Chapitre 2
La nuit s’était installée depuis un moment, enveloppant la ville d’un calme profond, presque oppressant. Viel avait passé le reste de sa soirée à se noyer dans ses pensées, une routine qu’il connaissait bien. Une fois son dîner fini, il se leva lentement, comme si chaque geste nécessitait un effort supplémentaire. Son esprit tourbillonnait encore autour des directives données par Marc, mais plus profondément, il y avait cette autre question, cette douleur persistante qui le suivait partout : Pourquoi suis-je ainsi ?
Il se rendit dans la salle de bain, éteignant les lumières du salon derrière lui. En entrant dans la pièce froide, il laissa échapper un long soupir. Il ferma la porte derrière lui, s’assurant qu’il serait seul, qu’il ne serait dérangé par rien ni personne. Dans le silence de la salle de bain, il s’approcha du miroir, les yeux fuyants, comme s’il redoutait ce qu’il allait voir.
Il se déshabilla, ses gestes lents et précautionneux, comme un automate, en partie détaché de son propre corps. Ses vêtements tombèrent au sol, laissant apparaître sa silhouette frêle et délicate. Il passa ses mains sur son torse, sentant encore la compression du bandage autour de sa poitrine. Chaque matin, il portait ce fardeau, ce masque invisible qui lui permettait de se sentir à peu près normal. Mais ce soir, c’était différent. Le poids de la journée, du travail, des attentes, de ses propres peurs, tout cela se concentrant en un seul endroit.
Il leva la tête, croisant son regard dans le miroir. Les yeux verts qui se posaient sur lui étaient fatigués, marqués par des années de lutte contre lui-même. Il se força à respirer profondément. Tout à coup, un vertige le prit, une chaleur intense envahit son corps.
Il avait toujours évité de se regarder en détail. Ce n’était pas tant qu’il détestait son corps, c’était bien pire que ça. C’était la honte. La honte de ce qu’il était. La honte d’être celui qu’il ne pouvait pas changer.
Il se regarda dans le miroir, détaillant chaque courbe, chaque trait, chaque partie de son être, comme si c’était la première fois. Mais ce n’était pas la première fois. Non. Il savait ce qu’il allait voir. Il savait, mais il n’arrivait pas à l’accepter. Le reflet qu’il apercevait était celui de quelqu’un qui ne pouvait être que fragmenté, un amalgame de masculinité et de féminité qu’il ne pouvait jamais vraiment réconcilier.
Il se baissa, ses mains tremblantes le guidant vers son bas-ventre. Et là, le choc. Ce corps, ce corps qu’il portait depuis toujours. Il avait toujours cherché à l’ignorer, à l’ignorer autant qu’il le pouvait, mais ce soir, tout semblait devenu trop lourd. Il baissa les yeux et les vit : deux sexes. Une réalité qu’il avait toujours tentée de cacher, de fuir, mais qui était là, devant lui. La réalité du syndrome de Klinefelter. L’horreur de sa propre existence.
Il n’avait jamais pu se l’avouer, mais il savait, au fond de lui, que c’était cette partie de son corps qui le dégoûtait le plus. C’était l’inacceptable. C’était l’abomination. Il était un homme, mais en même temps, il était une femme. Deux corps dans un seul, un seul corps qui ne savait pas comment se définir.
Ses jambes se dérobèrent sous lui. Il s’effondra, ses genoux frappant le sol froid de la salle de bain. L’inconfort physique du carrelage n’atteignit même pas la profondeur de sa douleur. Les larmes commencèrent à couler, silencieuses, lourdes, comme une pluie battante. Son cœur se serra sous la souffrance, et son esprit se noya dans un tourbillon d’auto-détestation. Il se laissa aller à pleurer, à pleurer ce qu’il était, ce qu’il ne pourrait jamais changer. Pourquoi était-il ainsi ? Pourquoi ne pouvait-il pas être normal ? Pourquoi la vie l’avait-elle fait naître avec cette monstruosité, avec cette différence qui le condamnerait à l’isolement à jamais ?
