le poids de la différence
Alma se dressa devant la meute, le regard brûlant de détermination. Elle savait qu’elle risquait gros en parlant ainsi, mais elle ne pouvait plus se taire.
— Faut-il être cruel pour se faire respecter ? lança-t-elle à voix haute, faisant frémir quelques jeunes loups.
Son cœur battait fort, mais elle n’hésita pas.
— Les humains ne sont pas des ennemis. Ils ont leurs propres vies, leurs propres familles. Pourquoi devons-nous les traquer sans autre raison que la tradition ?
Un silence pesant s’abattit sur l’assemblée. Les anciens échangèrent des regards sombres, sentant l’odeur du défi dans l’air.
Puis, brusquement, Ramba s’avança et la bouscula sur le côté d’un mouvement brusque.
— Assez ! tonna-t-il, son regard rempli d’une colère froide.
Alma chancela mais resta debout, sentant la dureté du sol sous ses pattes.
Les anciens ne tardèrent pas à réagir.
— Abomination ! hurla l’un d’eux.
— Cette faiblesse ne peut être tolérée !
— Elle déshonore la meute !
Kaelen, qui était resté silencieux jusqu’alors, fit un pas en avant, le souffle court. Il la fixa avec une intensité presque dangereuse, son pelage hérissé.
— Tu es pitoyable, cracha-t-il, sa voix vibrante de fureur. Tu n’as pas ta place parmi nous.
Alma ne pouvait pas détourner les yeux. Leur rage était une vague qui s’abattait sur elle, plus froide que la nuit, plus brutale que n’importe quelle chasse.
Alors, comme une seule entité, la meute hurla dans sa direction, un cri de rejet, d’autorité, de colère.
Même Ramba.
Et à cet instant, Alma comprit que plus rien ne serait jamais comme avant.
Elle était seule.
Elle l’avait toujours été.
Et bientôt, elle serait loin d’eux.
L’assemblée était en pleine effervescence, chaque loup hurlant son indignation, sa colère, son rejet. Mais au milieu de cette tempête de voix, une seule s’éleva, puissante et imposante.
Sylvara.
Son cri perça l’air avec une intensité que nul ne pouvait ignorer. Son hurlement résonna plus fort que celui de l’Alpha lui-même, s’imposant comme une force ancestrale que tous respectaient.
Et alors, un silence presque irréel s’abattit sur la tanière.
D’un mouvement fluide, elle entoura Alma de ses pattes, l’isolant du tumulte, l’enveloppant d’une présence protectrice mais sans douceur. Ses yeux clairs plongèrent dans ceux de la jeune louve avec une fermeté inébranlable.
— Tu as commis une erreur, murmura-t-elle, sa voix basse mais tranchante. Tu ne peux défier les lois de la meute sans conséquences.
Alma, haletante, sentit la vérité peser sur elle. Mais elle ne pouvait accepter une loi qui lui semblait injuste.
Sylvara poursuivit, son ton se faisant plus grave.
— Il n’y a qu’une seule façon de rétablir ton honneur. Tu dois réussir l’épreuve de la Lune Sanglante. Si tu y parviens, tu sauveras non seulement ton propre avenir, mais aussi l’honneur de ton père et de toute la meute.
Les paroles tombèrent comme une sentence. Alma savait qu’il n’y avait pas d’alternative. Elle devait obéir ou être rejetée définitivement.
Mais quelque chose en elle refusait encore.
Elle leva les yeux vers Sylvara, et dans un souffle, elle murmura d’une voix tremblante.
— Je ne suis pas prête à faire du mal à un humain sans défense.
Et sans attendre la réaction de la vieille louve, Alma tourna les talons et s’élança dans la forêt.
Son cœur battait furieusement, chaque mouvement guidé par un instinct plus profond que la peur, plus puissant que le doute.
Elle fuyait parce qu’elle savait que si elle restait, elle serait forcée de devenir quelqu’un qu’elle ne voulait pas être.
Derrière elle, Ramba, qui n’avait rien dit depuis que Sylvara avait imposé son autorité, baissa la tête.
Il n’avait jamais ressenti une telle honte.
Non pas seulement pour Alma, mais pour lui-même.
Car au fond de son être, il savait que cette rébellion de sa fille, ce refus d’obéir sans questionner, venait d’un passé qu’il avait tenté d’oublier.
Et ce passé, quoi qu’il fasse, était en train de revenir le hanter.
Sylvara suivit Alma. sa course était fluide, rapide malgré son âge. Elle glissait entre les arbres comme une ombre, son pelage argenté scintillant sous les reflets lunaires. Devant elle, Alma fuyait, son souffle court, son cœur tambourinant contre sa poitrine.
Elles coururent longtemps, jusqu’à ce que la forêt s’éclaircisse et qu’un large fleuve s’étende devant elles, ses eaux miroitantes serpentant entre les rochers. Alma s’arrêta brusquement, les pattes fermement plantées dans la terre humide.
Sylvara arriva à son tour, mais elle ne prit pas l’attitude d’une chasseuse. Elle ne cherchait pas à la capturer, ni à la dominer. Elle s’approcha lentement, le regard calme, presque fatigué, mais empli d’une sagesse indéniable.
— Tu dois être sage, Alma, souffla-t-elle, sa voix posée comme une caresse dans l’air nocturne.
Alma ne répondit pas immédiatement, son souffle tremblant sous l’émotion.
