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13

                    

-Elle a du être surpris, c'est normal, l'illettrisme est encore très peu évoqué de nos jours mais on s'en fout de ce qu'elle peut bien penser. Et puis tu l'as dit toi même, elle n'a pas réagi comme tu t'y attendais. Si ça se trouve, elle comprend ton problème et elle pourrait même t'aider ! 

Il lance cette idée avec entrain, comme si c'était la meilleure idée qu'il n'ait jamais eue. 

-Elle me l'a déjà proposé, grogné-je entre mes dents serrées. 

-De t'aider ? Mais c'est génial ! 

-Non, ce n'est pas génial, c'est gênant, mortifiant, embarrassant. Elle est la maîtresse de ma fille, elle ne va pas s'occuper du père aussi ! 

-Et pourquoi pas ? 

-Parce que.... parce que... 

Je bafouille, fais trébucher mes mots et je perds mes moyens. Mon cœur s'affole dans ma poitrine parce que j'ai peur de ce qui va passer la barrière de mes lèvres. 

-Dis-moi la vérité Louis. Dis la à moi comme à toi. 

Je noue mon regard au sien en sentant un immense malaise s'emparer de moi. 

-Elle est jeune, elle est jolie, elle a tout pour elle et moi, moi... je suis celui qu'on regarde de travers parce que je suis métisse, celui qui bégaye... ça fait déjà beaucoup tu ne crois pas ? Je ne veux pas lui montrer toute l'étendue de mes faiblesses. Je ne veux plus être celui qui est toujours inférieur aux autres, celui qui vaut moins que les autres. 

-Et pourtant dans ta tête, tu es ce gars là, n'est ce pas ? 

Je hoche imperceptiblement la tête. 

-Alors qu'est ce que ça change qu'elle t'aide ou pas ? 

Sa question me remue profondément. Elle me pousse à chercher loin, très loin, dans tout ce que j'avais enfoui et que j'espérais ne jamais déterrer. 

-Je n'ai pas envie d'admettre que je suis encore ce garçon.

A l'écran, les lèvres de Bastien s'entrouvrent pour laisser échapper un soupir. 

-Je ne sais pas ce que je ferais si j'étais à ta place donc je ne te jugerai pas. Mais s'il y a bien une chose que je sais, c'est que la technique de l'autruche n'est pas reconnue pour ses résultats exceptionnels.

Mes yeux quittent l'écran pour se perdent dans la contemplation de la vieille tapisserie qui orne le mur de ma chambre. Cette immonde tapisserie rouge et orange que je n'ai jamais pu changer, faute d'argent. Je m'apprête à répondre à mon ami quand ma porte s'ouvre. 

-Papa ? Est ce que tu peux venir voir quelque chose s'il te plaît ? m'interroge ma fille de ses mains. 

Je profite de cette interruption fortuite pour esquiver sa réflexion. 

-Je dois te laisser, Mila à besoin de moi. 

-Réfléchis bien et ne laisse pas passer une occasion de sortir enfin la tête de l'eau.

Je salue une dernière fois mon ami avant de raccrocher. 

-Je suis à toi Mila, que se passe-t-il ? 

Ma fille me guide jusqu'à sa chambre où elle attrape La sorcière et le hérisson pour me le tendre. Je me fige. 

-Mademoiselle Holly nous a demandé d'essayer de lire une page. Une page entière ! Tu te rends compte comme c'est beaucoup ! 

Oh que oui je m'en rends compte ma chérie... 

-Et tu vois là, le début, j'arrive super bien à le lire. Mais après, je comprends pas... c'est écrit quoi là papa ? 

            

              

                    

De son index, elle désigne des mots et me regarde de ses grands yeux interrogateurs. Elle attend. Et moi, je... je n'arrive même plus à soutenir son regard. Mon coeur est au triple galop et mes mains tremblent. De rage et de frustration je crois. 

-Je... je suis désolé ma chérie, je ne peux pas. 

