#chapitre2️⃣
Pdv de Tristan
Lorsque Laurine entre dans la cuisine, ma mère et moi nous figeons sur place. Est-ce qu'elle nous a entendu parler d'elle et de sa famille ? Difficile à deviner étant donné que l'expression de son visage n'a pas changé depuis son arrivée. Elle reste totalement indifférente face à nous. Néanmoins, je sais qu'elle est triste. Mélancolique. Abattue.
Ma mère se reprend rapidement et lui sourit :
- Je n'ai pas osé te réveiller pour le déjeuner, je me suis dit que tu étais sans doute fatiguée à cause du trajet. Et puis, il n'est que treize heure trente alors c'est encore l'heure de déjeuner. Il y a de la salade composée, annonce-t-elle en ouvrant le réfrigérateur, et je t'ai gardé une assiette de risotto.
J'espère que tu aimes ça.
Son débit de parole est incroyablement rapide et je crains que Laurine n'ait pas tout saisi. Même moi qui suis habitué, j'ai parfois du mal.
Ma génitrice n'attend pas de réponse puisqu'elle sait qu'elle n'en aura pas. Elle sort donc le saladier qui était au frais et sert une assiette généreuse qu'elle pose sur la table. Elle s'empare ensuite de couverts et d'un verre qu'elle remplit d'eau. Elle est tellement stressée que ça me donnerait presque envie de rire si la situation s'y prêtait. Laurine la suit des yeux sans bouger jusqu'à ce qu'elle se stoppe enfin et l'invite à s'installer. Voyant qu'elle est toujours immobile au bout de quelques secondes, j'interviens, hésitant :
- Maman ?Les deux femmes me regardent désormais.
- Elle n'a peut-être pas faim.
Les yeux de ma mère s'agrandissent et elle s'excuse. Visiblement, elle n'avait pas pensé à ce petit détail.
- Oh oui, pardon. Je ne t'ai pas demandé et j'ai bêtement pensé que tu venais pour manger... Bon eh bien si tu as faim, c'est prêt, se rattrape-t-elle en bafouillant laborieusement. Et si tu n'as pas faim, je débarrasserai.
+
Notre invitée, qui me regarde toujours depuis ma prise de parole, tourne la tête vers ma mère avant de s'approcher de la table. Elle tire la chaise, s'y installe tout en déposant son ours en peluche sur ses genoux et s'empare de ses couverts. Je ne peux m'empêcher de sourire en pensant qu'elle s'est peut-être attablée pour ne pas culpabiliser vis-à-vis de l'enthousiasme de ma mère. Cette dernière sourit et paraît réellement heureuse.
- Je vais dans ma chambre, dis-je pour prévenir ma mère.
Elle hoche la tête et je disparais dans le couloir afin de les laisser seules toutes les deux. Curieux, je continue jusqu'à la porte ouverte au fond du couloir ; la chambre d'amis, qui était la chambre de ma sœur il y a quelques années.
Marina a quitté la maison il y a cinq ans et vient de temps en temps nous rendre visite. Trop peu souvent à mon goût, mais chaque fois qu'elle est disponible, elle vient nous dire bonjour et parfois même passer quelques jours avec nous. Je comprends toutefois que ce soit difficile pour elle qui est entrée dans l'armée à ses dix-huit ans. Elle a un petit-ami, vit très loin de chez nous, et lorsqu'elle part en mission pendant plusieurs mois ou plusieurs semaines, elle s'arrange toujours pour venir nous voir avant de partir et à son retour.
Parfois, elle ne le peut pas, mais elle fait tout pour.
Elle sait à quel point nous sommes inquiets, ma mère et moi, chaque fois qu'elle nous annonce être obligée de partir.
Je me souviens du jour où elle nous a dit qu'elle n'irait pas à la fac après l'obtention de son BAC et qu'elle souhaitait s'engager dans l'armée de Terre.
J'ai pleuré pendant des jours, allant même jusqu'à
refuser de dormir ailleurs qu'avec elle. Selon moi, elle m'abandonnait. J'étais terrifié à l'idée qu'elle meurt pendant une mission ou je ne sais quoi d'autre. Mon père venait de mourir l'année passée, je refusais qu'elle prenne le même chemin que lui.
