les complots de l'ombre
Alma et Sylvara marchaient côte à côte, leur souffle apaisé après l’intense conversation au bord du fleuve. Loin des cris et des tensions de la meute, elles s’étaient accordé un moment de calme, une trêve avant la tempête qui les attendait.
Mais ailleurs, bien plus loin que la tanière, dans une clairière dissimulée sous les racines d’un chêne massif, un autre conseil s’était réuni.
Kaelen se tenait droit, son pelage sombre se fondant presque dans l’ombre du rassemblement. À ses côtés, deux anciens aux regards perçants, Oryas, au museau grisonnant, et Vekar, à l’œil marqué d’une vieille cicatrice fixaient l’horizon avec gravité.
Oryas fut le premier à parler, sa voix empreinte d’une sévérité tranchante.
— Cette louve ne mérite pas le trône. Elle hésite, elle doute… elle ne sera jamais digne de mener les Keibsters.
Vekar acquiesça lentement, son ton plus calme mais tout aussi implacable.
— Si elle prend la tête de la meute, elle nous affaiblira. Nous ne pouvons pas laisser cela arriver.
Kaelen écoutait attentivement, chaque mot renforçant sa propre certitude. Il s’avança légèrement, son regard brillant d’une lueur dangereuse.
— Si elle est un problème, alors éliminons-la, murmura-t-il. Une erreur peut être corrigée.
Un silence pesant s’installa.
Les anciens se regardèrent, échangeant une pensée commune. Puis, Oryas secoua la tête lentement.
— Un Keibster ne doit jamais s’en prendre à un des siens. C’est la loi.
Kaelen serra les mâchoires. Il connaissait cette règle, mais à cet instant, elle lui semblait absurde.
— Alors quoi ? Nous la laissons mener la meute vers la faiblesse ?
Vekar poussa un long soupir avant de répondre.
— Non. Nous devons prouver qu’elle n’est pas faite pour ce rôle. Nous devons la briser lors de son épreuve, la forcer à échouer.
Les trois loups échangèrent un regard complice.
Leur plan était en marche.
Kaelen ne la tuerait pas. Mais il ferait en sorte qu’elle échoue.
Et une fois qu’elle aurait échoué, le trône lui reviendrait de plein droit.
L’épreuve de la Lune Sanglante allait bientôt commencer.
Et Alma n’avait aucune idée des dangers qui l’attendaient.
Le sourire des anciens en disait long sur leur satisfaction. L’idée de Kaelen était parfaite : partir avec Alma pour sa mission, sous prétexte de veiller sur elle, mais en réalité pour orchestrer son échec à chaque étape.
Oryas se pencha légèrement vers lui, son regard brillant d’une lueur malsaine.
— Si tu pars avec elle, tu contrôleras la mission. Ramba acceptera sans hésiter… après tout, elle est ta promise.
Vekar hocha la tête, son museau plissé dans un rictus satisfait.
— Son échec scellera son destin. Une fois jugée indigne, il n’y aura plus d’obstacle à ta prise de pouvoir.
Kaelen, jusque-là immobile, laissa son regard s’assombrir.
— Et si elle survit… elle sera mienne. De gré ou de force.
Un silence se fit dans la clairière. Les anciens échangèrent un regard complice, leur plan se dessinant dans l’ombre.
Ils n’avaient plus qu’à attendre que Ramba officialise la décision.
Alma allait partir.
Et elle ne reviendrait jamais en tant que future Luna. Ou si elle revenait, elle serait soumise.
Kaelen eut un dernier sourire froid avant de se fondre dans l’ombre.
Le piège était en place.
La prochaine lune marquerait le début de son ascension.
Et Alma n’avait aucune idée du danger qui se refermait sur elle.
La lune s’étendait haut dans le ciel, son éclat argenté baignant la tanière d’une lumière spectrale. Tous les membres de la meute s’étaient rassemblés au pied du rocher du chef, leurs regards tournés vers Alma, attendant ses mots.
Elle inspira profondément, sentant le poids de chaque regard peser sur ses épaules. Elle n’avait pas le choix. Elle devait se soumettre à l’épreuve non pas par conviction, mais parce que c’était le seul moyen de préserver un semblant d’avenir.