« Quel abomination… » souffla-t-il entre deux sanglots, comme si ces mots pouvaient alléger le fardeau. Mais rien n’y fit. Rien ne pouvait alléger cette douleur qui lui rongeait l’âme.
Les heures passèrent sans qu’il s’en rende compte, mais il resta là, prostré sur le sol, le corps plié sous le poids de sa propre existence. Son reflet dans le miroir lui renvoyait une image brisée, une image qu’il ne voulait pas voir, mais qu’il ne pouvait plus fuir.
Les larmes se tarirent enfin, mais la douleur demeurait. Il se releva lentement, épuisé par cette confrontation violente avec lui-même. Il prit une longue inspiration, son corps secoué par de légers tremblements. Il se tourna vers la douche, la laissant couler pour apaiser ses pensées tourmentées, pour essayer d’effacer, même temporairement, ce qu’il venait de vivre.
Le bruit de l’eau chaude frappant sa peau lui rappela combien il était seul, et combien il se sentait déconnecté de tout. Il ne savait pas combien de temps il resta là, sous l’eau, mais il finit par sortir, se regardant à nouveau dans le miroir. Ses yeux étaient rouges, ses joues encore humides des larmes versées. Mais il savait que le matin, la réalité serait toujours là. Cette peur de soi, cette honte qu’il n’arrivait pas à effacer.
Pourtant, il fallait continuer. Parce que la vie ne s’arrête jamais, même quand tout semble si insupportable. Il s’essuya doucement, se redressant avec un dernier regard sur le miroir avant de quitter la salle de bain, son esprit tourmenté mais déterminé à ne pas se laisser engloutir par la nuit.
Demain, il recommencerait. Parce qu’il n’avait pas le choix.
Le lendemain
Le matin se leva avec une lenteur qui reflétait l’état de Viel. Il n’avait pas bien dormi, ou plutôt il n’avait pas trouvé le courage de se reposer véritablement. La douleur de la veille, la honte qu’il avait ressentie, ne s’était pas dissipée avec la nuit. Elle était là, prête à l’envahir à nouveau dès qu’il ouvrirait les yeux. Mais il n’avait pas le choix. La routine l’appelait, comme chaque jour. La vie continuait, implacable.
Il se leva précipitamment, n’ayant même pas pris le temps de préparer un petit-déjeuner. Ses pensées étaient en désordre, mais une chose était certaine : il devait arriver à l’heure à Elsia Bank. C’était un impératif. Travailler, se concentrer sur ce qu’il savait faire, c’était ce qui lui permettait de tenir. Il n’avait pas le droit de faillir, pas dans ce domaine. Son esprit, encore marqué par la veille, s’accrocha à cette pensée.
Il enfila son manteau et ses chaussures sans un regard dans le miroir. Il avait encore du mal à affronter l’image qui lui était renvoyée, à affronter le visage du Viel qui ne parvenait jamais à se sentir à sa place. Il sortit rapidement de chez lui, attrapant son sac en passant. Le taxi était déjà là, garé devant son immeuble. Il monta sans un mot, murmura à peine un salut au chauffeur, et se laissa emporter dans les rues encore désertes de la ville.
La route jusqu’à la banque parut interminable, mais ses pensées se concentrèrent sur les instructions de Marc qu’il avait griffonnées la veille. Demain serait un jour décisif. Il devait être prêt.
Lorsque le taxi s’arrêta devant Elsia Bank, Viel sortit sans traîner. Il n’avait pas le temps de tergiverser. La journée de travail l’attendait. Le hall de la banque était toujours aussi imposant, rempli de cet air d’urgence et de perfection qui caractérisait cet endroit. La lumière fluorescente, les collègues qui se croisaient dans une effervescence constante, tout cela était d’une froideur qu’il connaissait bien.
