Chapitre 3
La matinée passa à une vitesse vertigineuse. Viel était concentré, son esprit absorbé par le projet qu’il devait présenter à la réunion de l’après-midi. Chaque chiffre, chaque détail de son travail, il les avait méticuleusement révisés. C’était dans ces moments-là qu’il se sentait vraiment compétent, hors de toute comparaison. Mais il savait aussi qu’à l’issue de cette présentation, il devrait revenir à sa réalité, à la froideur de son quotidien. Le regard des autres, l’intimité qu’il s’efforçait de maintenir à distance.
Alors que l’heure de la réunion approchait, Viel se leva de son bureau et attrapa son dossier. Hubert, déjà prêt, se tourna vers lui, un sourire confiant sur les lèvres.
« T’es prêt ? » lui demanda-t-il, d’un ton léger, mais avec cette pointe de curiosité dans les yeux.
Viel hocha la tête, un sourire fin apparaissant sur son visage. Il n’était pas vraiment sûr d’être prêt. Mais il n’avait pas le choix. Il devait l’être. C’était un moment important pour lui, et il ne voulait pas décevoir. Pas cette fois.
« Oui, on y va, » répondit-il d’une voix calme.
Ils se dirigèrent tous les deux vers la salle de réunion. Le grand couloir de la banque, avec ses murs froids et ses lumières blanches, semblait presque irréel dans son silence. Les autres membres de l’équipe étaient déjà installés autour de la grande table ronde. Marc, son supérieur, était assis à la tête de la table, les mains jointes, prêt à écouter. Les autres collaborateurs attendaient, visiblement impatients, mais l’atmosphère était détendue. Viel s’assit à une place vide, son cœur battant légèrement plus fort.
Le projecteur s’alluma, projetant les premières diapositives du projet qu’il avait préparé. Il se leva, se tenant droit, et commença à expliquer.
Les premiers mots sortirent facilement. Il avait répété le contenu de sa présentation plusieurs fois la veille, tout était dans sa tête. Son ton était assuré, ses gestes mesurés. Peu à peu, il se sentait à l’aise, maîtrisant tle sujet de bout en bout. Il parlait de l’analyse de marché, des projections financières, des investissements nécessaires pour le développement du projet. Il détaillait chaque point avec précision, répondant à quelques questions ponctuelles qui surgissaient, et tout semblait bien se passer.
Lorsque Viel aborda la partie la plus complexe du projet, qui portait sur les risques potentiels et la manière de les gérer, il prit une inspiration et s’assura de capter l’attention de tout le monde. Il savait que c’était le point crucial, celui qui pourrait faire ou défaire la présentation. Il s’appuya sur ses notes et montra les graphiques qui illustrent les prévisions, expliquant méthodiquement chaque élément. Le temps semblait se suspendre autour de lui, mais sa voix restait fluide, calme. Il n’y avait plus de doute, plus d’hésitation. Il était en plein contrôle de la situation.
Au fur et à mesure que la présentation avançait, il sentait la confiance revenir en lui, la sensation d’être, enfin, utile. Le monde extérieur se dissipait et n’existait plus que lui, son travail, ses graphiques, ses projections. C’était tout ce qu’il pouvait donner.
Enfin, après une dernière question de Marc, Viel conclut sa présentation. Il se rassit avec un léger soupir de soulagement, ses mains légèrement moites, mais son esprit toujours concentré. Le silence se fit, un silence lourd d’attente.
Marc, son chef de service, prit la parole le premier.
« Très bien, Viel, c’est un excellent travail, » dit-il en souriant, visiblement satisfait. « C’est précis, complet et bien présenté. Je n’ai rien à ajouter, à part que nous allons suivre tes recommandations. »
Viel n’eut pas le temps de répondre. Avant même qu’il ne puisse articuler un mot, un autre membre de l’équipe s’exclama.
« Vraiment impressionnant, Viel ! Tu as bien maîtrisé la présentation, c’est clair et net. Félicitations ! »
Les autres collaborateurs acquiescèrent, souriant et échangeant des regards admiratifs. Viel sentit son cœur se gonfler, un étrange sentiment d’accomplissement le traversa. C’était rare qu’il ait de telles réactions positives. À chaque fois qu’il s’était tenu devant un groupe, que ce soit dans ses années d’études ou au travail, il avait toujours eu peur du jugement. Mais aujourd’hui, il n’avait pas été jugé. Il avait été applaudi, respecté. Et, pour une fois, il ressentait qu’il faisait partie de quelque chose.
Il leva les yeux et croisa le regard d’Hubert, qui lui souriait avec un air complice. Cela lui fit du bien. Hubert n’avait jamais jugé Viel pour ce qu’il était. Il l’avait toujours accepté comme il était, et cela, Viel l’appréciait plus que tout.
Marc posa un dernier regard sur la salle et déclara :
« Voilà, l’équipe est d’accord. Nous allons avancer sur ce projet. Viel, tu as bien fait ton travail, nous allons pouvoir nous concentrer sur la mise en œuvre maintenant. »
Le reste de l’équipe applaudit à nouveau. Viel sentit ses joues s’empourprer légèrement, mais il n’avait pas l’habitude de recevoir des éloges. Il était toujours celui qui se cachait derrière son travail, celui qui n’attendait rien de personne. Mais cette fois, il se sentit fier. Fier de ce qu’il avait accompli. Fier d’avoir, peut-être, enfin trouvé sa place dans ce monde qu’il redoutait tant.
La réunion se termina quelques minutes plus tard, mais Viel n’avait pas encore pleinement conscience de ce qu’il venait de réaliser. Il se leva en silence, glissant son dossier sous son bras, et sortit de la salle, Hubert sur ses talons. Mais quelque chose avait changé en lui, même si, au fond, il savait que cette victoire, cette petite victoire, n’effacerait jamais totalement le poids de son secret.