Comme elle l’avait convenu avec Sylvara, elle leva la tête et prit la parole.
— Je vous présente mes excuses les plus sincères pour mon comportement, dit-elle, sa voix mesurée mais assurée. J’accepte la mission qui m’a été confiée.
Un murmure parcourut l’assemblée. Certains anciens hochèrent la tête, satisfaits de son repentir. D’autres restèrent figés, attendant la suite.
Ramba, perché sur son rocher, observa sa fille avec un regard empli d’une fierté silencieuse. Il savait qu’elle avait pris la bonne décision.
Mais alors que l’instant semblait s’apaiser, un hurlement déchira la nuit.
Kaelen, son pelage sombre hérissé, s’avança brusquement, ses yeux brillant de méfiance et de défi.
— Je n’ai pas confiance ! lança-t-il, sa voix vibrante d’une intensité froide.
Un frisson parcourut Alma, mais elle ne détourna pas le regard.
Kaelen continua, ses prunelles perçantes rivées sur Ramba.
— En tant que son futur Alpha, il est de mon devoir de m’assurer de la réussite de cette mission. Je partirai avec elle.
Un silence s’abattit sur l’assemblée.
Alma, troublée, jeta un regard furtif à Sylvara, cherchant dans son regard une réponse, une confirmation que ce n’était pas une menace déguisée.
Mais Sylvara resta impassible, observant la scène sans réagir.
Ramba plissa les yeux, puis après un instant de réflexion, hocha lentement la tête.
— Soit. Tu accompagneras Alma.
La décision était prise.
Et tandis que la meute se dispersait lentement dans l’ombre, Alma sentit un nœud se former dans son ventre.
Kaelen allait l’accompagner.
Et s’il était là… ce n’était pas pour l’aider.
C’était pour s’assurer qu’elle échoue.
Et peut-être bien plus encore.
La réunion s’acheva dans une tension lourde, presque suffocante. Les anciens du conseil ne se laissèrent pas attendrir par les excuses d’Alma. Ils avaient vu son hésitation, son doute, son cœur trop tendre pour un Keibster.
— Seule la réussite à cette mission nous satisfera, déclara Oryas, son regard impénétrable.
Vekar ajouta d’un ton tranchant :
— Si elle échoue, elle ne pourra plus jamais prétendre au trône.
Les murmures traversèrent la meute, certains jeunes loups échangeant des regards incertains tandis que d’autres acquiesçaient silencieusement.
Alma garda la tête haute, mais au fond d’elle, elle sentait que rien de ce qu’elle pourrait dire ne changerait leur jugement. Son seul moyen de prouver sa valeur était d’affronter l’épreuve.
Ainsi, la réunion prit fin.
La meute se dispersa peu à peu dans la nuit froide, les ombres s’effaçant sous la lumière vacillante de la lune.
Mais Alma, elle, ne trouva pas le sommeil.
Elle savait que l’aube signerait le début de son voyage.
Et Kaelen, son prétendu protecteur, serait à ses côtés.
Une certitude la hantait : ce départ n’était pas seulement une mission.
C’était un piège.
Un combat silencieux où elle devrait se battre pour bien plus que sa survie.
Et le pire, c’était qu’elle était la seule à le savoir.
La nuit était fraîche, la brise légère portant avec elle les murmures des arbres. Alma s’éloigna discrètement de la tanière, cherchant à apaiser le tumulte qui agitait son esprit.
Elle marchait sans réel objectif, jusqu’à ce qu’une silhouette sombre apparaisse devant elle.
Kaelen.
Il se tenait là, comme s’il l’attendait, son regard brillant d’une intensité troublante.
Alma ralentit, hésitante, puis, dans un souffle, elle murmura :
— Je n’ai pas confiance en toi.
Kaelen ne cilla pas, mais un sourire effleura ses lèvres.
— Tu n’as pas d’autre choix, répondit-il simplement.
Son ton était calme, presque amusé, mais Alma savait que derrière cette apparence légèreté, il cachait une certitude dangereuse.
Elle planta son regard dans le sien, refusant de reculer.
— Je sais que tes intentions ne sont pas nobles.
Kaelen la fixa un instant, puis éclata d’un rire sonore, un rire froid et tranchant qui résonna dans le silence de la forêt.
