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Mark soupira, fixant Jin avec insistance. « Ce n’est pas ce que je veux dire, et tu le sais très bien. Lily est… différente maintenant. Elle n’est plus la petite sœur de ton meilleur ami. Elle a grandi, elle a ses propres rêves, ses propres attentes. Et toi, tu portes des bagages que tu ne peux pas lui partager. »
Jin croisa les bras, tournant légèrement la tête pour observer Lily de l’autre côté de la pièce. Elle discutait poliment avec l’un des directeurs, mais son sourire semblait forcé. Cela le frappa à cet instant : elle ne semblait pas à sa place ici, et cela le déchirait.
« Qu’est-ce que tu veux que je fasse, alors ? » demanda Jin, sa voix à peine audible. « Que je la laisse partir, encore une fois ? »
Mark posa une main réconfortante sur l’épaule de Jin. « Je veux que tu sois prudent. Lily mérite mieux que des demi-vérités ou des promesses que tu ne peux pas tenir. Si tu t’impliques émotionnellement, fais-le en sachant que tu ne pourras pas revenir en arrière. Et pense à Ethan. Il te fait confiance. »
Jin baissa les yeux, conscient du poids de chaque mot. La responsabilité qu’il ressentait envers Lily était déjà immense, mais l’évocation d’Ethan rendait tout encore plus difficile. Ethan, qui lui avait confié sa sœur, qui comptait sur lui pour la guider, et non pour la blesser.
« Je comprends, » répondit-il finalement, sa voix rauque. « Je ne ferai rien qui puisse lui faire du mal. »
Mark hocha la tête, satisfait de la réponse pour l’instant. « Bien. Mais fais attention, Jin. Tu es sur un terrain glissant. »
Ils retournèrent vers le groupe, mais Jin sentait que quelque chose en lui avait changé. La présence de Lily, ses mots, la manière dont elle avait évoqué son propre bonheur… Tout cela l’ébranlait plus qu’il ne voulait l’admettre.
Alors que la visite se poursuivait, Lily sembla peu à peu se détendre, s’intéressant davantage à certains aspects de l’entreprise. À un moment donné, alors qu’ils étaient dans l’atelier de design où se concevaient les nouvelles campagnes de publicité, elle s’arrêta devant une maquette et la contempla longuement.
« C’est beau, » dit-elle doucement. « Je n’ai jamais été douée pour ce genre de choses. »
Jin s’approcha d’elle, intrigué. « Tu as toujours été douée pour l’art, Lily. Je me souviens de tes dessins. Tu aurais pu en faire une carrière. »
Elle sourit tristement, effleurant la maquette du bout des doigts. « Oui, peut-être. J’y ai pensé, longtemps. Mais… la vie m’a emmenée ailleurs. J’ai suivi un chemin plus sûr. Moins risqué. »
Il y avait de la nostalgie, mais aussi une pointe d’amertume dans sa voix. Jin fronça les sourcils, sentant qu’il y avait quelque chose de plus derrière ces mots.
« Est-ce que c’est ce que tu voulais vraiment ? » demanda-t-il prudemment.
Lily secoua la tête, ses yeux toujours fixés sur la maquette. « Non. Ce n’est pas ce que je voulais. Mais parfois, on doit faire des choix. Et je n’étais pas prête à prendre des risques à ce moment-là. »
Elle tourna son regard vers Jin, et il put voir une lueur de regret dans ses yeux. « Mais maintenant, je me demande si j’ai bien fait. J’ai laissé passer mes rêves, Jin. Et je ne suis pas certaine que c’était la bonne chose à faire. »
Jin sentit un poids se poser sur ses épaules. Elle aussi portait un fardeau, un poids de décisions non prises, de rêves abandonnés. Et il se demanda si, d’une certaine manière, il n’était pas en train de faire la même chose en la tenant à distance.
Ils continuèrent la visite, mais les mots de Lily restèrent dans l’esprit de Jin, ébranlant ses certitudes. Peut-être que Mark avait raison. Peut-être qu’il était trop tard pour revenir en arrière. Mais une chose était certaine : il ne pouvait plus ignorer ce qu’il ressentait pour elle, ni ce qu’elle méritait vraiment.
La journée s’étirait en longueur. Après la visite exhaustive de l’entreprise, les présentations formelles, les chiffres et les graphiques, il était enfin temps de rentrer. Jin n’avait qu’une seule envie : laisser derrière lui l’intensité de cette journée, et surtout l’ambiguïté insupportable qui régnait entre lui et Lily. Pourtant, alors qu’ils sortaient du bâtiment, une légère brise apportant un peu de fraîcheur dans la chaleur étouffante de l’après-midi, Lily se tourna vers lui, son regard insistant.
« Et ta maison ? » demanda-t-elle, presque innocemment, mais avec cette pointe d’insistance qui ne trompait pas Jin. « J’aimerais bien voir où tu vis maintenant. »
Jin sentit son estomac se nouer. Il n’avait aucune envie de la laisser entrer dans son univers personnel, encore moins aujourd’hui. Sa maison était son refuge, le seul endroit où il pouvait laisser tomber le masque, où personne n’attendait de lui qu’il soit ce « M. Big » infaillible. Et puis… il y avait trop de souvenirs là-bas. Des souvenirs qu’il avait réussi à enterrer, à étouffer sous des années de solitude et de silence.
