chapitre 2
Chapitre 2
Khalil avait cessé de compter les jours depuis qu’elle était partie. L’angoisse s’était doucement diluée dans l’indifférence, puis la colère. Et puis, comme on finit par s’accommoder d’une douleur persistante, il avait pris l’habitude de ne plus la sentir. Mais il savait. Il savait que, sous la surface, la blessure ne guérissait pas. Il avait juste appris à ne plus y prêter attention.
Les mois s’étaient enchaînés, un après l’autre, sans que rien ne vienne perturber sa routine. Il s’était enfermé dans le travail, comme dans un refuge. Rien ne comptait que ça. De toute façon, il n’avait plus d’autre choix. Le temps des rêves était révolu. Ses jours se passaient à courir après des contrats, à essayer de faire taire une souffrance qu’il n’arrivait même pas à comprendre. Parfois, la douleur revenait, comme un coup de poignard dans le ventre, mais il la repoussait toujours. Il s’entraînait à sourire. À devenir ce qu’il avait toujours détesté : un homme comme les autres, ancré dans le concret, dans l’apparence.
Il s’était aussi mis à sortir, mais il n’arrivait pas à se fixer. À peine quelques semaines avec une femme ici, un soir avec une autre là, rien de sérieux, rien de durable. Il n’en avait pas besoin, il ne voulait pas de plus. Elles n’étaient qu’un moyen de remplir l’espace vide, une distraction de plus, un oubli momentané. Il s’en voulait à chaque fois de ne pas être capable de s’investir, de ne pas ressentir les choses. Elles cherchaient quelque chose qu’il ne pouvait pas leur donner, un peu de chaleur, de tendresse, mais il n’avait rien à offrir. Juste un corps à l’intérieur d’un monde de glaces. Mais peu importait. Elles étaient là, et lui aussi. De temps en temps, une conversation superficielle, un dîner. Il était devenu un expert dans l’art de l’indifférence, un maître dans l’art d’être présent sans être là.
Et puis il l’avait vue. Pas elle, non, mais un autre homme. Un autre homme qui, en un clin d’œil, s’était installé dans la vie de son ex. Il l’avait vu sur un réseau social, une photo, un instant volé. Lui, un homme au sourire facile, trop sûr de lui. Il n’était pas comme Khalil. Lui, il savait faire ce qu’il fallait pour la retenir, pour lui donner ce qu’elle attendait. Un battement d’ailes dans l’estomac, une colère froide, un goût amer sur la langue. Il s’était dit qu’il n’avait pas le droit de ressentir ça. Qu’il n’était plus rien dans sa vie, qu’il n’avait plus aucun pouvoir. Mais ça n’empêchait pas la douleur de se réveiller. Il l’avait vue heureuse avec lui, et ça, ça l’avait fait éclater. Mais il s’était dit que c’était trop tard, bien trop tard. Il avait abandonné. Il ne l’avait pas retenue. Il n’avait pas su l’empêcher de partir. Il n’avait pas su.
Il s’était alors laissé entraîner dans une relation sans but. Comme une fuite. C’était facile. Il n’avait même pas à y réfléchir. Elle était jolie, douce, et elle ne demandait pas grand-chose de plus que ce qu’il pouvait offrir. Il se perdait dans les draps d’une autre, sans envie, sans passion. C’était un simulacre de quelque chose qu’il avait autrefois vécu, mais qui n’était plus qu’un écho lointain. Il se disait qu’il n’y avait rien d’autre à faire. De toute façon, rien ne comptait. Ce n’était pas elle. Ce ne serait jamais elle. Il n’avait pas le droit de la désirer, de la vouloir. Il n’avait pas le droit de souffrir de l’absence d’un fantôme.
Mais ce soir-là, tout a basculé. Il était seul chez lui, comme d’habitude. Il traînait dans son appartement, cherchant encore une distraction, mais rien n’y faisait. Il n’était plus dans son corps. Il flottait. Il avait eu ce mouvement de tête, comme un réflexe, et avait ouvert un vieux tiroir. Un tiroir qu’il n’avait jamais rouvert depuis son départ. Il y avait des papiers, des vieux carnets, des souvenirs enfouis au fond de ce tiroir comme un secret. Il n’avait pas pensé à ce qu’il allait trouver. Il n’avait pas voulu y penser. Mais quand la photo est tombée de la pile, il a eu l’impression que le sol s’était dérobé sous ses pieds.
Elle était là, en noir et blanc, souriante, un peu rêveuse, comme il s’en souvenait. Il l’avait prise en secret, cette photo. Une nuit où elle n’avait rien dit, où elle avait simplement posé ses lèvres sur les siennes, un baiser silencieux. Elle portait ce regard étrange, celui qu’elle n’avait que pour lui. Le souvenir de ce regard l’avait frappé comme un coup de poing. Il avait cru l’avoir oublié. Il avait cru pouvoir avancer sans lui. Mais ce regard-là, il ne l’oublierait jamais. Ce regard d’un autre temps, d’un autre monde, d’une autre vie.
Il avait tout stoppé. Il avait posé la photo contre la table. Il avait détourné le regard. Mais les souvenirs revenaient comme un tsunami. Chaque instant passé avec elle, chaque discussion, chaque étreinte. Tout avait un sens, tout était lié à cette image. À ce qu’il n’avait pas vu, à ce qu’il avait raté. Un soupir lui échappa. Et puis, il se souvint. Il se souvint de la promesse qu’il lui avait faite, celle qu’il n’avait jamais pu tenir. Il se souvint des mots qu’il lui avait dits, de la rage qui l’avait pris quand il avait vu son départ. Il s’était dit que ce n’était rien, qu’il n’avait pas à l’aimer, qu’il fallait simplement accepter la fin, et il avait tout enterré sous un sourire. Mais à cet instant précis, il savait. Il l’aimait encore. Et il n’avait jamais cessé de l’aimer. C’était comme un poison, comme une vérité qu’il n’avait jamais pu voir, mais qu’il ressentait dans chaque fibre de son être.
Il se leva d’un coup, les mains tremblantes. Il avait l’impression d’être pris dans une boucle, pris dans une réalité qui n’était pas la sienne. Comment avait-il pu passer des années à se mentir, à croire que tout était fini ? Il aurait voulu crier, il aurait voulu courir après elle. Mais il savait que tout ça n’était plus possible. Elle était loin, dans un autre monde, un monde où il n’avait pas sa place.
Il se laissa retomber sur la chaise, la tête entre les mains. La photo, là, devant lui, était comme un miroir. Un miroir d’une vie qu’il n’aurait jamais.
