Chapitre 2
Le lendemain matin, le soleil filtre à travers les immenses baies vitrées de ma chambre. Trop lumineux. Trop cruel. J’attrape le journal posé sur la table basse avant même mon café. Et là, évidemment, il est là. Le cliché.
Moi, Victoria, la femme intouchable, à genoux sur le trottoir, la main maladroitement tendue, les cheveux en désordre. L’instant exact où mon masque de perfection s’est fissuré. La photo est partout, en une, en double page, en commentaire de plateau télé. Les titres sont féroces :
« La Reine vacille »,
« La chute de Victoria »,
« Même les icônes trébuchent ».
Je sens ma gorge se nouer, mes mains se crisper sur le papier glacé. Si je pouvais incendier le monde entier d’un seul regard, il ne resterait que des cendres. Je me relève et quitte ma chambre coiffure et maquillage parfait. Je m'installe confortablement pour le petit déjeuner et là la sonnette retentit. Constance et Florence, évidemment. Les seules assez téméraires pour venir me voir après ça. Elles entrent dans le salon comme si de rien n’était, mais je vois leurs regards fuyants, leur gêne, leur inquiétude mal dissimulée. Florence est la première à parler, trop directe pour son propre bien.
- On t’a vue partout ce matin… Ça a dû être… Elle cherche ses mots… dur.
Je lève le menton, glaciale.
- Dur ? C’est une photo. Rien de plus.
Constance pose sa main sur mon bras, douce, hésitante.
- Victoria… on sait que tu détestes montrer la moindre faiblesse. Mais ce n’est pas grave, tu sais. Tout le monde trébuche.
Ses mots résonnent en moi comme une gifle. Tout le monde trébuche. Pas moi. Jamais moi.
Je retire lentement mon bras, avec ce sourire parfait qui cache la tempête.
- Je ne suis pas tout le monde, Constance.
Le silence tombe. Florence détourne les yeux. Constance soupire, mais ne dit plus rien. Elles savent. Elles savent que ma fierté est un château imprenable, même si hier soir, le monde entier a vu une fissure.
Je me redresse, je croise les jambes avec élégance, comme si rien ne pouvait m’atteindre.
- Qu’ils parlent, qu’ils rient, qu’ils s’amusent. D’ici deux jours, ils seront passés à une autre proie.
Mensonge. Je le sais, elles le savent. Mais je refuse d’accorder la moindre victoire à ces vautours. Florence finit par rire doucement.
- Tu es incorrigible.
- Merci, je réponds, glaciale et souveraine.
À l’intérieur pourtant, la honte brûle encore, insidieuse. Cette chute, ce moment ridicule, restera gravé. Et tant que je n’aurai pas réparé cette image, tant que je n’aurai pas repris le contrôle, je ne connaîtrai aucun repos. Plus tard Landry mon vieux chef de sécurité me suggère de trouver de nouveaux gardes du corps. J'accepte à contre cœur parce que c'est lui qui m'en parle. Landry est le seul homme à qui je n'arrive pas à tenir tête. Un mélange de douceur et d'autorité comme l'était mon père un cheminot au grand cœur. Le lendemain je me lève d'un bon réveillée par un coup de fil de Landry. Je déteste attendre. Mais ce matin, c’est le monde qui attend moi. Une file de candidats patiente dans le vestibule de mon manoir, tous persuadés d’avoir ce qu’il faut pour devenir mon ombre. Des hommes robustes, trop sûrs d’eux, raides comme des piquets. Ils croient qu’il suffit de quelques muscles et d’une expression sévère pour me convaincre. Pathétique. Je suis assise dans mon fauteuil favori, une coupe de champagne à la main oui, à dix heures du matin, et alors ? tandis que l’on fait entrer le premier.
Un colosse chauve, épaules comme des armoires. Il se tient droit, gonfle son torse, et annonce d’une voix grave :
« Je suis ancien militaire. Vingt ans d’expérience. Je... »
Je lève une main pour l’interrompre.
- Intéressant. Mon ton dégouline de sarcasme. Mais dites-moi… vingt ans à la guerre, et pourtant incapable d’empêcher une simple femme de trébucher n'est-ce pas ?
Il balbutie, perdu, incapable de répondre. Je soupire longuement et fais un signe de la main.
- Dehors.
