CHAPITRE 5
Laurel Heintz n’était pas un homme qu’on oubliait facilement. Âgé de 30 ans, il mesurait 1,92 mètre et possédait une prestance naturelle renforcée par sa peau claire, son regard perçant et son allure toujours impeccable. PDG charismatique à la tête de trois entreprises florissantes, dont Ivoire Tech Industries, il incarnait une génération d’hommes d’affaires jeunes, exigeants et redoutablement efficaces.
Issu d’un passé complexe, Laurel était le fruit d’une liaison extraconjugale. Sa naissance avait coûté la vie à sa mère, morte en couches, il n’avait jamais connu l’amour maternel. Malgré cela, ou peut-être à cause de cela, il s’était construit dans la discipline et l’excellence. Son père, homme d’affaires influent, ne l’avait jamais renié. À sa mort, il avait pris soin de répartir équitablement sa fortune entre ses trois fils.
Les deux frères de Laurel vivaient également au Cameroun. Son grand frère, homme posé et discret, menait une vie rangée avec sa femme. Quant au cadet, il poursuivait encore ses études, protégé du monde professionnel par ses aînés, qui s’étaient répartis ces bien en attendant qu’il prenne la relève
Laurel vivait seul, dans une villa sobre mais luxueuse, à l’image de son mode de vie : organisé, méthodique, millimétré. Homme de principes dans sa vie professionnelle, il l’était beaucoup moins en ce qui concernait les femmes. Il passait de l’une à l’autre sans jamais s’attacher, incapable, ou refusant, de s’investir émotionnellement. À ses yeux, les sentiments étaient une distraction dangereuse.
Dans l’entreprise, il régnait comme un chef de guerre : exigeant, souvent froid, mais terriblement respecté. Son personnel le craignait presque autant qu’il l’admirait. Et si certains murmuraient dans son dos à propos de ses sautes d’humeur ou de son ton cassant, tous reconnaissaient son génie pour les affaires.
Lundi matin – 6h47
Laurel referma la porte de sa villa dans un claquement sec. L’air était encore frais, légèrement humide, comme souvent à Douala en début de journée. Il ajusta sa montre au poignet, descendit les quelques marches du perron et s’avança vers la voiture garée devant l’allée, une berline noire parfaitement polie, fidèle reflet de sa rigueur.
Son téléphone vibra dans la poche intérieure de sa veste. Il le sortit sans ralentir le pas, l’écran affichait : Alec. Il décrocha.
_ Toujours aussi matinal, lança Laurel d’un ton neutre.
_ Et toi toujours aussi sec dès le réveil, répliqua Alec en riant. J’espère que tu n’as oublié qu’on a la réunion de famille ce samedi ?
Laurel s’immobilisa un bref instant, fronça légèrement les sourcils, puis reprit sa marche vers la voiture.
_ Non. Pas du tout, j’ai un emploi de temps chargé cette semaine mais, j’y pensais justement, mentit-il sans conviction.
_ Tu n’as pas changé. Toujours à faire passer le travail avant tout, soupira Alec. Mais cette fois, essaie d’être là au bon moment, pas trois heures de retard comme l’année dernière.
_ J’avais une conférence à Yaoundé, tu le sais très bien.
_ Et cette année ?
_ Je devrais être libre, concéda Laurel.
_ C’est important qu’on reste unis, Laurel, prendre les nouvelles de la famille, d’autant plus que tu n’es pas le genre à rendre visite…
Laurel s’appuya contre la portière de sa voiture, silencieux.
_ Je viendrai. Tu peux compter sur moi, dit-il finalement, coupant court
_ Merci, frère. Et essaie de ne pas venir avec une nouvelle conquête cette fois. On essaie de donner un bon exemple à Benjamin
_ T’as vraiment cru que j’allais ramener quelqu’un ? répondit Laurel, légèrement amusé.
_ On ne sait jamais avec toi. Bon, je file. À samedi.
_ À samedi.
Il raccrocha, glissa son téléphone dans sa poche, puis entra dans la voiture.
_ Direction Ivoire Tech, lança-t-il à son chauffeur.
Assis à l’arrière de sa berline, Laurel laissait son regard errer sur les gouttelettes qui glissaient lentement sur la vitre. Il n’écoutait plus vraiment les bruits de la ville qui s’éveillait, ni le ronronnement régulier du moteur. Son esprit, lui, était déjà loin.
La réunion de famille.
Encore une fois, il devrait faire semblant. Rentrer dans ce cercle qui ne l’avait jamais accueilli pleinement.
Il n’avait jamais eu sa place. Pas vraiment. Il était le rappel vivant d’une infidélité, d’un écart de conduite que son père n’avait jamais pris la peine de cacher. La femme de ce dernier l’avait toujours détesté. Elle ne l’avait jamais regardé autrement que comme "le fruit d’une erreur". Et elle ne s’en était jamais cachée
Pour elle, il n’était pas un fils. Il était une erreur.
Elle n’avait jamais accepté qu’il l’appel “ maman” elle avait déjà été obligé de l’élever alors elle ne pouvait pas s’infliger le sort de l’écouter l’appeler ainsi
Son père ? Absent. Toujours occupé, toujours en voyage, il ne le voyait jamais deux fois le même mois
Alors, Laurel avait appris à faire taire sa douleur. À l’enfouir profondément. Il ne voulait pas déranger. Pas Alec. C’était sa mère, après tout. Et même si elle le haïssait, lui l’aimait trop pour lui imposer ce poids.
Alec… Le seul qui lui ait offert un semblant de normalité. Une forme d’amour stable, discret, mais solide. Il l’avait protégé, conseillé, même quand il n’en avait rien demandé. Et Benjamin, leur petit frère, avec sa candeur et sa joie de vivre, avait toujours su le faire sourire, sans effort, sans jugement.
Avec eux deux seulement, Laurel se sentait à sa place. Aimé, pour ce qu’il était, pas pour ce qu’il représentait.
Il se souvint encore du jour de l’ouverture du testament.
Son père avait choisi de répartir équitablement ses biens entre ses trois fils. Pas de distinction. Pas de clause discriminante.
Et la tempête avait éclaté.
La femme de son père avait hurlé. Contesté.
"Comment un enfant illégitime pouvait-il avoir les mêmes privilèges que ses enfants légitimes ?"
Elle avait engagé des avocats. Menacé d’aller jusqu’au bout.
Mais Alec… Alec avait pris position.
Il lui avait dit, droit dans les yeux, que si elle ne renonçait pas, il la renierait elle.
Et elle avait tout arrêter.
Laurel n’avait jamais oublié ce geste. Il ne l’avait jamais remercié non plus. Il ne savait pas comment. Il ne savait pas mettre des mots sur ce genre de choses.
Un bref soupir lui échappa. Il jeta un coup d’œil à sa montre. 7h23.
Il se pencha vers l’avant.
_ Changement de programme, dit-il calmement.
Le chauffeur tourna légèrement la tête.
_ On ne va plus à Ivoire Tech, monsieur ?
_ Non. Conduis-moi au Palais Kora. Je veux faire un tour au complexe avant l’ouverture de la saison.
_ Bien, monsieur.
La voiture changea d’itinéraire en douceur. Laurel s’enfonça dans son siège, les paupières à demi closes.
