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— Je suis pas défoncé, je te dis. J’ai juste pris un peu de tequila, de la bière, du whisky et un chouïa de vodka.
— T’es malade ! Tu vas finir en coma éthylique ! Soit tu vas en cours comme ça et tu te fais virer, soit je te planque dans les douches des vestiaires et tu te décuves tout seul. Décide vite, ça va sonner et Lana m’attend… ou était-ce Sarah ? Bref, choisis.
De la fumée sortait de ses oreilles, c’était marrant. Comme un taureau. Peut-être que Pythagore était espagnol et que Frist avait été un taureau dans une autre vie.
— Planque-moi dans les douches, j’ai chaud. Et puis Charlemagne doit m’attendre là-bas, il est sans doute en train de laver ses pieds après avoir écrasé ses raisins.
Frist me prit par l’épaule et me traîna jusqu’au gymnase.
— Bon, les vestiaires sont au fond. Débrouille-toi pour décuver. Je dirai aux profs que ton réveil n’a pas sonné. On se voit à la cafet’ plus tard.
Il me laissa devant les grandes portes. Je titubai jusqu’à l’intérieur. Une odeur de parquet neuf et de balles de basket me piqua les narines. Restait à trouver ces foutus vestiaires. Au loin, des portes bleues. Tant pis, j’y vais. Qui ne tente rien…
J’entrai et perçus le bruit de l’eau qui coulait. Un autre type comme moi, sans doute, venu pour Charlemagne. Sans réfléchir, je me dirigeai vers le son. Les pommeaux de douche étaient alignés le long du mur, dans un espace collectif. L’un d’eux fonctionnait, mais la pièce était saturée de buée, impossible de voir lequel. Les bras tendus, j’avançai comme un zombie jusqu’à ce que mes doigts rencontrent un bouton. De l’eau froide me transperça.
Le paradis. L’eau imbibait mes vêtements, collant à ma peau. Ah, merde, ils étaient encore sur moi. Je m’assis par terre et laissai l’eau ruisseler sur mon corps brûlant.
— Il y a quelqu’un ? lança une voix angélique.
— Ouais, moi, je crois. Enfin, je suis bourré, alors je suis pas sûr. Et je parle à une voix qui sort de nulle part. Vous êtes qui, madame le Paradis ? Votre voix lui ressemble, c’est sûr. Vous devez être une hallucination auditive. À moins que j’aie rejoint ma sœur, là-haut. Elle avait une belle voix, ma sœur. Elle chantait trop bien, elle aurait battu Katy Perry au karaoké.
Une silhouette menue émergea de la vapeur. Une fille, aux cheveux courts brun clair et aux yeux gris. Je devais vraiment être au paradis, et elle, c’était son ange.
— C’est vous, madame le Paradis ?
— En quelque sorte, répondit-elle en riant. Je m’appelle Heaven. Tu as deviné mon nom sans que je te le dise. Serais-tu devin, Monsieur Ivre-Mort ?
Elle s’assit à côté de moi, sous le jet. Ses cheveux étaient déjà trempés, et elle ne portait qu’un sweat taché et une culotte noire, tous les deux détrempés.
— Je suis devin autant que je suis ivre.
— Dans ce cas, tu es un excellent devin. Et toi, tu t’appelles comment, Monsieur Ivre-Mort ?
— Wazter le Tout-Puissant en personne. Au fait, t’aurais pas vu Charlemagne ? Il était censé être là, ce salaud. Il doit être en train d’écraser des raisins avec ses pieds, c’est pour ça qu’il est en retard. Comme tu viens du paradis, tu pourrais pas lui dire de se magner ?
— Désolée, je ne l’ai pas croisé. Et je ne viens pas du paradis, crois-moi. Je suis plutôt du genre enfer, en réalité.
— Ah bon ? Du coup, je t’appelle comment ? Paradis ou Enfer ?
— Appelle-moi madame le Paradis. J’aime bien quand tu le dis, Monsieur Ivre-Mort.