Viel passa devant les guichets, longeant les bureaux bien ordonnés, avant d’arriver dans le grand espace où il retrouvait Hubert. Son collègue était déjà là, bien installé à son bureau, un sourire jovial sur le visage. Hubert était l’un des rares à ne jamais juger Viel, à toujours lui parler avec une certaine légèreté qui semblait le détendre, même s’il n’en montrait rien. C’était un jeune homme dynamique, un peu plus vieux que lui, qui avait cette capacité à faire oublier les tensions qui régnaient dans la banque.
« Salut Viel ! » lança Hubert en levant les yeux de son écran, une énergie contagieuse dans sa voix. « Comment tu vas ce matin ? »
Viel, qui s’était arrêté quelques secondes devant le bureau d’Hubert, le salua d’un signe de tête, un léger sourire sur les lèvres, mais son cœur battait un peu plus vite à chaque mot prononcé par son collègue. Il détestait cette facette de lui qui se crispe face à la gentillesse. Il détestait être vu, être perçu. Mais Hubert ne semblait pas avoir remarqué. Il continuait de sourire, les yeux pétillants, et cela faisait du bien à Viel, même s’il ne le laissait pas paraître.
« Ça va… », répondit-il, sa voix encore un peu rauque. Il n’était pas tout à fait prêt à parler de son état. Pas encore. Peut-être jamais.
Hubert haussait les épaules, comme si la réponse importait peu. « J’espère que t’es prêt pour le dossier du client XYZ ! Marc a mis une pression de malade là-dessus. Il paraît qu’il attend des chiffres bien propres pour la réunion de vendredi. »
Viel acquiesça, ses pensées immédiatement tournées vers le travail. Oui, il avait déjà bien commencé à se préparer. Tout ce qu’il avait à faire était de s’assurer que chaque donnée était impeccable, chaque graphique aligné, chaque point parfaitement clair. C’était la seule chose qu’il savait faire avec certitude : le travail. Pas de place pour les erreurs.
« Oui, je suis prêt. » La réponse sortit sans effort, comme un automatisme, mais au fond, il se sentait étrangement épuisé à l’idée de passer la journée là-dedans, dans ce flot incessant de chiffres et d’attentes. Il y avait des jours où il se sentait hors de son propre corps, une pièce du puzzle qui ne s’intégrait jamais tout à fait.
Hubert, bien sûr, ne sembla pas remarquer les tourments silencieux qui traversaient l’esprit de Viel. Il se leva et s’approcha de son collègue avec un air taquin.
« Alors, on s’attaque à ce dossier ensemble ? Ou t’as décidé de bosser tout seul, comme d’habitude ? » dit-il avec un clin d’œil.
Viel sourit légèrement, bien que ce soit plus une réaction mécanique qu’une véritable expression de bonheur. Il savait que Hubert était une bonne personne, il l’appréciait sincèrement. Mais il n’arrivait pas à se laisser aller. Il n’arrivait jamais à être vraiment lui-même, jamais à se libérer du poids qu’il portait. Le regard d’Hubert sur lui, l’air enthousiaste de ce dernier… tout cela lui semblait si étranger.
« On peut y aller ensemble », répondit-il enfin, essayant de masquer la tension qui envahissait ses muscles. « Faisons-le à deux. »
Ils s’assirent ensemble devant les ordinateurs, les deux absorbés par les chiffres et les graphiques. Le monde autour d’eux sembla s’éteindre, et pour un moment, Viel se perdit dans le travail. C’était un terrain qu’il connaissait bien. Dans ce monde de chiffres, il n’y avait pas de place pour les jugements. Pas de place pour les différences. Il était juste un employé parmi d’autres, un collaborateur à la tâche.
Mais dans son cœur, il savait que cette tranquillité était éphémère. Il savait qu’il ne pourrait jamais être complètement tranquille, pas tant qu’il ne trouverait pas un moyen d’accepter ce qu’il était, ce qu’il ne pouvait pas changer.