— Tu es plus perspicace que je ne le pensais, lâcha-t-il avant de s’éloigner, disparaissant dans l’ombre des arbres.
Alma resta figée, le cœur battant, sachant qu’elle venait de confirmer ce qu’elle redoutait depuis le début.
Un bruit discret derrière elle.
Sylvara s’approcha, silencieuse comme un spectre.
Elle murmura, sa voix douce mais grave :
— Tu dois faire très attention. Le trône est convoité, et tu as raison de ne pas lui faire confiance.
Alma sentit un frisson parcourir son échine.
Elle savait qu’elle était seule dans cette bataille, seule face à un ennemi qui prétendait être son allié.
Mais elle ne pouvait pas se permettre d’échouer.
Elle devait survivre.
Et surtout… elle devait découvrir la vérité.
Avant qu’il ne soit trop tard.
Le soleil perçait lentement à travers les cimes de la forêt, répandant une lumière dorée sur la clairière où la meute s'était réunie. C'était le jour du départ.
Alma, debout devant son père, écoutait ses derniers conseils avec une attention particulière. Ramba, malgré la rudesse de son apparence et de ses mots, la regardait avec une fierté silencieuse.
— Tu es une Keibster, lui dit-il, sa voix grave résonnant comme une prière ancestrale. Tu portes un nom qui ne doit jamais être souillé. Montre-leur qui tu es.
Alma le fixa un instant, puis hocha lentement la tête.
— Je reviendrai, lui promit-elle, son regard déterminé.
Mais tandis que la meute s’agitait, Kaelen, resté à l’écart, se retrouva confronté à Sylvara.
La vieille louve s’approcha de lui, ses yeux pâles emplis d’une sagesse qu’aucun des jeunes loups ne pouvait prétendre avoir. Son souffle était calme, posé, mais ses mots furent tranchants.
— Tu ne peux rien contre la force du destin, murmura-t-elle. Tu as encore le temps de lâcher cette folie.
Kaelen la fixa, puis un sourire glacé effleura ses lèvres.
— Quand je serai roi, tu seras la première à être bannie.
Sylvara ne cilla pas.
Elle savait que la guerre silencieuse entre eux venait de commencer.
Et elle savait que l’avenir d’Alma dépendrait de chaque pas qu’elle ferait à partir de cet instant.
L’épreuve de la Lune Sanglante allait débuter.
Et rien ne serait facile.
Pour personne.
Le vent soufflait doucement, portant avec lui l’odeur du bois et de la terre humide. Alma et Kaelen couraient toujours, leurs pas rapides et silencieux sur le tapis de feuilles mortes. Toute la journée, ils avaient traversé la forêt sans s’arrêter, leur objectif clair : atteindre le territoire des humains avant la nuit.
Alors que le soleil se faisait déjà pâle, les premières silhouettes de maisons apparurent au loin. Alma ralentit instinctivement, le souffle encore court, son regard fixé sur ces structures qu’elle n’avait jamais approchées de si près.
Kaelen, lui, s’arrêta brusquement. Son pelage sombre semblait fondre dans l’ombre naissante, mais son regard était tranchant.
— Nous ne pouvons pas continuer sous cette forme, déclara-t-il d’une voix basse.
Alma se tourna vers lui, son cœur battant un peu plus fort.
— Je ne sais pas comment faire, avoua-t-elle.
Kaelen l’observa un instant, puis son regard glissa vers le pendentif qui pendait à son cou.
— Serre-le fort, murmura-t-il. Et imagine une forme humaine.
Alma baissa les yeux vers l’objet, ses doigts l’effleurant doucement. Elle n’avait jamais eu à changer. Elle était née louve, avait grandi ainsi. L’idée même d’avoir une autre apparence lui paraissait irréelle.
Mais elle savait qu’elle n’avait pas le choix.
Elle ferma les yeux, inspira profondément, et tenta d’imaginer.
Un corps humain.
Une silhouette plus élancée.
Des mains à la place de ses pattes.
Un visage différent.
Le pendentif se mit à vibrer légèrement sous ses doigts.
Et alors, dans une onde silencieuse, quelque chose en elle se transforma.