Nous restâmes là, assis côte à côte, à nous regarder comme des idiots sous l’eau glacée. Peu à peu, ma tête se faisait moins lourde. Je décuvais, et je savais qu’un mal de crâne monstre m’attendait dans quelques minutes.
— Monsieur Ivre-Mort, l’eau s’est arrêtée. Je vais te faire sortir des douches, d’accord ? Tu me dis si tu as la tête qui tourne quand on se lève.
Cette fille était vraiment un ange. Sans elle, je serais resté sous l’eau toute la journée, avec la gueule de bois qui arrivait. Heaven – maintenant que les idées s’éclaircissaient, je pouvais l’appeler par son prénom – me tendit la main. Je la saisis, et ses doigts doux me firent presque oublier l’état dans lequel j’étais. Elle m’aida à me lever, et le monde se mit à tourner violemment. Elle le remarqua et me serra fort contre elle, ses petits bras étonnamment solides.
Elle me guida jusqu’à une allée de casiers, où un banc trônait entre deux rangées. Elle me fit asseoir.
— Tu as des vêtements de rechange ?
— Non, je crois pas.
— Bon, je vais te prêter des affaires à Maxwell. De toute façon, il ne s’en rendra même pas compte, il en a trop.
— C’est qui, Maxwell ?
— Mon connard de demi-frère.
Elle revint avec un jogging noir et un t-shirt assorti.
— Tu vas réussir à t’habiller ?
— Ça va être dur avec ce mal de crâne, mais je vais essayer.
— D’accord. Je suis dans l’allée d’à côté, je vais me changer.
Elle disparut derrière la rangée de casiers. Une fille magnifique, presque nue, juste de l’autre côté. Je me levai doucement, mais la chute était inévitable. Je m’écrasai lourdement sur le sol.
Bravo, Wazter, me sermonna ma conscience.
Va te faire voir, conscience.
Des pas précipités résonnèrent, et Heaven réapparut. Cette fois, elle portait un t-shirt trop large pour elle et un short clair. Elle me prit la main et m’aida à me rasseoir.
— Je vais t’aider à t’habiller, d’accord ?
— D’accord.
Elle s’agenouilla devant moi, saisit l’ourlet de mon t-shirt et le fit passer par-dessus ma tête. Me voilà torse nu face à elle. Elle sembla un instant gênée, mais pas effrayée, malgré mes tatouages et la cicatrice encore fraîche sur une de mes côtes – un souvenir de l’accident, un éclat de pare-brise que le docteur Xaver avait dû retirer. Une marque laide, douloureuse, toujours à vif.
— Tu t’es fait ça comment ?
— Un accident.
Elle hocha la tête et m’enfila le t-shirt noir. Pour le pantalon – et le caleçon –, j’étais assez dégrisé pour m’en charger seul.
— Madame le Paradis, pour le reste, je peux me débrouiller. Merci de m’avoir aidé.
— De rien, Monsieur Ivre-Mort. Tu ne devrais pas boire autant, même si, de mon côté, je ne me prive pas. Mais à ce que je vois, tu tiens mal l’alcool, mon bonhomme.
Elle tapota ma tête et esquissa un sourire.
— À bientôt, Wazter.
Elle fit un geste de la main et disparut. Cette fille était vraiment un ange.
Quelques heures avant de croiser Monsieur Ivre-mort...
Je me retrouve dans la classe de Cameron et Zedd. L’ambiance promet d’être bruyante. Tous les autres sont ensemble, et moi je me tape les deux rigolos. Nous traînons dans les couloirs en attendant la sonnerie.
— On sort ? J’étouffe ici, propose Qlark à côté de moi.
Nous approuvons tous et filons vers la sortie. Je regrette immédiatement en croisant son regard. Est-ce qu’elle ne pourrait pas me ficher la paix ? Luka ne l’a jamais regardée deux fois, c’est moi qu’il a choisie. Depuis, elle n’a de cesse de me pourrir l’existence.