Le travail était son seul domaine de paix, mais il lui rappelait aussi l’écart cruel entre ce qu’il vivait et ce qu’il aurait pu être. Et pour l’instant, cela suffisait.
Viel et Hubert se dirigèrent vers le restaurant à proximité, un endroit tranquille qu’ils fréquentaient souvent pour leurs déjeuners. Le soleil de midi réchauffait l’air, et la ville semblait vibrer au rythme de la journée. Viel se sentit un instant détendu, loin des pressions du travail. Il était rare qu’il prenne le temps de souffler, mais aujourd’hui, il se laissait porter par le moment.
« Alors, t’as prévu quelque chose pour les vacances ? » demanda Hubert en prenant place à une table près de la fenêtre. Son regard s’éclaira d’enthousiasme à l’idée des quelques jours de congé à venir.
Viel haussait légèrement les épaules en signe de réflexion. Il n’était pas du genre à s’encombrer de projets, et encore moins lorsqu’il savait que ses vacances se limiteraient probablement à de longues journées passées chez lui, seul avec ses pensées.
« Non, pas vraiment, » répondit-il, un peu distrait. « Je vais probablement rester à la maison, profiter de quelques jours de tranquillité. » Il y avait une certaine vérité dans ses mots, même si ce n’était pas exactement ce qu’il aurait souhaité.
Hubert hocha la tête, jetant un coup d’œil au menu avant de relever les yeux vers Viel. « Eh bien, ça peut faire du bien, tu sais. Un peu de repos. Mais bon, vu que ton stage touche à sa fin, peut-être que tu devrais envisager un peu plus de… décompression. »
Là, une petite étincelle d’inquiétude brilla dans les yeux de Viel. « La fin de mon stage… » Il avait complètement oublié ce détail. Sa dernière mission à la banque, son projet pour la réunion, tout cela l’avait tellement absorbé qu’il avait perdu de vue la durée de son contrat.
« Tu ne pensais pas que ça allait durer éternellement, si ? » continua Hubert, amusé. « Je me demande ce que tu vas faire ensuite. T’as une idée ? »
Viel baissa les yeux, se sentant soudainement plus petit. Il n’avait pas vraiment envisagé l’après. Ce n’était pas qu’il ne voulait pas y penser, mais il préférait éviter. Il n’avait pas de plan concret, pas de stratégie de carrière bien définie. Il se concentrait sur l’instant, sur ce qu’il pouvait contrôler : son travail. Mais le reste, la vie après le stage, le lendemain, le futur… tout cela l’effrayait.
« Je suppose que je… » Il marqua une pause, cherchant les mots. « Je n’ai pas encore réfléchi à ce que je ferais. Peut-être que la banque me proposera un poste permanent ? »
Hubert sourit en voyant l’hésitation dans les yeux de Viel. « Tu es trop modeste, Viel. Avec ce que tu viens de faire, je ne doute pas qu’ils t’offriront quelque chose. Mais tu devrais te préparer aussi à d’autres opportunités. T’as des compétences, et tu ne devrais pas t’en contenter. Ce n’est pas un secret que la banque, comme toutes les autres entreprises, aime les jeunes qui savent s’impliquer. »
Viel hocha la tête sans grande conviction. Il savait que Hubert disait la vérité, mais au fond, une petite voix en lui lui soufflait que ce n’était peut-être pas aussi simple. Ses problèmes personnels, son secret, son angoisse par rapport à son apparence, tout ça risquait de devenir un obstacle de plus.
Ils commandèrent leurs plats et continuèrent à parler des vacances d’Hubert, des projets de son collègue. Viel écoutait distraitement, se sentant presque comme un spectateur de la vie des autres. Il n’arrivait pas à se projeter comme les autres, à envisager une carrière, une vie sociale normale. Tout semblait si compliqué, si lointain. Le simple fait de penser à la fin de son stage le mettait mal à l’aise. Et pourtant, il devait bien se rendre à l’évidence : la fin de cette étape marquerait un tournant dans sa vie.
Lorsque le repas toucha à sa fin, Hubert lui donna une dernière remarque avant de quitter la table.
« Ne t’inquiète pas trop, Viel. Les choses vont se faire. T’as le temps. Et si jamais tu veux en parler, je suis là. »
Viel leva les yeux, et pour la première fois de la journée, il sentit une bouffée de reconnaissance. Hubert n’était pas juste un collègue. C’était, d’une certaine manière, un ami. Et même si la conversation avait été brève, cette simple pensée de soutien, de considération, fit du bien à Viel. Après tout, il n’avait pas beaucoup de gens sur qui compter.
Mais tout cela n’effaçait pas son angoisse sous-jacente. La fin de son stage était inéluctable, et il n’était pas sûr d’être prêt pour ce qui viendrait après. Les heures passèrent, et bien qu’il essaie de se concentrer sur son travail, une question persistait dans son esprit : Et après ?
À la fin de la journée, alors que Viel refermait son ordinateur, il se sentait à la fois soulagé et préoccupé. Il avait réussi à présenter le projet, mais ce n’était pas tout. Il avait aussi fait un pas de plus dans la réalité de sa vie, une vie qu’il n’arrivait toujours pas à appréhender comme il le souhaitait.
Se retrouver face à ses incertitudes, au futur, à ses propres attentes, n’était pas facile. Mais il savait qu’il ne pouvait pas se laisser submerger par la peur. Il devait avancer, quoi qu’il en coûte. Mais cette fois, peut-être, il n’aurait plus à le faire seul.
