Chapitre 1-B :La Maison du Silence
26. La Mémoire qui Revient
Jael resta longuement assis sur le tapis, le souffle encore saccadé. La sueur gelée perlait à son front, et ses mains tremblaient sans qu’il puisse les arrêter.
Tu m’as invoquée.
La voix résonnait encore dans sa tête, plus nette que s’il venait de l’entendre.
Je suis venu.
Il ferma les yeux, tentant d’organiser ses pensées. Quand aurait-il pu faire une invocation ? Il n’avait pas fait de rituel, pas tracé de cercle, pas prononcé de prière d’appel…
Il passa une main sur son visage, cherchant à comprendre.
Qu’est-ce que j’ai fait…?
Il se releva lentement, titubant presque, et marcha jusqu’à la table où il avait laissé son carnet. Il l’ouvrit fébrilement sur la page où il avait retranscrit les symboles gravés dans le mur.
Son regard glissa sur les cercles et les lignes brisées. Rien n’indiquait que ces signes formaient une formule d’invocation.
Il referma le carnet d’un geste nerveux et se mit à tourner en rond dans le salon. Il repassait la journée dans son esprit : l’arrivée… le nettoyage… la découverte du livre…
Le livre.
Son cœur ralentit soudain, comme pris dans un étau.
Le mot.
Celui qu’il avait tenté de prononcer à haute voix.
Vel…aeh…turr.
Il revit la scène avec une précision cruelle : son souffle court, la sensation glacée quand le mot avait franchi ses lèvres. La façon dont la lumière avait semblé vaciller dans la bibliothèque.
C’était ça.
Le point de bascule.
— C’est ce mot… souffla-t-il, les mains crispées contre sa chemise.
Il s’adossa au mur, le regard fixé sur le vide.
Ce simple mot qu’il n’avait pas compris.
Ce mot qu’il avait cru inoffensif.
Il l’avait appelé.
Il avait donné à la maison la clé pour ouvrir une porte qu’il n’aurait jamais dû frôler.
La femme au poignard.
Le murmure.
Le sang séché.
Tout venait de là.
Jael ferma les paupières et se força à inspirer, malgré le tremblement qui montait dans sa poitrine.
Il comprit qu’il n’était plus seulement prisonnier du manoir.
Il était lié à quelque chose qu’il venait lui-même de réveiller.
27. La Dernière Détermination
Jael restait appuyé contre le mur, la respiration heurtée. Son regard se porta lentement vers la mallette où il avait rangé le livre.
Il savait qu’il devait comprendre. Qu’il n’avait plus le choix.
Ses jambes protestèrent quand il se redressa. Chaque pas vers la table semblait plus long que le précédent, comme si la maison pesait sur ses épaules.
Il posa la main sur la poignée de la mallette. Le cuir, froid et râpeux, lui donna un frisson. Il inspira profondément.
— Il faut… savoir, murmura-t-il dans le silence.
Il ouvrit le fermoir.
Mais avant qu’il ne puisse sortir le livre, un voile noir passa devant ses yeux.
28. L’Écroulement
Ses mains lâchèrent prise.
Ses jambes cédèrent sans prévenir.
Il sentit la dureté du parquet frapper son genou, puis son épaule. Le choc fut si brutal qu’un gémissement lui échappa.
Allongé sur le côté, incapable de bouger, il sentit la fatigue le submerger comme une vague glaciale.
Les images se bousculaient :
La femme au poignard.
La voiture brisée.
Le mot gravé dans l’assiette.
Il ferma les yeux, le cœur battant trop vite, trop fort.
Son dernier souvenir fut la lueur de la lampe, qui faiblissait peu à peu, engloutie par l’obscurité.
Puis plus rien.
29. L’Aube du Soupçon
Il ne sut pas combien de temps il resta inconscient.
Ce fut la lumière qui le réveilla : une clarté pâle, qui traversait les vitres poussiéreuses et caressait son visage.
Jael cligna des paupières, la gorge sèche, la tête lourde comme s’il avait bu un poison. Ses muscles lui faisaient mal, raides d’être resté sans bouger.
Il roula sur le dos, inspirant une goulée d’air glacé. Le silence régnait à nouveau dans la maison.
Mais une chose n’avait pas sa place.
Il se redressa d’un coup, malgré la douleur dans ses tempes.
Une odeur flottait dans la pièce.
Une odeur de nourriture chaude.
Il tourna lentement la tête. Sur la table où il avait voulu étudier le livre, une assiette fumait.
Un ragoût brun, encore tiède, comme si quelqu’un venait de le servir.
Jael sentit la panique affluer de nouveau. Ses mains se refermèrent sur le parquet pour ne pas vaciller.
Il était seul.
Il n’avait rien cuisiné.
Et pourtant…
Quelqu’un, ou quelque chose, avait préparé son réveil.
30. La Présence
Jael resta figé, le regard fixé sur l’assiette fumante.
L’odeur était presque rassurante : un parfum de viande mijotée, d’herbes séchées… une odeur qui n’avait rien à faire ici, au milieu des murs lépreux et des souvenirs de mort.
Il se força à se lever. Ses jambes protestaient encore, mais la peur les rendait plus solides que la veille.
Il avança jusqu’à la table, le cœur battant trop fort dans sa poitrine.
Il posa la main sur le rebord de l’assiette. La chaleur était bien réelle.
Pas un rêve.
Pas une hallucination.
Il voulut parler, mais sa gorge était trop sèche. Il se pencha légèrement, observant le contenu du plat avec une répulsion mêlée de fascination.
Puis un mouvement, dans sa vision périphérique.
Il se figea.
Dans l’ombre du coin le plus sombre du salon, près de l’ancienne cheminée, quelque chose venait de bouger.
Son regard se détourna lentement de l’assiette.
Elle était là.
31. La Femme au Poignard
Debout, immobile, la silhouette de la femme.
La robe noire lui collait au corps, comme si elle sortait d’un puits. Ses cheveux trempés pendaient en mèches épaisses sur son visage livide.
Le poignard était toujours planté dans sa poitrine, incliné légèrement, figé dans sa blessure. Le sang coagulé formait une tache noire qui descendait jusqu’au bas de sa robe.
Jael cligna des yeux, espérant la faire disparaître.
Mais elle restait là.
Solide.
Réelle.
Ses jambes devinrent du coton. Il recula d’un pas, puis d’un deuxième.
Sa main chercha à tâtons le bord de la table, comme si ce contact matériel pouvait l’empêcher de sombrer dans la folie.
Elle ne bougeait pas.
Elle le regardait.
Il porta la main à son visage, pinça la peau de sa joue avec force. La douleur fut nette, cuisante.
Un geste de panique.
Il se gifla, une fois. Deux fois.
Le claquement sec résonna dans le silence.
Rien ne changea.
Elle était toujours là.
32. L’Évidence
Sa voix sortit enfin, rauque, à peine un murmure :
— C’est… réel.
La femme tourna légèrement la tête, comme si elle confirmait.
Il comprit qu’il n’était plus dans un rêve, ni dans un cauchemar.
Il était dans la maison.
Et elle l’était aussi.
