Chapitre 4
En rentrant chez lui ce soir-là, Viel se sentait un peu vidé. La journée avait été longue, et bien qu’il fût satisfait du projet qu’il avait présenté, il n’arrivait pas à se débarrasser du poids qui pesait sur lui. Alors qu’il fermait la porte de son appartement et déposait son sac, son téléphone vibra dans sa poche. Il sortit l’appareil et vit le nom de sa mère s’afficher sur l’écran. Un soupir échappa à ses lèvres.
Il n’était pas étonné de recevoir un appel de sa mère. Celle-ci avait toujours été présente dans sa vie, même si la distance entre eux s’était accrue au fil des années. Elle vivait dans une ville un peu plus éloignée, avec son mari, et les visites devenaient de plus en plus rares. Les conversations téléphoniques, elles, étaient plutôt fréquentes. Mais ce soir-là, il sentait que quelque chose n’allait pas. Il répondit au téléphone, tentant de dissimuler sa fatigue dans sa voix.
— Allô, maman ?
La voix de sa mère, tremblante, se fit entendre de l’autre côté du fil.
— Viel, mon fils… je suis désolée de t’embêter, mais il n’y a plus rien à manger à la maison. On a vidé tout ce qu’on avait. Je ne sais pas comment on va faire pour le reste de la semaine.
Viel sentit son cœur se serrer. C’était assez courant qu’elle l’appelle pour ce genre de choses, mais ce soir-là, il ne pouvait pas ignorer cette demande. Il savait que sa mère n’osait pas trop lui demander d’aide financière, et que les circonstances ne s’amélioraient pas avec le temps. Son père était malade, et les revenus de la maison étaient de plus en plus incertains. Viel avait toujours essayé de les soutenir autant qu’il le pouvait, même si son salaire d’étudiant ne lui permettait pas d’être aussi généreux qu’il le souhaitait.
— Je vais t’envoyer un peu d’argent tout de suite, maman, lui répondit-il, son ton se faisant plus ferme. Et… je passerai vous voir ce week-end, d’accord ? Il faut que je m’organise un peu, mais j’arriverai.
Il entendit un léger souffle de soulagement dans la voix de sa mère.
— Oh, mon fils, tu es un ange. Merci… merci infiniment. C’est vraiment gentil de ta part.
Viel détourna le regard, son regard se posant un instant sur l’appartement modeste qui l’entourait. Il était difficile de tout concilier, entre ses études, son stage, et les demandes de sa famille. Mais il n’y avait pas vraiment de choix. Après tout, c’était la famille. Il n’aurait jamais pu les laisser dans le besoin.
— Ne t’en fais pas, maman. Je vais m’occuper de ça tout de suite, répondit-il. Et je viendrai vous voir, comme promis.
Ils échangèrent quelques mots supplémentaires avant de raccrocher. Viel se laissa tomber sur le canapé, fixant l’écran de son téléphone quelques instants. Il n’avait pas le luxe de ne pas y penser. Il savait qu’il devrait jongler entre ses responsabilités professionnelles et personnelles, et même s’il se sentait épuisé, il n’avait pas l’intention de laisser sa famille se débrouiller seule.
Il prit une grande inspiration avant de sortir son portefeuille et de procéder à un virement bancaire. L’argent qu’il enverrait ne résoudrait pas tous leurs problèmes, mais au moins cela pourrait leur permettre de tenir un peu plus longtemps. Il envoya la somme qu’il pouvait se permettre sans compromettre ses propres finances, et se promit de trouver une manière d’aider davantage, même si cela signifiait travailler plus dur.
Le geste accompli, Viel se leva et alla dans la cuisine. Il ouvrit les placards vides de son appartement. Lui aussi se retrouvait souvent à gérer des fins de mois difficiles, et ce soir-là, les placards vides lui semblaient étrangement familiers. Il n’y avait rien à manger, à part quelques restes dans le réfrigérateur, des boîtes de conserve qu’il n’osait pas ouvrir. Il se contenta d’une tasse de thé avant de retourner dans le salon. Il avait besoin de se détendre un peu, de mettre de l’ordre dans ses pensées.
Il savait qu’il devrait bientôt se rendre à la banque pour discuter de l’avenir avec ses responsables. Ce stage touchait à sa fin, et il avait encore beaucoup de questions sans réponse. Mais, en attendant, il se concentrait sur ce qui était le plus important pour lui en ce moment : sa famille. Il avait promis de les voir ce week-end. Et cette promesse, il comptait bien la tenir. Il s’allongea sur le canapé, les yeux fermés, essayant de trouver un peu de paix intérieure avant le chaos qui l’attendait.
Les heures passèrent lentement, et Viel se laissa emporter par le silence, sachant qu’il avait encore beaucoup de choses à accomplir avant de pouvoir respirer. Mais pour l’instant, il savait qu’il faisait ce qu’il fallait.
Alors qu’il était allongé sur le canapé, l’esprit de Viel commença à vagabonder, dérivant dans des pensées sombres et inévitables. Le silence autour de lui semblait amplifié par le tourbillon de ses pensées. Il ferma les yeux un instant, cherchant à apaiser la lourdeur qui pesait sur son cœur. Mais, comme toujours, ses réflexions le ramenèrent à ce qui le tourmentait depuis des années : sa condition, sa malédiction silencieuse.
Il se demanda, comme il le faisait souvent dans les moments de solitude, pourquoi ses parents ne l’avaient pas fait opérer à la naissance. Pourquoi n’avaient-ils pas pris la décision d’enlever la partie de lui qui le condamnait à vivre ainsi, entre deux mondes, sans jamais appartenir à l’un ou à l’autre ? Pourquoi avaient-ils permis qu’il grandisse ainsi, avec ce corps qui ne correspondait à aucune norme, à aucune attente ? Il se souvenait de la première fois où il avait compris qu’il n’était pas comme les autres enfants, que quelque chose n’allait pas. Il avait essayé de poser des questions à sa mère, enfant, mais les réponses qu’elle lui donnait étaient toujours vagues, comme si elle aussi avait peur de ce qu’il était.
« Pourquoi, maman ? » murmurait-il en se tournant dans le canapé, comme si cette question pouvait trouver une réponse dans l’air silencieux autour de lui. Pourquoi ne l’avaient-ils pas aidé à être « normal » comme les autres ? Pourquoi l’avaient-ils laissé vivre avec cette honte qui l’accompagnait à chaque instant de sa vie ?
La vérité était qu’il se sentait prisonnier de son propre corps. Tout ce qu’il voyait dans le miroir lui rappelait sa différence. Ce mélange de traits masculins et féminins, cette poitrine légère, ses hanches trop larges pour correspondre à l’image d’un homme « viril », et ce petit pénis qui ne correspondait pas à l’idée qu’il se faisait de la masculinité. À chaque regard dans le miroir, il se sentait plus seul. Plus éloigné de tout ce qu’il aurait voulu être. Plus éloigné de la vie qu’il aurait souhaitée.
L’opération, l’idée de pouvoir tout effacer, tout remettre en ordre pour se fondre dans la norme… Cela aurait été tellement plus simple. Mais ses parents avaient choisi de ne pas le faire, de ne pas lui offrir cette possibilité. Il avait toujours cru que c’était à cause de la peur. Peur qu’il souffre, peur de ce que cette intervention aurait pu signifier pour lui. Mais à quoi servait la peur, maintenant ? Pourquoi l’avaient-ils laissé se débrouiller avec une identité partagée, une condition qu’il n’avait pas choisie et qu’il n’avait jamais comprise ?