Je suis tenté de m'enfuir, comme d'habitude, comme devant tout le reste du monde mais je ne peux pas m'y résoudre. Je ne peux pas agir comme ça devant ma fille. Pas devant elle, non, c'est impossible. Abattu, je m'échoue sur son lit et me prends la tête entre les mains. J'essaie de me calmer mais la tristesse remplace maintenant la colère. Quand elle est née, je me suis promis que je ferai tout pour que mes problèmes ne l'affectent jamais. Mais aujourd'hui... aujourd'hui elle ne peut pas faire ses devoirs à cause de moi. Et je ne me le pardonne pas. 

Je sens sa main qui s'agrippe à ma cuisse, qui la serre si fort que je relève vite la tête. Un océan d'inquiétude a envahi ses grands yeux noirs. 

-Est-ce que tu vas bien papa ? signe-t-elle lentement. 

Je passe mon bras autour de ses épaules pour la ramener à moi et l'étreindre aussi fort que je le peux sans lui faire mal. Mes neurones carburent à toute allure, je cherche une solution pour l'aider mais elle ne me vient pas. Abbi n'est pas là et à part elle, je ne peux m'adresser à personne d'autre ici. Je suis à deux doigts de me mettre à pleurer lorsqu'une idée me vient. 

Je me lève d'un bond, laissant ma fille interloquée sur son lit. Je dépose un baiser appuyé sur son front, je récupère son livre et je cours vers ma chambre. Aujourd'hui est vraiment mon jour de chance puisque Bastien me répond une nouvelle fois. 

-Tu ne peux plus te passer de moi ou quoi ? me taquine-t-il alors qu'il se pavane torse nu devant l'écran, quelques gouttes d'eau encore accrochées à sa peau. 

-Est-ce que tu peux me dire ce qui est écrit ici ? riposté-je sans perdre de temps. 

J'approche la page de la webcam. Du bout du doigt, je lui indique l'emplacement que m'a montré ma fille. Il fronce les sourcils en essayant de décoder le texte malgré la mauvaise qualité de l'image. Je sens mon coeur taper beaucoup trop fort sous mon pectoral et j'attends, plus tendu que jamais. 

-Alors je crois que c'est écrit: Le hérisson a coincé une feuille de laurier entre ses pattes. 

-D'accord, merci Bastien, Merci ! 

Je ne prends même pas la peine de raccrocher, je cours comme un dératé rejoindre ma fille dans la chambre pour lui donner la réponse. J'ouvre la porte à la volée mais les mots meurent dans un souffle. 

Assise en tailleur sur son lit, ma fille pleure. Elle sanglote, le visage baigné de larmes tandis que son adorable petit corps légèrement moins bronzé que le mien tressaute. Bouleversé, je lâche le livre qui s'échoue au sol dans un petit bruit et je me laisse tomber à genoux devant elle. Mes mains emprisonnent son visage pour lier nos regards. Je ne comprends rien à sa réaction mais une chose est sûre, je suis mort de trouille. 

-Pourquoi tu pleures Mila ? 

Je m'assure de parler le plus distinctement possible pour qu'elle puisse lire les mots sur mes lèvres malgré ma voix chevrotante. Je suis trop paniqué pour signer. Ma fille renifle une ou deux fois avant de laisser ses mains s'agiter. 

-Pourquoi est-ce que tu ne veux pas m'aider papa ? Et pourquoi est-ce que tu es triste depuis jeudi ? Et pourquoi est-ce que tu ne me dis rien ? 

Mon coeur de papa se brise en mille morceaux à mes pieds. Des larmes s'échappent de mes joues mais je m'en fiche. Je n'ai pas honte de pleurer devant ma fille. J'ai honte de beaucoup de choses, c'est vrai, mais je n'aurai jamais honte de montrer à ma fille ce que je ressens. 

            

              

                    

-Oh ma chérie, je suis tellement désolé ! Pardonne-moi si je t'ai fait peur. Je... si tu le veux bien, je vais d'abord te dire ce qui est écrit, ensuite tu liras la page et je te raconterai ce qui me rend triste. Ça te va ? 

