Chapitre 6
Il prit une profonde inspiration avant d’avancer vers la porte d’entrée. L’odeur familière du bois vieilli et du savon maison envahit ses narines dès qu’il franchit le seuil de la maison. Madeleine, qui préparait le dîner dans la cuisine, se tourna en entendant le bruit de la porte. Son regard s’éclaira dès qu’elle aperçut Viel.
« Oh, mon fils ! » dit-elle en souriant, ses bras s’ouvrant pour l’accueillir. « Ça fait tellement plaisir de te voir ! »
Viel se força à sourire, mais il sentit un léger poids dans sa poitrine. Sa mère, qui n’avait jamais vraiment abordé de front son mal-être, continuait de lui accorder cette bienveillance presque trop aveugle. Il s’approcha d’elle et la prit dans ses bras, sentant la chaleur de son corps. C’était toujours un refuge, bien que ces derniers temps, il se sentait de plus en plus étranger à ce monde qu’il avait pourtant connu toute sa vie.
« Salut, maman, » dit-il d’une voix douce. « Comment ça va ? »
« Bien, bien, » répondit-elle en souriant. « Mais viens d’abord t’installer, le dîner est presque prêt. J’ai fait ton plat préféré, tu te souviens ? » Elle lui adressa un clin d’œil, comme pour ajouter une touche de complicité à sa question.
Viel se contenta de hocher la tête, tout en évitant de croiser son regard trop longtemps. Il savait que, tout comme elle, il vivait sous une sorte de voile de non-dit. Il n’avait jamais vraiment su comment aborder le sujet de sa condition avec elle, ou avec son père, d’ailleurs. Ils s’étaient contentés de le protéger, de le laisser grandir en l’entourant d’amour et de silence. Mais ce silence pesait sur lui, chaque jour un peu plus lourd.
Il s’assit finalement à la table, où les enfants étaient déjà en train de s’installer, avec des sourires étincelants. Ils parlaient sans cesse, partageant les derniers potins de l’école et racontant des histoires drôles. Mais malgré cette joie évidente, Viel sentait la fissure dans son propre cœur se creuser. Le masque qu’il portait n’était pas encore tombé, mais il savait que chaque seconde le rapprochait un peu plus de l’inévitable : un face-à-face avec sa propre réalité.
Après le dîner, la soirée se poursuivit dans une ambiance calme et familière. Les enfants jouaient encore dans le jardin, et Madeleine avait terminé de ranger la cuisine. Viel, quant à lui, se sentait lourd de pensées, comme un poids constant sur ses épaules. Il savait que, même si la soirée se passait sans heurts, il y avait des choses qu’il ne pouvait plus ignorer. C’était maintenant ou jamais.
Il se leva lentement de la table, prétextant une envie de discuter avec son père. Il se dirigea vers la chambre de ce dernier, la porte était entrouverte, et il entendit les murmures familiers de la télévision en fond sonore. Il hésita une seconde avant de pousser la porte.
Son père, Jean, était allongé sur le lit, les mains derrière la tête, regardant un programme de sport. Il tourna son regard vers son fils lorsqu’il l’entendit entrer.
« Viel, mon garçon, » dit-il d’un ton calme, mais chaleureux. « Viens t’asseoir, on dirait que tu as quelque chose en tête. »
Viel entra, se posa sur une chaise près du lit et croisa les bras. Son père, sans lâcher la télé, commença à parler d’une voix posée.
« Tu sais, je t’ai vu grandir… et je me demande si tu es heureux. Tu n’as toujours pas trouvé de copine, hein ? C’est pas que je sois pressé, mais… je m’inquiète un peu pour toi. »
Ces mots, banals en apparence, eurent un effet dévastateur sur Viel. Son estomac se serra instantanément. Il ferma les yeux quelques secondes, comme pour trouver un peu de calme, mais tout en lui était en éruption.
« Tu veux vraiment savoir ? » dit-il soudain, d’une voix qui tremblait d’émotion. Il se leva brusquement de la chaise, les poings serrés. « Tu veux vraiment savoir pourquoi je n’ai pas de copine ? Parce qu’avec ce corps maudit, je suis incapable de me tenir comme un homme normal ! »
Son cri résonna dans la chambre, éclatant dans l’air avec une violence qu’il n’avait pas anticipée. Le souffle court, il se tourna vers son père, les yeux écarquillés d’une douleur qu’il ne pouvait plus contenir.
« Je suis un monstre, papa ! Un putain de monstre ! » Il se tenait la tête dans les mains, le cœur battant à tout rompre. « Tu as vu ce que je suis ? » Il pointa son torse. « Tu sais ce qui se cache là-dessous, hein ? Et tu as fait quoi ? RIEN ! »
Jean se redressa brusquement sur son lit, choqué par la violence des paroles de son fils. Il n’avait jamais vu Viel dans cet état. Il y eut un moment de silence, où les deux hommes s’observèrent. Le père, perdu, ne savait pas comment réagir. Mais avant qu’il ne puisse ouvrir la bouche, Viel explosa à nouveau.
« Pourquoi vous ne m’avez pas fait opérer à ma naissance ? Pourquoi vous m’avez laissé vivre avec ce secret, cette malédiction qui me ronge ? Pourquoi vous m’avez permis de grandir comme ça ? Pourquoi ?! »
Ses mots fusaient comme des flèches acérées. Le visage de Viel était déformé par la rage et la tristesse, et sa voix tremblait de toute la souffrance qu’il avait retenue pendant des années. Ses poings étaient fermés, et il les frappait contre ses jambes avec désespoir.
À l’extérieur, Madeleine entendit les éclats de voix. Paniquée, elle se leva précipitamment, courant vers la chambre de son mari. Elle poussa la porte et aperçut son fils, effondré sur le sol, les larmes coulant à flots sur ses joues. Jean était là, debout, immobile, comme pétrifié.
« Viel… » murmura Madeleine, son visage pâle, inquiet. Elle se précipita vers lui et le prit dans ses bras. « Mon fils, calme-toi, s’il te plaît. »
Mais cela ne fit qu’aggraver la situation. Viel la repoussa violemment, en reniflant avec force.
«Que je me Calme ? » répéta-t-il, sa voix brisée. « Comment veux-tu que je me calme après tout ce que vous m’avez fait vivre ? Après toutes ces années à me cacher, à me mentir à moi-même… Comment veux-tu que je me calme, maman ? »
Il se leva brusquement, le regard hanté. Madeleine tenta de l’attraper à nouveau, mais il la repoussa, les larmes toujours coulant.
« J’ai le droit de savoir pourquoi ! Pourquoi vous m’avez laissé vivre comme ça ! » Il essuya rageusement ses yeux, mais la douleur était trop grande.
Jean, toujours sous le choc, tenta d’intervenir. « Viel, écoute, je comprends que tu sois en colère… mais ce n’est pas facile, tu sais. Ce n’est pas facile pour nous non plus. »
Viel éclata de rire, un rire sans joie, un rire amer. « Ce n’est pas facile pour vous ? Mais vous n’avez jamais vécu ce que je vis ! Vous n’avez jamais ressenti cette honte au fond de vous, cette douleur qui vous ronge à chaque seconde. Vous n’avez jamais eu à faire face à votre propre corps, à un reflet que vous détestez. Alors ne venez pas me dire que ce n’est pas facile pour vous aussi ! »