Je refusais de perdre ma grande sœur et de la voir s'éloigner de moi. J'avais bien trop besoin d'elle.
J'ai très mal vécu la mort de mon père, alors celle de ma sœur m'angoissait terriblement, et c'est toujours le cas aujourd'hui. Ma mère aussi craint d'avoir un jour une horrible nouvelle, mais elle le montre moins, certainement pour ne pas me faire paniquer davantage. Malheureusement, tout peut arriver dans ce métier...
Je venais souvent dans cette chambre après son départ. Je dormais dans son lit et je venais même la journée parfois. Pour être seul. Réfléchir. Me rassurer tant bien que mal. Je passais des heures allongé dans son lit, le téléphone sur l'oreille afin de ne pas perdre contact avec elle. Chaque fois qu'elle le pouvait, elle m'appelait et je faisais durer cet appel autant que possible. Puis un jour, elle a eu sa première mission qui a duré plus de trois mois.
Trois mois d'angoisse et de torture insoutenable pour ma mère et moi. Cette période était terrible.
J'attendais chacun de ses appels avec impatience et aussi avec beaucoup d'appréhension. Je craignais d'entendre une affreuse nouvelle au lieu de la voix de ma sœur. Mon cœur battait la chamade à chaque sonnerie de mon téléphone mais se calmait instantanément quand la voix de Marina me parvenait.
Aujourd'hui, je me suis calmé. Je panique beaucoup moins chaque fois qu'elle nous annonce devoir partir, je lui téléphone moins souvent, mais je suis toujours heureux de la savoir chez elle et davantage encore lorsqu'elle nous rend visite.
Debout dans le couloir, je n'ose pas entrer dans cette chambre ; ce n'est plus celle de Marina alors je reste ici, sur le pas de la porte. La pièce est toujours la même, sauf qu'il y a maintenant six cartons posés au centre, à même le sol. Toute la vie de Laurine est contenue dans ces quelques cartons et ça me fait mal au cœur. Ça doit être tellement difficile de vivre de telles choses.
Même si elle est enfin arrivée à la maison, j'appréhende toujours la suite.
De retour dans ma chambre, je m'allonge sur mon lit et repense à la conversation que j'ai eu avec ma mère quelques semaines plus tôt. Elle avait l'air si anxieuse et angoissée à l'idée de me parler que je m'étais moi-même mis à paniquer. Davantage encore lorsqu'elle a mentionné le nom de son amie, Murielle.
Pour l'avoir vue quelques fois, je connais un peu cette femme et le fait de savoir qu'elle était assistante sociale n'augurait rien de bon. Mon appréhension avait été fondée puisque ma génitrice a annoncé que son amie avait une collègue qui recherchait activement une famille d'accueil susceptible de prendre en charge une jeune fille de dix-sept ans. A cet instant, j'ai très vite compris ce qui allait se passer et un long soupir de lassitude m'avait échappé.
L'année dernière, nous avions accueilli un mec d'un an de moins que moi et ça s'était très mal passé. Il avait menacé ma mère alors je l'avais dégagé dans la seconde. Je me fichais totalement qu'il soit à la rue ou qu'il retourne vers son drogué de père tant qu'il se tenait loin de ma mère et qu'il ne levait pas la main sur elle. Personne ne touche à ma mère, certainement pas un gamin que l'on tente d'aider et qui est très peu reconnaissant. Qu'il ait des problèmes familiaux ne justifie en rien son agressivité envers nous. Ma mère ne lui avait rien fait mais il s'en est tout de même pris à elle.
Je me souviens parfaitement de ce jour : je venais de me réveiller et j'avais entendu du bruit provenant de quelque part dans la maison. Je m'étais alors levé et j'avais découvert avec horreur que cette ordure tenait ma mère par le col de son tee-shirt, la plaquant contre le mur de la cuisine. Je ne suis pas quelqu'un de violent, sauf quand on touche à ma famille. Je n'avais jusqu'alors, jamais frappé personne, mais ce jour-là a tout changé. Je lui ai brisé le nez - détruisant les phalanges de ma main droite au passage - et l'ai jeté dans la pièce qui lui servait de chambre. Dans l'heure qui a suivi, nous avons appelé son assistante sociale qui est venue le chercher très rapidement afin de l'emmener aux urgences.
