Chapitre 5 : Le Banquet et le Frisson du Destin
Elara
Le jour du banquet arriva enfin. La salle du trône était décorée de tentures d’or et de pourpre, la lumière des chandeliers jetant des ombres dansantes sur les murs de pierre. Des musiciens jouaient des airs sombres et majestueux, tandis que les invités se pressaient autour des tables, vêtus de robes splendides et de costumes riches. Le royaume de Valdoria était, pour une soirée, un lieu de célébration, bien que la tension dans l’air fût palpable. La cour était toujours un lieu d’intrigue et de politique, et ce soir ne ferait pas exception.
Je circulais parmi les invités, vêtue de ma simple robe de travail, portant des plateaux de nourriture et de vin. Les nobles, bien qu’ils me considéraient comme invisible, m'observaient parfois du coin de l'œil, murmurant à propos de la tâche particulière qui m’avait été confiée. Il n’était pas courant qu’un domestique soit appelé à jouer un rôle aussi important, et encore moins pour une robe destinée à un événement royal. Je m’efforçais de rester discrète, de me fondre dans la foule, tout en gardant à l’esprit l’importance de ma mission.
Le roi Aldric, comme toujours, se tenait au centre de l’attention. Son trône, placé sur une estrade élevée, dominait la grande salle. Il était vêtu d’une tunique noire et d’une cape rouge, symbole de sa puissance et de son autorité. Son regard perça la salle, froid et impénétrable, mais son visage était marqué par une fatigue que personne n’avait l’habitude de voir.
Le banquet se poursuivit dans une ambiance de grande cérémonie, mais il y avait un léger frémissement dans l’air. Alors que la soirée avançait, je me trouvais à une table discrète, observant les invités et les interactions entre les différents seigneurs du royaume. Pourtant, mon regard se tournait inlassablement vers le roi. Il semblait plus pensif que d’habitude, moins souverain, presque… humain. Il buvait lentement son vin, les yeux rivés sur un point invisible dans la salle.
Je me demandais brièvement si ce changement était dû à la situation du royaume, ou si quelque chose d’autre, de plus intime, affectait le roi. Peut-être ressentait-il lui aussi cette solitude écrasante, cette absence qui pesait sur ses épaules depuis des années. J’en étais presque certaine. Mais je ne pouvais me permettre de m’attarder sur ces pensées. Je n'étais qu’une servante, et il était un roi. Nos mondes n'étaient pas faits pour se mélanger.
Soudain, un serviteur vint m'indiquer que le roi souhaitait me parler. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. C'était la première fois qu'il me convoquait en dehors de mes tâches normales. La robe que j’avais confectionnée était désormais présentée sur l’estrade, mais le regard du roi ne s’était pas encore arrêté sur elle. Il était encore plongé dans une conversation avec un noble venu des terres du nord.
Je m’avançai lentement, les mains tremblantes. Je m'inclinai légèrement devant lui, et pour la première fois, il me regarda directement dans les yeux. Pour un instant, il sembla hésiter, comme s’il ne savait pas comment aborder cette rencontre. Puis il parla d’une voix plus douce, moins autoritaire.
"Elara," dit-il, son regard me scrutant avec une intensité inhabituelle. "Venez ici."
Je m'approchai, les yeux baissés, et m’arrêtai à quelques pas de lui, attendant qu’il poursuive.
"Je vois que vous avez fait un travail remarquable. La robe, je veux dire." Il marqua une pause. "Elle est belle. Peut-être même plus belle que ce que j’avais imaginé."
Un frisson me parcourut, et une chaleur envahit mon visage, bien que j’eusse essayé de rester calme. "Je suis honorée que cela vous plaise, Sire."
Il me regarda longuement, comme s’il cherchait à découvrir quelque chose en moi. "Vous êtes différente des autres. Vous ne me regardez pas comme les autres." Il y eut un silence lourd entre nous, presque palpable. "La plupart des gens à la cour ont peur de moi, vous savez. Mais vous… vous ne semblez pas avoir peur."
Je fus surprise par cette remarque. Je me pinçai les lèvres avant de répondre : "Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de craindre un homme tant qu’il ne nous fait rien. Vous êtes un roi, Sire, et j’ai appris à respecter les lois de ce royaume."
Aldric me scruta un moment, son regard perçant semblant sonder mon âme. Puis, lentement, un léger sourire se dessina sur ses lèvres. "Les lois du royaume…", murmura-t-il, comme s’il réfléchissait à ses propres mots. "Oui, bien sûr. Les lois."
Il se tourna légèrement, comme s’il voulait échapper à un fardeau invisible, puis revint vers moi. "Elara, il y a des choses… des choses que je n’ai jamais partagées avec personne. Mais parfois, la solitude est un fardeau trop lourd à porter. Et ce soir, ce fardeau me semble plus lourd que jamais."
Je sentis mon cœur se serrer. Il y avait une vulnérabilité dans ses paroles qui me toucha profondément. Le roi n’était plus l’homme impitoyable qu’il semblait être aux yeux de tous. Il était… humain, finalement. Un homme qui portait son passé comme un fardeau, un homme qui avait souffert et qui se battait contre ses propres démons.
Avant que je ne puisse répondre, un bruit soudain interrompit la conversation. Le duc d'Andros s’approcha, son visage marqué par un sourire politique. Il salua le roi et fit un commentaire sur l’événement. Le moment de connexion entre Aldric et moi se brisa instantanément.
"Je vous laisse," dit Aldric, avec une expression de lassitude. "Merci encore pour votre travail, Elara. Vous pouvez vous retirer."
Je m’inclinai respectueusement, mon esprit en ébullition. Je n’arrivais pas à croire ce qui venait de se passer. J’avais eu un aperçu de l'homme derrière le masque royal, un homme qui, pour la première fois, semblait m’avoir vue non pas comme une servante, mais comme une personne.
Je m’éloignai, mais mon cœur était empli d’une étrange mélancolie. Je savais que ce qui venait de se passer n’était qu’un petit moment dans le grand tableau du royaume. Mais ce simple échange laissait entrevoir une possibilité que je n’aurais jamais imaginée : le roi Aldric n’était pas simplement un tyran sans cœur, mais un homme capable de ressentir la douleur, la solitude… et peut-être même le désir.
Ce banquet, en apparence une simple célébration, était devenu le point de départ d’un chemin que je n’aurais jamais cru emprunter. Un chemin semé de doutes, de secrets et de possibilités.