Le deuxième entre. Plus jeune, regard vif, sourire trop confiant. Il me jette un coup d’œil rapide, et je vois aussitôt l’étincelle. Celle que tous les hommes ont quand ils me voient : la convoitise. Déjà, il s’imagine que protéger Victoria pourrait lui offrir plus. Je souris, froide.
- Suivant !
Le troisième est pire. Il transpire l’ennui, parle trop de ses diplômes, me vend ses compétences comme un commercial. Je ne l’écoute même pas. Mon esprit s’évade, glacé, ennuyé. Quand il finit son discours, je claque ma langue contre mon palais.
- Merci. Votre voix m’a donné mal à la tête. La porte est là.
L’un après l’autre, je les rejette tous. Trop faibles, trop arrogants, trop bêtes, trop intéressés. Aucun ne m’inspire confiance. Aucun ne m’inspire… rien. Florence et Constance, présentes dans un coin du salon, échangent des regards complices. Elles savent que je suis en mode reine des glaces. Elles savent aussi que rien, ni personne, ne sera jamais assez bien à mes yeux.
- Victoria, tu ne crois pas que tu es un peu… dure ? demande Constance, la voix prudente.
Je ricane.
- Je ne veux pas un garde. Je veux une forteresse. Si l’un d’eux échoue, c’est ma réputation qui tombe avec moi. Je ne recommencerai pas.
Florence s’étire langoureusement dans son fauteuil.
- Tu veux un robot, pas un homme.
- Exactement, je rétorque, glaciale. Un robot.
Je fais signe à mon majordome.
- Suivant.
La porte s’ouvre, et je relève les yeux. Je m’attends à un énième colosse sans personnalité, un pantin formaté pour obéir. Mais non. Celui qui entre n’a rien à voir avec les autres. Il est grand, oui, mais pas raide comme un soldat. Sa démarche est souple, presque nonchalante, comme s’il entrait ici par simple curiosité, pas pour passer une audition. Ses yeux clairs, perçants balayent la pièce, puis se posent sur moi. Et il ose me regarder comme si… comme si j’étais une femme, pas une statue sur un piédestal. Je sens mon menton se lever d’un cran. Insolent.
- Sébastian Blake dit-il d’une voix grave, chaude, étonnamment posée.
Pas de récitation militaire, pas de curriculum vitae débité comme un perroquet. Juste son nom, comme une évidence.
Je laisse un silence s’installer. Puis, d’un ton tranchant :
- Et qu’est-ce qui vous fait croire que vous êtes qualifié pour me protéger, Monsieur Blake ?
Il sourit. Un sourire qui n’a rien de professionnel, rien de servile. Non, c’est un sourire taquin, presque joueur.
- Parce que, contrairement aux autres, je ne passerai pas mon temps à fixer vos jambes en espérant une prime.
Un souffle de rire échappe à Florence. Constance étouffe un sourire derrière sa main. Moi, je reste de marbre. Mais à l’intérieur, une étincelle vient de crépiter. Il m’a… provoquée.
- Vous semblez bien sûr de vous, je réplique, glaciale.
- Je le suis , répond-il sans hésiter. Et vous aussi.
Je fronce les sourcils.
- Pardon ?
- Vous êtes la femme la plus surveillée, la plus admirée du pays. Vous savez exactement l’effet que vous produisez. Vous savez que tout le monde vous craint. Mais moi… Il penche légèrement la tête, son sourire s’élargit. Moi, je ne vous crains pas et je ne vous désire pas non plus je resterai professionnel.
Le silence tombe, lourd, presque électrique. Personne ne me parle comme ça. Jamais. Pas mes associés, pas mes employés, pas mes amis. Et certainement pas un garde du corps. Je devrais le renvoyer immédiatement. Le faire sortir. Le réduire au silence d’un simple geste. Au lieu de ça… je sens mon cœur battre un peu plus vite. Je croise les jambes avec une lenteur calculée.
- Vous êtes impertinent, je lâche.
- Non madame, répond-il, les yeux ancrés aux miens. Juste honnête. Et vous avez besoin de quelqu’un qui ne joue pas un rôle devant vous.
Constance toussote, mal à l’aise. Florence, elle, a un sourire carnassier. Moi… je lutte pour ne pas laisser paraître la moindre fissure dans mon masque. Je me penche légèrement, la voix basse, presque un murmure venimeux :
- Faites attention, Sébastian. L’honnêteté, avec moi, peut coûter très cher.
Il soutient mon regard, sans ciller.
- Alors je suppose que je suis prêt à payer le prix.