Elle hoche la tête en frottant ses joues pour effacer ses larmes. Je récupère le livre que j'ai abandonné par terre et je la rejoins. Le coeur en berne, je m'installe contre son oreiller, les jambes allongées le long de son corps qu'elle blottit contre moi. Quand elle trouve la bonne page, je répète ce que Bastien m'a dit. Elle trace les lettres du bout des doigts, s'imprègne des mots en silence. Je la regarde, subjugué par sa capacité à découvrir les secrets qui se dévoilent sous ses yeux. Elle se concentre un moment, laisse ses pupilles vagabonder sur la page et créer une histoire. Elle est totalement absorbée par sa tâche. Ses mains restent immobiles, elle lit pour elle-même. Quand elle estime être prête, elle finit par me raconter l'histoire de ce petit hérisson qui part en foret à la recherche des ingrédients que lui a demandés la sorcière pour fabriquer une potion. 

Je suis fier de ma fille. Elle s'est souvent interrompue dans sa lecture, elle a buté sur des mots mais elle a pris son temps et elle est arrivée au bout de la page. 

-Bravo ma chérie, tu es une vraie championne ! 

Quelques larmes retenues font trembler ma voix mais elle ne peut pas les entendre. Et pourtant, elle s'empare de ma main pour la serrer fort, très fort. Elle plonge dans mon regard et m'offre un merveilleux sourire. Un sourire de petite fille de six ans qui illumine mon monde. 

-On a travaillé les mots difficiles en classe avec Mademoiselle Holly mais les mots faciles, moi j'y arrive toute seule ! 

-C'est très bien Mila, vraiment, je suis très fier de toi. 

A ma grande surprise, son regard se voile et se détourne du bien. Elle essaye de baisser la tête mais je la retiens. 

-Qu'est-ce qui se passe ? 

Ses doigts triture nerveusement un bout du drap. Son visage s'est fermé et sa lumière s'est éteinte. Je ne supporte pas de la voir comme ça. 

-Est-ce que tu m'aimes toujours papa ? 

-Quoi ? Mais bien sûr que oui, je t'aime toujours ! Je t'aime plus que tout au monde ma chérie et je ne cesserai jamais de t'aimer. Tu m'entends ? Jamais ! 

-Alors pourquoi est-ce que tu es triste en ce moment ? 

-Tu croyais que j'étais triste parce que je ne t'aimais plus ? 

L'absurdité de ces paroles me frappe de plein fouet et pourtant, je vois à quel point elle a eu peur. Alors je la serre fort contre moi avant de la redresser pour être sur qu'elle ne manque aucun de mes mots. 

-Je suis incapable d'arrêter de t'aimer. Même quand je suis fâché, triste ou fatigué, tu reste la personne que j'aime le plus sur cette terre. Et rien de ce que tu pourrais faire ne pourrait me faire changer d'avis, c'est compris ?

Elle hoche la tête, visiblement soulagée. Mais je ne m'arrête pas là. 

-Je suis un peu triste en ce moment, c'est vrai. Mais ça n'a rien à voir avec toi. En fait, je... je suis triste parce que j'ai un problème qui rend ma vie compliquée. Je ne t'en ai jamais parlé mais aujourd'hui, je crois que je te dois la vérité. 

J'inspire un grand coup, le coeur tremblant. Un coup d'oeil dans ses belle prunelles noires et mon corps se gorge de courage. 

-Je ne sais pas lire ni écrire. Même si je suis allé à l'école, je n'ai jamais vraiment appris correctement et aujourd'hui, je n'arrive presque pas à lire. C'est... c'est quelque chose qui est très handicapant au quotidien parce que je suis sans cesse confronté à des documents, des prospectus, des lettres, des textes... La plupart du temps, je parviens à demander à quelqu'un de me lire ce qui est écrit en inventant un subterfuge pour ne pas qu'il découvre que je ne sais pas faire. 

            

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