« Ce n’est pas une bonne idée, Lily, » répondit-il finalement, sa voix plus ferme qu’il ne l’aurait voulu. « C’est juste une maison, il n’y a rien à voir. »
Mais Lily fronça les sourcils, clairement peu satisfaite de cette réponse. Elle n’était pas du genre à se laisser facilement décourager. « Rien à voir ? Jin, je suis ta sœur d’adoption, ou presque. J’ai vu tellement de facettes de ta vie aujourd’hui, pourquoi me cacherais-tu celle-là ? »
Jin serra les mâchoires. Chaque mot de Lily était comme une lame s’enfonçant un peu plus dans sa cuirasse déjà fragilisée. Il chercha un moyen de détourner la conversation, de l’éloigner de ce sujet, mais la détermination dans son regard lui fit comprendre qu’elle ne céderait pas.
« Je ne te cache rien, » mentit-il maladroitement. « Mais je préfère que les choses restent… professionnelles entre nous. »
Lily eut un rire bref et incrédule. « Professionnelles ? Tu parles à la sœur d’Ethan, pas à une étrangère, Jin. Professionnelles, c’était aujourd’hui. Là, c’est moi, Lily. »
Il y eut un silence lourd, oppressant. Les deux se regardaient, pris dans un jeu de forces invisibles. Jin savait qu’il perdait du terrain, et qu’il n’avait jamais vraiment eu de chance contre elle. Finalement, il soupira, vaincu.
« Très bien, » céda-t-il d’un ton résigné. « Je te montrerai la maison. Mais ne t’attends pas à grand-chose. »
Le trajet en voiture jusqu’à chez lui se fit dans un silence pesant. Jin conduisait, concentré sur la route, tandis que Lily regardait les rues défiler par la fenêtre, absorbée dans ses pensées. Il avait peur de ce qu’elle allait découvrir, non pas dans la maison elle-même, mais dans ce qu’elle représentait. Elle, qui voyait toujours à travers lui, pourrait déceler des choses qu’il s’efforçait de cacher depuis tant d’années.
Ils arrivèrent enfin devant la maison de Jin, un imposant manoir moderne niché dans un quartier huppé, à l’abri des regards indiscrets. Lily descendit de la voiture, prenant le temps d’observer l’architecture élégante, minimaliste, mais imposante.
« C’est… impressionnant, » murmura-t-elle.
« C’est juste une maison, » répéta Jin en marchant vers la porte d’entrée, sortant une clé de sa poche.
L’intérieur était impeccable, comme Jin lui-même. Les lignes étaient épurées, le décor simple mais sophistiqué, sans rien de superflu. Pourtant, malgré l’élégance indéniable du lieu, il y avait quelque chose de froid, d’impersonnel. Jin vivait là, mais on aurait pu croire qu’il ne s’y sentait jamais vraiment chez lui.
Lily parcourut la grande salle de séjour, admirant le mobilier moderne et les œuvres d’art accrochées aux murs, mais son regard se posa sur quelque chose de beaucoup plus petit et discret. Sur une étagère, presque cachée parmi d’autres objets, il y avait une petite photo encadrée. Lily s’approcha lentement, attirée par la simplicité et l’intimité de l’image.
Elle la prit dans ses mains et sourit en la reconnaissant immédiatement. C’était une vieille photo d’eux deux, quand ils étaient enfants. Jin, plus grand et protecteur, se tenait à côté d’elle, alors qu’elle riait aux éclats. Ils étaient au bord d’un lac, probablement lors d’une de ces journées passées en famille, à l’époque où tout était plus simple.
« Tu l’as encore… » murmura-t-elle, une touche de surprise dans la voix.
Jin, qui se tenait à quelques pas derrière elle, sentit son cœur se serrer en la voyant tenir la photo. Il avait oublié qu’elle était là, oubliant peut-être aussi pourquoi il avait choisi de la garder. Cette image était la seule trace visible de leur passé ensemble, et la voir dans les mains de Lily faisait remonter une vague de souvenirs douloureux.
« Je l’ai gardée, oui, » répondit-il, la gorge nouée. « C’est un souvenir. Rien de plus. »
Mais pour Lily, cela signifiait manifestement bien plus que ça. Elle se retourna vers lui, la photo toujours entre ses mains, son regard cherchant des réponses dans ses yeux.
« Tu te souviens de ce jour ? » demanda-t-elle, sa voix emplie de nostalgie.
Jin hocha lentement la tête. « Oui. C’était… au lac des Ours, non ? Ethan nous avait traînés là pour une journée de pêche. Je me souviens qu’il avait perdu sa ligne de pêche et que tu t’étais moquée de lui. »
Lily éclata de rire à ce souvenir, un éclat de joie sincère qui brisa, l’espace d’un instant, la tension entre eux. « Oui, il était tellement furieux. Et toi, tu étais là, à essayer de me défendre, comme toujours. »
Jin ne put s’empêcher de sourire à ce souvenir. C’était vrai. À l’époque, il avait toujours été celui qui veillait sur Lily, celui qui la protégeait, sans jamais se poser de questions. Mais les choses avaient changé. Ils avaient changé.
« Pourquoi est-ce que tu t’es éloigné, Jin ? » La question de Lily fusa, inattendue, coupant court à la légèreté du moment. Son regard était soudainement sérieux, presque triste.
Jin baissa les yeux, incapable de soutenir son regard. Il savait que cette question arriverait un jour, mais il n’était pas prêt. Il ne serait jamais prêt à répondre à ça.
« C’était plus simple comme ça, » murmura-t-il, les poings serrés.
Lily secoua la tête, visiblement frustrée. « Plus simple ? Pour qui ? Pas pour moi, en tout cas. Je t’ai perdu, Jin. Un jour, tu étais là, et puis du jour au lendemain, tu étais parti. Tu t’es enfermé dans ce monde, dans cette vie où je n’avais plus de place. »
« Ce n’est pas… » Jin s’arrêta, cherchant ses mots. « Ce n’est pas aussi simple, Lily. »