Depuis son départ, ma mère n'a plus jamais souhaité accueillir d'autres adolescents. Jusqu'à ce que cette jeune fille soit mentionnée au cours d'une conversation téléphonique.
Le jour où ma mère m'en a parlé, j'ai voulu refuser sans attendre d'autres informations supplémentaires, mais la voir si troublée et touchée par cette adolescente m'a fait changer d'avis.
J'ai donc décidé d'écouter son histoire. Le regard de ma mère s'était immédiatement teint d'une effroyable tristesse lorsqu'elle a commencé en m'annonçant que la jeune fille avait été retrouvée chez elle par des policiers, entourée des corps sans vie de ses parents, de sa petite sœur et de son grand frère, baignant tous dans des marres de sang.
Mon rythme cardiaque s'était accéléré instantanément ; je ne m'attendais pas du tout à quelque chose de si terrible. Et la suite avait été d'autant plus douloureuse puisque j'ai appris que les policiers l'avaient trouvée assise au sol portant un bébé inconscient. Son autre petite sœur. Elle la berçait comme pour la rassurer, à seulement quelques mètres de sa famille, entièrement décimée.
Laurine aussi était couverte de sang et comme elle refusait de parler, les policiers ont seulement fait la déduction qu'elle avait assisté à ce massacre. En deux semaines, elle n'avait pas ouvert la bouche une seule fois. Elle ne parlait pas, ne réagissait à rien ni personne et ne bougeait pas de la journée, restant allongée dans son lit d'hôpital. Les seules moments ou des sons parvenaient à franchir la barrière de ses lèvres étaient lors de ses cauchemars. Chaque jour et chaque nuit, elle s'éveillait en hurlant et aucun individu du personnel médical ne pouvait la toucher ou même l'approcher.
La seule idée d'y repenser aujourd'hui provoque en moi les mêmes frissons de terreur que j avais ressenti quelques semaines auparavant. Je ferme les yeux un instant afin de m'imaginer à sa place mais c'est impossible. Penser à ma mère et à ma sœur baignant dans leur sang au milieu du salon me donne la nausée. Elles sont toutes ma vie. Je ne parviens pas à envisager une telle scène se déroulant sous mes yeux, malgré le fait que j'ai déjà vu mon père mourir devant moi lorsque j'avais onze ans. Mais ce scénario n'a absolument rien à voir avec ce que vit cette fille. Il y a une énorme différence entre assister à une crise cardiaque et être témoin du meurtre de toutes sa famille, j'en suis pleinement conscient.
Suite aux explications de ma mère, je n'avais pas eu besoin de réfléchir plus de deux minutes avant d'accepter d'accueillir Laurine sous notre toit. Nous savions que ce serait difficile, mais je ne pouvais pas refuser. Cette fille a tout perdu, et j'ai vu en seulement quelques minutes qu'elle était complètement déboussolée. Elle est traumatisée par le spectacle qui s'est déroulé sous ses yeux il y a deux mois.
Depuis que j'ai accepté, ma mère ne fait que de me remercier. Je sais que ça lui tient beaucoup à cœur de s'occuper de cette fille mais j'ai été obligé de réfréner son enthousiasme plus d'une fois. Peut-on vraiment la sauver ? Lui rendre le sourire qu'elle a perdu comme le souhaite ma mère ? Cela risque d'être bien plus compliqué que ce que nous imaginons tous les deux. Réparer un cœur brisé pourrait être possible, mais celui-ci, je l'ignore. J'ai promis à ma mère que je ferai tout pour l'aider au mieux et je compte bien tenir cette promesse. Je ne la laisserai pas seule dans cette épreuve et je la soutiendrai toujours, à une condition seulement : il ne faut pas que Laurine s'en prenne à ma mère, d'une quelconque façon. Je ne frapperai jamais une femme mais je défendrai ma mère envers et contre tout. Même contre une jeune fille meurtrie et brisée s'il le faut.
Maintenant que je l'ai vue, je me dis avec certitude qu'elle ne sera violente ni envers moi, ni envers ma mère. Elle n'a plus la force de se battre pour elle-même alors pourquoi se battre contre les autres ?
A suivre…
