ENTRE LES LIGNES
Le lendemain, on s'est retrouvés chez moi pour réviser le fameux contrôle de maths. Enfin... "réviser", c'était l'idée. En réalité, je savais très bien comment ça allait finir : Émilie allait bavarder non-stop, Noah allait inventer mille blagues pour éviter les exercices, et Brady, comme toujours, allait essayer de garder tout le monde concentré.
Quand ils sont arrivés, ma mère avait préparé un plateau de gâteaux et de jus. Elle adore les voir. Depuis qu'on est petits, elle dit que mes amis sont comme une deuxième famille. Parfois, j'ai peur qu'elle voie plus clair que moi sur ce que je ressens.
— Ok, déclare Brady en posant son sac sur la table, on s'y met ?
— Direct ? fait semblant de s'offusquer Émilie. Même pas le temps de souffler ?
— Si on commence pas maintenant, on fera rien, soupire-t-il.
Il a raison. Comme toujours.
On s'assoit autour de la table du salon. Les cahiers s'ouvrent, les stylos grattent... pendant environ trois minutes. Ensuite, Noah trouve une règle pour la transformer en catapulte à gomme, et Émilie se lance dans un récit interminable sur un garçon de sa classe de sport.
Moi, j'essaie d'écrire mes équations, mais je sens Brady à côté. Il est assis assez près pour que son bras frôle le mien quand il bouge. Parfois, il se penche pour regarder mon cahier. Son parfum est léger, discret, mais je le reconnaîtrais entre mille.
— Attends, tu t'es trompée ici, dit-il doucement en montrant mon calcul.
Sa main effleure mon poignet. Juste une seconde. Mais une seconde qui me paraît durer une éternité. Je hoche la tête, incapable de parler.
— Ça va ? demande-t-il en me regardant droit dans les yeux.
— Oui... oui, je souffle.
Je sens mes joues chauffer, et je prie pour qu'il ne le remarque pas.
Émilie, évidemment, interrompt le moment :
— Vous deux, arrêtez de faire vos yeux de merlan amoureux, ça me perturbe !
Je manque de m'étrangler.
— Quoi ?! Mais pas du tout !
Noah éclate de rire :
— Bien sûr. Et moi je suis premier de la classe.
Brady secoue la tête avec un sourire amusé, comme si ce genre de remarque ne le touchait pas. Moi, je sens mon cœur battre à cent à l'heure.
Plus tard, après deux heures de "révisions" et beaucoup trop de bavardages, on décide d'aller faire un tour dehors. L'air est frais, le ciel s'assombrit déjà. On prend la direction du parc, puis sans réfléchir, on bifurque vers la cabane. Notre cabane.
À dix-sept ans, on y va encore. Ça peut sembler ridicule, mais pour nous, c'est un sanctuaire.
Noah et Émilie marchent un peu devant, en discutant de je ne sais quoi. Brady ralentit son pas pour marcher à côté de moi.
— Tu sais... t'as progressé en maths, me dit-il.
— Ah oui ? Ça m'étonne, je me trouve toujours nulle.
— T'es loin d'être nulle. Tu doutes trop, c'est tout.
Ses mots résonnent plus fort que je ne le voudrais. Je baisse la tête, un sourire idiot accroché à mes lèvres.
Quand on arrive à la cabane, Émilie s'installe directement sur la caisse, Noah sort un paquet de chips. La lampe de poche éclaire faiblement l'intérieur. L'ambiance est douce, presque intime.
À un moment, Brady s'assoit juste à côté de moi, si proche que son genou touche le mien. Je veux reculer, mais je n'ose pas. Alors je reste. Et je sens mon cœur s'emballer.
— Tu te rappelles quand on a construit ça ? je lui demande, pour briser le silence.
— Comment oublier ? Tu avais insisté pour qu'on mette une fenêtre "avec vue sur les étoiles".
— Et toi, tu t'es cogné la main avec le marteau.
— Tu m'as soigné avec des pansements Pokémon, dit-il en souriant.
On rit doucement, tous les deux. Noah et Émilie nous lancent un regard rapide, mais continuent leur discussion. C'est comme si, pour eux aussi, c'était normal.
Puis Brady baisse légèrement la voix.
— Tu sais... parfois je me dis que tout ça, nous quatre, ça tiendra pas toujours.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Parce qu'on grandit. Les gens changent.
Il me regarde intensément. Je déglutis. J'ai envie de lui dire moi, je veux pas que ça change avec toi. Mais les mots restent coincés.
Alors, au lieu de parler, je laisse faire un geste idiot : je pose ma main sur la sienne, juste une seconde. Comme un réflexe.
Il ne la retire pas. Au contraire, ses doigts se referment légèrement autour des miens. Ça ne dure que quelques instants, mais c'est suffisant pour me faire comprendre que je ne suis pas la seule à ressentir ce quelque chose qui nous dépasse.
Et pourtant, personne ne dit rien. Comme si ce silence fragile valait plus que mille aveux.
