxygène au milieu du marasme de mes peurs. 

-Soyez un peu plus indulgent avec vous-même. Et faites-moi confiance, je suis ici pour vous aider. Pas besoin de faire semblant, d'enjoliver la réalité ou de faire bonne figure. Nous réussirons ensemble Louis, j'en suis persuadée. 

En douceur, ses doigts quittent le tissu de ma chemise. Elle me sonde un instant du regard pour vérifier que je suis prêt à reprendre. Je lui offre un petit signe rassurant qu'elle prend comme un encouragement. Elle se penche alors vers son sac d'où elle sort quelques feuilles. La première met en scène les lettres de l'alphabet. 

-Est-ce que vous pouvez lire ces lettres ? 

Je m'exécute en chuchotant. 

-Parfait. 

Elle s'empare d'un second document qu'elle place sous mes yeux. 

-Et ces sons ? Pouvez-vous les décoder ? 

Je réussis à en prononcer certains à voix basse, d'autres non. Je me concentre, j'essaie de faire abstraction de ce qui m'entoure mais je ne me tranquillise pas pour autant. Holly prend des notes, analyse chacune de mes tentatives mais son sourire reste de la partie. 

Je n'avais pas encore remarqué à quelle point elle est expressive. Ou alors est-ce que ce n'est le cas que dans le cadre de son travail ? Ses sourcils se froncent légèrement quand elle s'interroge sur une problématique. Ses doigts fins tapotent sa lèvre inférieure quand elle tergiverse. Son nez se retrousse malicieusement quand elle atteint le résultat espéré. Elle est vivante, engagée, exaltante. 

Les minutes passent et mes difficultés s'accumulent. Je bute sur des fiches d'exercices dignes de la classe de ma fille. Mais ce n'est pas une surprise. Je pars vraiment de très loin. Lorsque Holly me demande de retranscrire une phrase simple sur une feuille, mon corps se couvre de sueur. 

Je repousse la page noircie vers elle et elle me remercie en la classant avec ses autres documents. Elle doit être bourrée de fautes mais elle ne me les fait pas remarquer. Mon envie de creuser un trou et de disparaître ne me quitte cependant pas. 

Pendant plus d'une heure, je prends sur moi, je fais de mon mieux non pas pour réussir mais pour lui montrer l'étendue du problème. J'essaie de ne pas être trop conscient de moi-même pour ne pas prendre le risque que le sentiment d'humiliation se fasse trop fort. Et tout cela est épuisant. Intellectuellement et physiquement épuisant. Mes poings contractés et mon dos raidi se font désormais douloureux. 

-Nous avons déjà bien avancé Louis. Aujourd'hui, je voulais surtout repérer vos principales difficultés pour pouvoir cibler un axe d'apprentissage durant les prochaines séances. 

Je ne soutiens pas son regard quand je l'entends énumérer les points qui me posent problème. La liste est longue et humiliante pour un homme de vingt-quatre ans. Par la fenêtre, je remarque que la luminosité de la fin de journée s'est confortablement installée. Les lampadaires viennent de s'allumer, les vélos zigzaguent à travers les rues grâce à leur petit phare. 

-Je pense qu'on va s'arrêter là pour aujourd'hui. Est-ce que ça vous va ?

Cette proposition me fait l'effet d'une libération. Je ne me fais pas prier, je range mes affaires si vite que j'atteins la porte de la bibliothèque avec un peu trop d'empressement. La vieille dame de l'accueil nous salue quand je passe le seuil du bâtiment. 

            

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