Sylvara fixa un instant l’eau sombre du fleuve avant de poursuivre.
— Cette épreuve n’est pas qu’un test pour prouver ta force. Elle pourrait être bien plus.
Alma releva la tête, ses yeux clairs empreints de méfiance.
— Plus ? répéta-t-elle, son ton plus dur qu’elle ne l’aurait voulu.
Sylvara hocha doucement la tête.
— Si tu acceptes de partir chez les humains, tu pourrais découvrir ce que personne ne veut te dire. Les mystères qui entourent ta naissance, les vérités que ton père garde enfouies.
Le silence s’étira entre elles, seulement troublé par le clapotis de l’eau.
Les mots de Sylvara résonnaient dans l’esprit d’Alma, s’entremêlant aux questions qui la hantaient depuis toujours.
Elle savait qu’elle devait choisir.
La soumission, la rébellion, ou… la vérité.
Et dans cette nuit incertaine, elle se demanda si elle était prête à affronter ce qu’elle pourrait découvrir.
Alma fixa Sylvara avec une intensité brûlante, son souffle court, son cœur tambourinant contre sa poitrine. Elle savait. La vieille louve savait quelque chose, et elle refusait de parler.
— Dis-moi la vérité ! ordonna-t-elle, ses griffes plantées dans la terre humide du bord du fleuve.
Sylvara la regarda longuement, son visage empreint d’une gravité profonde. Mais elle secoua lentement la tête.
— Je n’en ai pas le droit, murmura-t-elle.
Alma serra les mâchoires. Tout son corps hurlait qu’il y avait un secret, quelque chose qui lui était caché. Pourquoi ? Pourquoi devait-elle toujours chercher à comprendre ce qu’on lui refusait ?
Sylvara, impassible, reprit d’une voix plus grave encore.
— Si tu refuses l’épreuve, Alma, si tu renonces à ton trône, alors un autre loup sera choisi. Et crois-moi, ce ne sera pas quelqu’un comme toi. Ce sera un guerrier, un chasseur impitoyable qui ne verra les humains que comme des proies insignifiantes.
Alma sentit un frisson glacer son dos.
Sylvara s’approcha légèrement, baissant la voix comme si elle scellait un pacte dans l’ombre de la forêt.
— Les humains souffriront davantage. La meute deviendra encore plus cruelle.
Elle s’arrêta un instant, laissant les mots s’imprégner en Alma, puis elle poursuivit, plus lentement, plus lourdement.
— Tu dois choisir.
Alma releva la tête, ses yeux brillants de défi.
Sylvara la fixa sans ciller.
— Sacrifier un humain et prendre le trône… ou abandonner et perpétuer la violence de la meute.
Les paroles tombèrent comme une sentence, comme une lame invisible qui s’abattait sur le cœur d’Alma.
Son souffle se coupa.
Elle savait que le choix qu’elle ferait à cet instant définirait son avenir.
Et peut-être… qu’il scellerait bien plus que son destin.
Peut-être que ce choix déciderait de l’avenir de la meute tout entière.
Et de la vérité qu’elle cherchait depuis toujours.
Alma scruta Sylvara avec intensité. Elle voulait comprendre, mais surtout, elle voulait être sûre que la vieille louve ne lui cachait rien.
— Pourquoi protèges-tu les humains ? demanda-t-elle enfin, sa voix légèrement tremblante sous le poids des révélations.
Sylvara resta silencieuse quelques instants, puis son regard se perdit au loin, vers le fleuve dont les eaux sombres reflétaient le pâle éclat de la lune.
— J’ai vécu plus de cinq siècles, murmura-t-elle. J’ai vu les Keibsters grandir, chasser, tuer… et jamais, jamais nous ne nous sommes demandé si nous étions dans l’erreur.
Alma l’observa, fascinée. Elle n’avait jamais entendu quelqu’un parler ainsi.
Sylvara reprit d’une voix douce, presque lasse.
— Les humains ne sont pas que des proies. Ils sont bien plus que ce que l’on veut nous faire croire. Et nous, les Keibsters, nous avons choisi une voie qui nous enferme dans une boucle éternelle de violence.
Alma fronça les sourcils, cherchant à démêler les sous-entendus dans ses paroles.
Puis Sylvara tourna lentement la tête vers elle, et son regard s’adoucit.
— Ta naissance a été la lueur d’espoir que j’attendais.
Alma tressaillit.
— Quoi ?
La vieille louve hocha doucement la tête.
— J’ai toujours cru qu’un jour, quelque chose viendrait briser ce cycle. Et quand j’ai vu que tu étais différente… j’ai su que le moment était enfin venu.
Un silence s’étira entre elles, seulement troublé par le bruit apaisant du fleuve.
Puis, dans un murmure, Sylvara ajouta :
— Mais ne te rebelle pas. Cela ne servira à rien. Retourne avec les autres. Accepte cette mission. Fais semblant de t’aligner… même si ton objectif est différent du leur.
Alma la fixa, bouleversée.
Ce qu’elle lui demandait était plus compliqué que tout ce qu’elle avait envisagé.
Et pourtant, au fond d’elle, elle savait que cette vérité ne pouvait être ignorée.
Elle devait choisir.
Entre obéir ou changer l’ordre établi.
Entre survivre ou découvrir qui elle était réellement.
Et cette nuit, au bord du fleuve, un frisson parcourut son échine.
Car elle savait que, quelle que soit sa décision, rien ne serait plus jamais comme avant.
